philosophie

Philosophie

Du point de vue du sens commun, la philosophie est, selon Hegel, le “monde à l’envers”. Aussi ce qu’a de singulier notre point de départ demande-t-il un éclaircissement préalable. Celui-ci se dégage d’une double caractéristique de l’interrogation métaphysique. QQMETA: Le déploiement d’une interrogation métaphysique

Par là est établie dans se traits fondamentaux la thèse énoncée plus haut : le rien est l’origine de la négation et non l’inverse. Si la puissance de l’entendement est ainsi brisée dans le champ des questions portant sur le rien et sur l’être, c’est aussi le destin de la souveraineté de la “logique” à l’intérieur de la philosophie qui, par là même, se décide. L’idée même de la “logique” se dissout dans le tourbillon d’un interrogation plus originelle. QQMETA: La réponse à la question

L’être-là humain ne peut se rapporter à de l’étant que s’il se tient instant dans le rien. Le passage au-delà de l’étant advient dans l’essence de l’être-là. Mais ce passage au-delà est la métaphysique même. D’où découle ceci : la métaphysique appartient à la “nature de l’homme”. Elle n’est ni une branche de la philosophie d’école, ni un champ ouvert à des spéculations sans frein. La métaphysique est l’advenir fondamental dans l’être-là. Elle est l’être-là lui-même. Parce que la vérité de la métaphysique réside en ce fond abyssal, elle a, comme plus proche voisinage, la possibilité qui constamment la guette de l’erreur la plus profonde. C’est pourquoi la rigueur d’aucune science n’atteint le sérieux de la métaphysique. Jamais la philosophie ne saurait être mesurée à l’étalon de l’idée de la science. QQMETA: La réponse à la question

Si la question portant sur le rien qui vient d’être déployée, nous l’avons réellement prise à notre compte, alors ce n’est pas du dehors que nous nous sommes présentés la métaphysique. Nous ne nous sommes pas non plus “transportés” seulement en elle. Nous ne saurions d’ailleurs nous transporter en elle, parce que — dans la mesure où nous existons — nous nous tenons déjà toujours en elle. Physei gár, o phíle, énestí tis philosophía te tou andrós diánoia (Platon, Phèdre, 279 a). Dans la mesure où l’homme existe advient, d’une certaine manière, le philosopher. La philosophie — ce qu’ainsi nous appelons — est la mise en marche de la métaphysique, en laquelle métaphysique la philosophie vient à elle-même et à ses tâches explicites. La philosophie ne se met en marche que par un saut spécifique de l’existence propre dans les possibilités fondamentales de l’être-là dans son ensemble. Décisif est, pour ce saut, de rendre d’abord le champ libre à l’étant dans son ensemble : ensuite, de se laisser gagner au rien, c’est-à-dire de se libérer des idoles que chacun porte en soi et vers lesquelles il a coutume de chercher furtivement refuge ; enfin de laisser s’apaiser les vibrations de ce suspens pour constamment remonter, à travers elles, à la question fondamentale de la métaphysique, qui va droit au rien lui-même : Pourquoi est-il en somme de l’étant et non pas plutôt rien ? QQMETA: La réponse à la question


Dès le début (§1), il a été montré que la question du sens de l’être non seulement n’est pas réglée, non seulement n’est pas posée de façon satisfaisante, mais encore que, malgré tout l’intérêt porté à la « métaphysique », elle est tombée dans l’oubli. L’ontologie grecque et son histoire qui, à travers diverses filiations et déviations, détermine aujourd’hui encore la [22] conceptualité de la philosophie, est la preuve que le Dasein comprend lui-même et l’être en général à partir du « monde », et que l’ontologie ainsi née bute sur la tradition qui la fait sombrer dans l’évidence et la ravale au rang d’un matériau qui n’attendrait plus que d’être retravaillé (ainsi en va-t-il pour Hegel). Cette ontologie grecque déracinée devient au Moyen Âge un capital doctrinal fixe. Mais cette systématique est tout autre chose que l’assemblage de fragments transmis en un édifice : même à l’intérieur des limites d’une reprise dogmatique des conceptions fondamentales des Grecs sur l’être, une telle systématisation n’en inclut pas moins bien des acquisitions encore incomprises. Sous cette empreinte scolastique, c’est encore pour l’essentiel l’ontologie grecque qui, via les Disputationes metaphysicae de Suarez, passe dans la « métaphysique » et la philosophie transcendantale des temps modernes et détermine les fondations et les buts de la Logique de Hegel. Mais comme au cours de cette histoire, ce sont des régions d’être déterminées et privilégiées qui sont prises en vue, et même qui guident primairement la problématique (l’ego cogito de Descartes, le Moi, la raison, l’esprit, la personne), ces régions, conformément à l’omission complète de la question de l’être, demeurent non questionnées quant à l’être et à la structure de leur être. Bien plutôt le fonds catégorial de l’ontologie traditionnelle, au prix des formalisations correspondantes et de restrictions purement négatives, est-il transposé à cet étant, à moins que la dialectique ne soit appelée à l’aide en vue d’une interprétation ontologique de la substantialité du sujet. EtreTemps6

Mais Kant, en reprenant la position ontologique de Descartes, est conduit à une autre omission essentielle : celle d’une ontologie du Dasein. Cette omission, conforme à la tendance la plus propre de Descartes, est décisive. Avec le cogito sum, Descartes prétend procurer à la philosophie un sol nouveau et sûr. Mais ce qu’il laisse indéterminé dans ce commencement « radical », c’est le mode d’être de la res cogitans, plus exactement le sens d’être du « sum ». L’élaboration des fondations ontologiques implicites du cogito sum, voilà donc ce qui marque la seconde étape sur le chemin du retour destructif vers l’histoire de l’ontologie. L’interprétation prouvera non seulement que Descartes devait nécessairement omettre la question de l’être en général, mais encore elle montrera pourquoi il a pu former l’opinion que l’« être-assuré » absolu du cogito le dispensait de s’enquérir du sens d’être de cet étant. EtreTemps6

Avec la question directrice du sens de l’être, la recherche aborde la question fondamentale de la philosophie en général. Or le mode de traitement de cette question est phénoménologique. Du coup, le présent essai ne s’asservit ni à un « point de vue » ni à un « courant », s’il est vrai que la phénoménologie, tant qu’elle se comprend elle-même, n’est et ne saurait devenir aucun des deux. L’expression « phénoménologie » signifie primairement un concept méthodique. Elle ne caractérise pas le quid réal des objets de la recherche philosophique, mais leur comment. Plus un concept méthodique se déploie authentiquement et détermine amplement la figure fondamentale d’une science, et plus originellement il est enraciné dans le débat avec les choses mêmes, plus il s’éloigne de ce que nous appelons un procédé technique, comme il n’en manque pas même dans les disciplines théoriques. EtreTemps7

Chez Platon et Aristote le concept de logos est plurivoque, et il l’est assurément de telle manière que ses significations tendent à s’écarter les unes des autres, sans être positivement réglées par une signification fondamentale. En fait, il ne s’agit ici que d’une apparence, qui ne peut que se maintenir tant que l’interprétation échoue à saisir adéquatement la signification fondamentale en sa teneur primaire. Lorsque nous affirmons que la signification fondamentale de logos est « discours », cette traduction littérale ne peut recevoir sa validité que de la détermination de ce que « discours » veut lui-même dire. L’histoire sémantique ultérieure du mot logos, et avant tout les interprétations aussi arbitraires que nombreuses de la philosophie postérieure ne cessent de recouvrir la signification proprement dite du « discours », qui pourtant est assez manifeste. logos est « traduit », autant dire toujours interprété par raison, jugement, concept, définition, fondement, rapport. Mais comment le « discours » peut-il ainsi se modifier que logos se mette à signifier tout ce qu’on vient d’énumérer, et cela à l’intérieur de l’usage linguistique scientifique ? Même lorsque logos est entendu au sens d’énoncé, mais l’énoncé lui-même au sens de « jugement », alors il est encore tout à fait possible que cette traduction apparemment légitime manque la signification fondamentale, spécialement si le jugement est conçu au sens de quelque « théorie du jugement » contemporaine. logos ne signifie point, et en tous cas point primairement le jugement tant que l’on entend par là une « liaison » ou une « prise de position » (acquiescement – refus). EtreTemps7

L’être, en tant que thème fondamental de la philosophie, n’est pas un genre d’étant, et pourtant il concerne tout étant. Son « universalité » doit être cherchée plus haut. Être et structure d’être excèdent tout étant et toute déterminité [Bestimmtheit] étante possible d’un étant. L’être est le transcendens par excellence. La transcendance de l’être du Dasein est une transcendance insigne, dans la mesure où en elle réside la possibilité et la nécessité de la plus radicale individuation. Toute mise à jour de l’être comme transcendens est connaissance transcendantale. La vérité phénoménologique (ouverture de l’être) est veritas transcendantalis. EtreTemps7

Ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines distinctes juxtaposées à d’autres disciplines philosophiques. Les deux titres caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et son mode de traitement. La philosophie est une ontologie phénoménologique universelle, partant de l’herméneutique du Dasein, laquelle, en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil conducteur de tout questionner philosophique là où il jaillit et là où il re-jaillit. EtreTemps7

Par ailleurs, la tendance bien comprise de toute « philosophie de la vie » scientifique et sérieuse – l’expression a autant de sens que « botanique des plantes » – contient implicitement la tendance à une compréhension de l’être du Dasein. Mais l’on ne peut pas ne pas remarquer, et c’est là un défaut fondamental de cette philosophie, que la « vie » elle-même n’y est point prise comme problème ontologique en tant que mode d’être déterminé. EtreTemps10

La question de la « vie » n’a jamais cessé de tenir en haleine les recherches de W. Dilthey, qui s’efforce de comprendre la connexion structurelle et génétique des « vécus » à partir du tout de cette « vie » dont ils forment le tissu. Toutefois, s’il faut attribuer une pertinence philosophique à sa « psychologie comme science de l’esprit », celle-ci ne consiste pas dans son refus de s’orienter sur des éléments et des atomes psychiques et de morceler la vie de l’âme, mais bien plutôt dans le fait que Dilthey, en tout cela et avant tout, était en chemin vers la question de la « vie ». Naturellement, c’est sur ce point également que se manifestent de la manière la plus nette les limites de sa problématique, et de la conceptualité [47] où il était obligé de l’exprimer. Ces limites, tous les courants du « personnalisme » déterminés par Dilthey et Bergson, toutes les tendances en direction d’une anthropologie philosophique les partagent avec eux. Même l’interprétation phénoménologique de la personnalité, pourtant bien plus radicale et clairvoyante, ne parvient pas à atteindre la dimension de la question de l’être du Dasein. Toutes réserves faites sur leurs différences en ce qui concerne le mode de questionnement et d’exécution, ainsi que l’orientation de la conception du monde, les interprétations de la personnalité par Husserl (NA: Les recherches d’E. Husserl sur la personnalité demeurent inédites. L’orientation fondamentale de la problématique se manifeste déjà dans l’essai « La philosophie comme science rigoureuse », paru dans Logos, I, 1910, notamment p. 319. [Cf. la trad. fr. de Q. Lauer, 1955 (N.d.T.)]. Cette recherche se trouve fort avancée dans la seconde partie des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures (Husserliana, IV) [= trad. E Escoubas, 1982 (N.d.T)], dont la première partie (voir le présent Jahrbuch, t. I, 1913) [= trad. P. Ricoeur, 1950 (N.d.T.)] présente la problématique de la « conscience [Gewissen] pure » considérée comme le sol de la recherche de la constitution de toute réalité. La deuxième partie expose le détail des analyses constitutives et traite, en trois sections : 1. la constitution de la nature matérielle, 2. la constitution de la nature animale et 3. la constitution du monde spirituel (marquant l’opposition de l’attitude personnaliste à l’attitude naturaliste). Husserl commence ainsi son exposé : « Dilthey a certes saisi les problèmes déterminants, les orientations du travail à faire, mais il n’est encore parvenu ni aux formulations décisives du problème, ni aux solutions méthodologiquement correctes ». Depuis cette première élaboration, Husserl a encore approfondi ces problèmes, et communiqué dans ses cours de Fribourg certaines parties essentielles de ses recherches. [Rappelons que Ideen II était encore inédit en 1927 – ce que précise d’ailleurs la présente note dans la 1ère édition de S.u.Z. : « La seconde partie, inédite » – et ne verra le jour comme t. IV des Husserliana qu’en 1952, par les soins de M. Biemel. (N.d.T.)]) et Scheler s’accordent négativement en ceci que l’une et l’autre ne posent plus la question de l’« être-personne » lui-même. Nous choisissons comme exemple l’interprétation de Scheler, non seulement parce qu’elle est littérairement accessible (NA: Cf. le présent Jahrbuch, t. I-2 , 1913 et t. II 1916, notamment p. 242 sq. [Heidegger cite ici Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs. Cf. le Handbuch, p. 481-482, et la trad. fr. de M. de Gandillac, 1955 (N.d.T.)] ), mais parce que Scheler accentue expressément l’être-personne en tant que tel et cherche à le déterminer en dissociant l’être spécifique des actes de toute réalité « psychique ». La personne, selon Scheler, ne peut être pensée en aucun cas comme une chose ou une substance, elle « est bien plutôt l’unité immédiatement co-vécue du “vivre” – non pas une chose simplement pensée derrière et hors de ce qui est immédiatement vécu » (NA: Id., t. II, p. 243.). La personne n’est pas un être substantiel chosique. En outre, l’être de la personne ne peut s’épuiser à être le sujet d’actes rationnels réglés par une certaine légalité. EtreTemps10

La personne n’est pas une chose, n’est pas une substance, n’est pas un objet. On [48] souligne ainsi ce que Husserl [NA: Cf. dans Logos, I, loc. Cit.] suggère, lorsqu’il exige pour l’unité de la personne une constitution essentiellement autre que pour les choses naturelles. Ce que Scheler dit de la personne, il le formule également à propos des actes : « Mais jamais un acte n’est aussi objet ; car il appartient à l’essence de l’être des actes de n’être vécus que dans l’accomplissement lui-même et d’être donnés [seulement] dans la réflexion » [NA: M. SCHELER, op. cit., p. 246]. Les actes sont quelque chose de non-psychique. Il appartient à l’essence de la personne de n’exister que dans l’accomplissement des actes intentionnels, elle n’est donc essentiellement pas un objet. Toute objectivation psychique, donc toute saisie des actes comme quelque chose de psychique, est identique à une dépersonnalisation. La personne est toujours donnée comme ce qui accomplit des actes intentionnels qui sont liés par l’unité d’un sens. L’être psychique n’a donc rien à voir avec l’être-personne. Les actes sont accomplis, la personne est ce qui les accomplit. Mais quel est le sens ontologique de cet « accomplir », comment doit-on déterminer dans un sens ontologique positif le mode d’être de la personne ? En fait, l’interrogation critique ne peut en rester là. Car ce qui est en question, c’est l’être de l’homme tout entier, tel qu’on a coutume de le saisir comme unité à la fois corporelle, psychique et spirituelle. Le corps, l’âme, l’esprit, ces termes peuvent à nouveau désigner des domaines phénoménaux que l’on peut prendre pour thèmes séparés de recherches déterminées ; dans certaines limites, l’indétermination ontologique de ces domaines peut rester sans importance. Cependant, dans la question de l’être de l’homme, il est exclu d’obtenir celui-ci par la simple sommation des modes d’être – qui plus est encore en attente de détermination – du corps, de l’âme et de l’esprit. Même une tentative qui voudrait suivre une telle voie ontologique ne pourrait s’empêcher de présupposer une idée de l’être du tout. Ce qui cependant défigure et fourvoie la question fondamentale de l’être du Dasein, c’est l’orientation persistante sur l’anthropologie antico-chrétienne, dont même le personnalisme et la philosophie de la vie manquent d’apercevoir combien les fondements ontologiques en sont insuffisants. Cette anthropologie traditionnelle inclut : 1. La définition de l’homme : zoon logon echon interprétée comme : animal rationale, être vivant raisonnable. Mais le mode d’être du zoon est ici entendu au sens de l’être-sous-la-main et de la survenance. Quant au logos, il constitue un équipement de dignité supérieure, mais le mode d’être en demeure tout aussi obscur que celui de l’étant ainsi composé. 2. L’autre fil conducteur pour la détermination de l’être et de l’essence de l’homme est théologique : kai eipen ho theos : poesomen anthropon kat’ eikona hemeteran kai kath’ homoiosin [49], « faciamus hominem ad imaginem nostram et similitudinem » [NA: Genèse, I, 26.]. C’est à partir de ce texte que l’anthropologie théologique chrétienne, reprenant en même temps à son compte la définition antique, élabore une interprétation de l’étant que nous appelons homme. Mais tout comme l’être de Dieu, de même, c’est avec les moyens de l’ontologie antique que l’être de l’ens finitum est interprété ontologiquement. Au cours des temps modernes, la définition chrétienne a été déthéologisée. Cependant l’idée de la « transcendance », selon laquelle l’homme est quelque chose qui tend à se dépasser soi-même, jette ses racines dans la dogmatique chrétienne, dont nul ne dira qu’elle se soit jamais fait un problème ontologique de l’être de l’homme. Cette idée de transcendance, d’après laquelle l’homme est plus qu’un être intelligent, a exercé son influence à travers diverses métamorphoses. On peut en illustrer la provenance par les citations suivantes : « His praeclaris dotibus excelluit prima hominis conditio, ut ratio, intelligentia, prudentia, judicium non modo ad terrenae vitae gubernationem suppeterent, sed quibus transcenderet usque ad Deum et aeternam felicitatem » [NA: CALVIN, Institutio, I, 15, §8 [EtreTemps8].; (NT: Cf. le Handbuch, p 457-458. « Par ces dons admirables, le premier état de l’homme fut rendu si excellent que sa raison, son intelligence, sa prudence, son jugement ne s’appliquaient point seulement à la conduite de la vie terrestre, mais encore l’élevaient jusqu’à Dieu et à la félicité éternelle. »)]. « Denn dass der Mensch sin ufsehen hat uf Gott und sin wort, zeigt er klarlich an, dass er nach siner natur etwas Gott näher anerborn, etwas mee nachschlägt, etwas zuzugs zu jm hat, das alles on zwyfel darus flüsst, dass er nach der bildnus Gottes geschaffen ist » [NA: ZWINGLI, Von der Klarheit des Wortes Gottes, dans Deusche Schriften, t. I, p. 56.; (NA: Cf., sur cette référence, le Handbuch, p. 488-490. BW traduisaient ainsi la citation : « Mais par cela que l’homme regarde vers le haut, vers Dieu et son Verbe, il manifeste clairement qu’il est par sa nature né fort proche de Dieu, qu’il lui ressemble, qu’il a quelque rapport à lui, toutes choses qui sans doute viennent de ceci qu’il a été créé à l’image de Dieu. »)]. EtreTemps10

En soulignant l’absence de toute réponse univoque et assez fondée ontologiquement à la question du mode d’être de l’étant que nous sommes nous-mêmes du côté de l’anthropologie, de la psychologie et de la biologie, nous ne portons aucun jugement sur le travail positif de ces disciplines. D’autre part, il faut constamment se rappeler qu’il n’est pas question d’induire après coup et hypothétiquement ces fondements ontologiques absents à partir du matériel empirique de ces disciplines, puisque au contraire ces fondements sont toujours déjà là dès l’instant que du matériel empirique est seulement rassemblé. Que la recherche positive n’aperçoive point ces fondements et les prenne pour allant de soi, cela ne prouve nullement qu’ils ne sont pas à la base de cette recherche, et qu’ils ne posent problème dans un sens bien plus radical que ne peut l’être une thèse de la science positive [NA: Néanmoins, l’ouverture d’un a priori n’est pas construction « apriorique ». Grâce à E. Husserl, nous avons réappris non seulement à comprendre le sens de toute « empirie » philosophique authentique, mais encore à manier l’outil [Zeug] nécessaire pour y trouver accès. L’« apriorisme » est la méthode de toute philosophie scientifique qui se comprend elle-même. Comme il n’a rien à voir avec une construction, la recherche de l’a priori requiert la préparation convenable du sol phénoménal. L’horizon prochain qui doit nécessairement être préparé pour l’analytique du Dasein consiste dans sa quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre.]. EtreTemps10

Jusqu’ici cependant, c’est l’ethnologie qui met à notre disposition la connaissance des primitifs. Or il se trouve que l’ethnologie, dès qu’elle entreprend d’« enregistrer » son matériel, de le trier et de l’élaborer, se meut dans des préconceptions et des interprétations du Dasein humain comme tel, et il n’est nullement assuré que la psychologie quotidienne [alltäglich], voire la psychologie et la sociologie scientifiques que l’ethnologue met à contribution, offrent la garantie scientifique d’une possibilité d’accès, d’une interprétation et d’une présentation adéquates des phénomènes à explorer. Nous retrouvons ici la même situation que dans le cas des disciplines précédemment citées. L’ethnologie présuppose déjà une analytique suffisante du Dasein comme fil conducteur. Mais comme les sciences positives ne « peuvent » ni ne doivent attendre que se soit achevé le travail ontologique de la philosophie, la poursuite de la recherche s’accomplira non pas comme un « progrès », mais comme une répétition et une purification ontologiquement plus clairvoyante de ce qui aura été ontiquement découvert [NA: Récemment, E. Cassirer a fait du Dasein mythique le thème d’une interprétation philosophique : v. Philosophie des formes symboliques, t. II, La pensée mythique, 1925 [trad. fr. de J. Lacoste, 1972 (N.d.T.)]. Cette recherche de Cassirer met à la disposition de l’ethnologie des fils conducteurs plus riches. Néanmoins, du point de vue de la problématique philosophique, la question reste ouverte de savoir si les fondations mêmes de l’interprétation sont suffisamment transparentes, et, notamment si l’architectonique de la Critique de la raison pure de Kant et en général sa teneur systématique peuvent offrir son plan à une telle entreprise, ou, au contraire, s’il n’est pas ici un besoin d’un amorçage nouveau. Du reste, C. aperçoit lui-même la possibilité d’une telle tâche, ainsi que le montre sa note, p. 16 sq., où il envoie aux horizons phénoménologiques ouverts par Husserl. Au cours d’une conversation que l’auteur de ce livre eut avec Cassirer à l’occasion d’une conférence faite à la section hambourgeoise de la Kantgesellschaft sur « Les tâches et les voies de la recherche phénoménologique », l’accord se fit sur la nécessité d une analytique existentiale, dont cette conférence présentait l’esquisse.]. EtreTemps11

[52] Si facile qu’il soit de délimiter formellement la problématique ontologique par rapport à la recherche ontique, l’exécution, et avant tout le point de départ d’une analytique existentiale du Dasein ne vont pas sans difficultés. En effet, sa tâche inclut une exigence qui tourmente depuis longtemps la philosophie, sans qu’elle soit pourtant jamais parvenue à la satisfaire : l’élaboration de l’idée d’un « concept naturel du monde ». La richesse aujourd’hui disponible des connaissances concernant les cultures et les formes du Dasein les plus diverses et les plus éloignées paraît favorable à la réussite d’une telle entreprise. Pourtant, ce n’est là qu’une apparence, et cette abondance de connaissances risque en réalité de nous induire à méconnaître le véritable problème. De lui-même, un comparatisme ou un typologisme syncrétique ne peut prétendre apporter une authentique connaissance d’essence ; pas davantage qu’il ne suffit de maîtriser le divers en le classifiant pour acquérir une compréhension effective du matériel ainsi mis en ordre. Le vrai principe de l’ordre a sa teneur philosophique propre que la pratique ordonnatrice, bien loin de l’avoir découvert, a toujours déjà présupposée. Ainsi, pour mettre en ordre des conceptions du monde, est-il besoin de l’idée explicite du monde en général. Et s’il est vrai que le « monde » est lui-même un constituant du Dasein, alors l’élaboration conceptuelle du phénomène du monde exige un aperçu dans les structures fondamentales du Dasein. EtreTemps11

Au sein de la problématique de cette recherche, il n’est pas possible d’interpréter les divers modes de l’affection et les connexions de dérivation qui les relient. Sous le titre d’affects et de sentiments, ces phénomènes sont depuis longtemps bien connus ontiquement, et ils ont toujours déjà été pris en considération par la philosophie. Ce n’est point un hasard si la première interprétation traditionnelle systématique des affects ne s’est pas déployée dans le cadre de la « psychologie ». Aristote étudie les pathe au livre II de sa Rhétorique. Celle-ci doit être envisagée – à l’encontre de l’orientation traditionnelle du concept de rhétorique sur l’idée de « discipline scolaire » – comme la première herméneutique systématique de la quotidienneté [Alltäglichkeit] de l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein]. La publicité, en tant que mode d’être du On (cf. §27 [EtreTemps27]), n’a pas seulement en général son être-intoné, mais elle a besoin de tonalité et s’y met [NT: L’expression Stimmung machen, veut dire littéralement « mettre de l’ambiance ». La publicité produit la tonalité en s’y mettant.] elle-même. C’est en s’engageant dans la tonalité et à partir d’elle que l’orateur parle. Il a besoin de la compréhension des possibilités de la tonalité afin de l’éveiller et de l’infléchir [139] comme il faut. EtreTemps29

On connaît le développement ultérieur de l’interprétation des affects dans le stoïcisme, ainsi que la manière dont la philosophie patristique et scolastique l’a transmise aux temps modernes. On omet seulement de remarquer que l’interprétation ontologique fondamentale de l’affectif en général n’a pratiquement pas réussi à accomplir de progrès notable depuis Aristote. Au contraire : les affects et les sentiments sont intégrés à la catégorie des phénomènes psychiques, dont ils forment le plus souvent la troisième classe après le représenter et le vouloir. Ils sombrent au rang de phénomènes d’accompagnement. EtreTemps29

L’expression « vue » doit naturellement être préservée d’un contresens. Elle caractérise [147] l’être-éclairci comme quoi nous avions caractérisé l’ouverture du Là. Non seulement ce « voir » ne désigne pas la perception par les yeux du corps, mais encore il n’a rien à voir avec le pur accueil non-sensible d’un sous-la-main en son être-sous-la-main. Seule importe à la signification existentiale de la vue cette propriété spécifique du voir : il laisse faire encontre [begegnen] en lui-même à découvert l’étant qui lui est accessible. Ce que fait évidemment chaque « sens » à l’intérieur de son domaine natif de découverte. D’ailleurs, la tradition de la philosophie, depuis son début, est primairement orientée sur le « voir » comme mode d’accès à l’étant et à l’être. Afin de maintenir la connexion avec elle, on peut formaliser les concepts de vue et de voir de manière à les prendre comme des termes universels caractérisant tout accès – en tant qu’accès en général – à l’étant et à l’être. EtreTemps31

En fin de compte, la recherche philosophique doit se résoudre à demander une bonne fois quel mode d’être échoit à la parole. Est-elle un outil [Zeug] à-portée-de-la-main à l’intérieur du monde, ou bien a-t-elle le mode d’être du Dasein – ou ni l’un, ni l’autre ? Quelle modalité l’être de la langue a-t-il pour que celle-ci puisse être « morte » ? Qu’est-ce que cela signifie ontologiquement que la croissance et la décomposition d’une langue ? Nous possédons une science de la langue, et pourtant l’être de l’étant qu’elle prend pour thème reste obscur ; plus encore : l’horizon d’un questionnement possible à son sujet est voilé. Est-ce l’effet du hasard si les significations, de prime abord et le plus souvent, sont « mondaines », si elles sont pré-dessinées par la significativité [Bedeutsamkeit] du monde, et même souvent plus spécialement « spatiales », ou bien ce « fait » possède-t-il, et pourquoi, une nécessité ontologico-existentiale ? La recherche philosophique devra ici renoncer à une « philosophie du langage » pour s’enquérir des « choses mêmes », et se mettre ainsi dans l’état d’une problématique conceptuellement clarifiée. EtreTemps34

Ce qui est exigé en premier lieu, c’est de rendre visible sur des phénomènes déterminés l’ouverture du On, c’est-à-dire le mode quotidien [alltäglich] d’être du parler, de la vue et de l’explicitation. Par rapport à ces phénomènes, il ne sera peut-être pas superflu d’observer que leur interprétation a une intention purement ontologique, et qu’elle se tient à cent lieues d’une critique moralisante du Dasein quotidien [alltäglich], ainsi que de toute entreprise de « philosophie de la culture ». EtreTemps34

Or la constitution fondamentale de la vue se manifeste dans une tendance d’être spécifique de la quotidienneté [Alltäglichkeit] au « voir ». Cette tendance, nous la désignons par le terme de curiosité qui, de manière significative, n’est pas restreint au voir et exprime la tendance à un laisser-faire-encontre accueillant spécifique du monde. Nous interprétons ce phénomène dans une visée ontologico-existentiale fondamentale, c’est-à-dire sans adopter la perspective étroite du connaître, qui, ce qui n’a rien de fortuit, est conçu très tôt dans la philosophie grecque à partir du « désir de voir ». L’essai qui, dans la collection des traités d’ontologie d’Aristote, vient en tête, commence par cette phrase : pantes anthropoi tou eidenai oregontai phusei [NA: Met., A 1, 980 a 21.] [171] : « Dans l’être de l’homme, il y a essentiellement le souci du voir ». Et cette phrase introduit une recherche qui tente de mettre à découvert l’origine de l’investigation scientifique de l’étant et de son être à partir du mode d’être cité du Dasein. Cette interprétation grecque de la genèse existentiale de la science n’est point due au hasard. Ce qui accède en elle à la compréhension explicite, c’est ce qui était pré-dessiné dans la proposition de Parménide : to gar auto noein estin te kai einai : l’être est ce qui se montre dans l’accueil intuitif pur, et seul un tel voir découvre l’être. La vérité originaire et authentique réside dans l’intuition pure. Cette thèse demeurera par la suite le fondement de la philosophie occidentale. La dialectique hegélienne y trouve son motif, et elle n’est possible que sur sa base. EtreTemps36

L’enchevêtrement des questions, la confusion de ce qui doit être prouvé avec ce qui est prouvé en effet et avec ce qui doit servir à le prouver se manifestent avec éclat dans la « réfutation de l’idéalisme » par Kant [NA: Cf. Kritik der reinen Vernunft, B 274 sq., ainsi que les compléments et améliorations apportés par la préface à cette seconde édition, B XXXIX, note ; et encore le chapitre « Des paralogismes de la raison pure », B 399 sq., surtout B 412.]. Kant considère comme un « scandale de la philosophie et de la raison humaine universelle » [NA: Id., préface, note citée.] que fasse encore et toujours défaut une preuve de l’« existence des choses hors de nous » qui soit assez contraignante pour avoir raison de tout scepticisme. Il propose lui-même une telle preuve, qu’il présente comme une démonstration du théorème suivant : « La simple conscience [Gewissen], mais empiriquement déterminée de mon existence (Daseins) propre prouve l’existence des objets dans l’espace hors de moi » [NA: Id., B 275.]. EtreTemps43

Le « scandale de la philosophie » ne consiste pas en ce que cette preuve se fait encore désirer, mais en ce que de telles preuves sont encore et toujours attendues et tentées. De telles attentes, visées et exigences proviennent d’une position ontologiquement non-satisfaisante de ce vis-à-vis de quoi l’on doit montrer qu’un « monde » sous-la-main est indépendant et « extérieur ». Ce ne sont pas les preuves qui sont insuffisantes, c’est le mode d’être de l’étant qui formule et qui réclame ces preuves qui est sous-déterminé. Par suite, l’illusion peut naître qu’en montrant le nécessaire être-ensemble-sous-la-main de deux sous-la-main, l’on établirait, ou même l’on pourrait établir quelque chose sur le Dasein en tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Mais le Dasein bien compris répugne à de telles preuves, parce qu’il est à chaque fois déjà en son être ce dont des preuves apportées après-coup tiennent la démonstration pour nécessaire. EtreTemps43

De tous temps, la philosophie a rapproché vérité et être. La première découverte de l’être de l’étant chez Parménide « identifie » l’être avec la compréhension ac-cueillante de l’être : to gar auto noein estin te kai einai (NA: Fragment 5, Diels [= 3, Diels-Kranz].]. Dans son esquisse de l’histoire de la découverte des archai [NA: Met., A.], Aristote souligne que c’est guidés par « les choses mêmes » que les [213] philosophes antérieurs à lui furent contraints de questionner plus avant : auto to pragma hodopoiesen autois kai sunenagkase zetein [NA: Id., 984 a 18 sq.]. Il caractérise encore ce même fait par ces mots : anagkazomenos d’akolouthei tois phainomenois [NA: Id., 986 b 31]; il (Parménide) fut contraint de suivre ce qui se montrait en lui-même. Dans un autre passage, nous lisons : hup’ autes tes aletheias anagkazomenoi [NA: Id., 984 b 10.], c’est contraints par la « vérité » elle-même qu’ils menèrent la recherche. Cette recherche, Aristote la caractérise comme philosophein peri tes aletheias [NA: Id., 983 b 2 ; cf. 988 a 20.], « philosopher » sur la « vérité », ou encore apophainesthia peri tes aletheias [NA: Id., ? 1, 993 b 17.], comme un faire-voir qui met en lumière eu égard à et dans l’orbe de la « vérité ». La philosophie elle-même est déterminée comme episteme tis tes aletheias [NA: Id., 993 b 20.], une science de la « vérité ». Mais en même temps, elle est caractérisée comme une episteme, he theorei to on he on [NA: Id., . 1, 1003 a 21.], une science qui considère l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire eu égard à son être. EtreTemps44

Être-vrai (vérité) veut dire être-découvrant. Mais n’est-ce pas là une définition suprêmement arbitraire de la vérité ? Et même si des déterminations conceptuelles aussi violentes peuvent permettre de mettre l’idée d’accord hors circuit du concept de la vérité, ce gain douteux n’est-il pas payé du prix d’une annulation de la « bonne » vieille tradition ? Réponse : notre définition apparemment arbitraire ne contient que l’interprétation nécessaire de ce que la plus ancienne tradition de la philosophie antique a originairement pressenti, et même préphénoménologiquement compris. L’être-vrai du logos comme apophansis est l’aletheuein selon la guise de l’apophainesthai : faire voir, en le dégageant de son retrait, l’étant en son hors-retrait [Unverborgenheit] (être-découvert). L’aletheia, qui est identifiée par Aristote, d’après les textes cités plus haut, avec le pragma, les phainomena signifie les « choses mêmes » , ce qui se montre, l’étant dans le comment de son être-découvert. Est-ce d’autre part un hasard si, dans l’un des fragments d’Héraclite [NA: Fragment 1, Diels [= 1, Diels-Kanz].], qui constituent les témoignages doctrinaux les plus anciens de la philosophie qui traitent expressément du logos, perce le phénomène de la vérité au sens d’être-découvert (hors-retrait [Unverborgenheit]) que nous venons de dégager ? Au logos et à celui qui le dit et le comprend, sont opposés les hommes sans entente. Le logos est phrazon hokos echei, il dit comment l’étant se comporte. Aux hommes sans entente, au contraire, échappe (lanthanei), demeure retiré ce qu’ils font : epilanthanontai, ils oublient, autrement dit cela sombre à nouveau pour eux dans le retrait. Ainsi, au logos, appartient le hors-retrait [Unverborgenheit], aletheia. La traduction par le mot « vérité », pour ne rien dire des déterminations conceptuelles théoriques de cette expression, recouvre le sens de ce que les Grecs placèrent « tout naturellement » en fait de précompréhension préphilosophique à la base de l’usage terminologique d’aletheia. EtreTemps44

[220] L’invocation de tels témoignages doit se garder d’une mystique intempérante des mots ; néanmoins, c’est en fin de compte le travail de la philosophie que d’empêcher que la force des mots les plus élémentaires où le Dasein s’exprime ne soit rabattue par le sens commun sur une incompréhensibilité qui, de son côté, fonctionne comme source des faux problèmes. EtreTemps44

Ainsi donc, dans le traitement de la question de l’être de la vérité et de la nécessité de sa présupposition comme dans celui de la question de l’essence de la question, un « sujet idéal » est en général posé. Le motif, explicite ou non, s’en trouve dans l’exigence légitime – à condition cependant d’être ontologiquement légitimée – que la philosophie ait pour thème l’« a priori » et non pas des « faits empiriques » en tant que tels. Et pourtant, la position d’un « sujet idéal » satisfait-elle à cette exigence ? Ne s’agit-il pas d’un sujet fantastiquement idéalisé ? Avec le concept d’un tel sujet, l’a priori du seul sujet « factuel », à savoir le Dasein, n’est-il pas manqué ? Est-ce qu’à l’a priori du sujet factice, c’est-à-dire à la facticité du Dasein n’appartient pas la déterminité [Bestimmtheit] d’être cooriginairement dans la vérité et la non-vérité ? EtreTemps44

La recherche exposée dans la présente section parcourra donc les étapes suivantes l’être-tout possible du Dasein et l’être pour la mort (chapitre I) ; l’attestation par le Dasein d’un pouvoir-être authentique et la résolution (chapitre II) ; le pouvoir-être-tout authentique du Dasein et la temporalité comme sens ontologique du souci (chapitre III) ; temporalité et quotidienneté [Alltäglichkeit] (chapitre IV) ; temporalité et historialité (chapitre V) ; la temporalité et l’intratemporalité comme origine du concept vulgaire du temps (chapitre VI) (NA: Au XIXème siècle, S. Kierkegaard s’est emparé expressément du problème de l’existence comme problème existentiel, et il l’a médité de façon pénétrante. Néanmoins, la problématique existentiale lui est si étrangère qu’il se tient, du point de vue ontologique, entièrement dans la mouvance de Hegel et de la philosophie antique telle que dévoilée par lui. Par suite, il y a plus à apprendre philosophiquement de ses écrits « édifiants » que de ses écrits théoriques – exception faite pour son essai sur Le concept d’angoisse.). EtreTemps45

Et pourtant, dira-t-on, l’interprétation ontologique de l’existence du Dasein que nous venons de conduire ne repose-t-elle point sur une conception ontique déterminée de l’existence authentique, sur un idéal factice du Dasein ? Réponse : effectivement. Seulement, ce fait n’attend pas simplement que nous le reconnaissions et en fassions l’aveu sous la contrainte : il doit être conçu en sa nécessité positive à partir de l’objet thématique de la recherche. La philosophie ne contestera jamais ses « présupposés », mais jamais non plus elle n’aura le droit de se borner à les reconnaître. Les présuppositions, elle les porte au concept, et, du même coup, à un déploiement plus radical ce pour quoi elles sont présuppositions. Et cette fonction, c’est celle que s’assigne la méditation méthodique qui est maintenant requise. EtreTemps62

Double est l’apport positif de l’analyse kantienne : d’une part, Kant aperçoit bien l’impossibilité de reconduire ontiquement le Moi à une substance ; d’autre part, il maintient le [320] Je comme « Je pense ». Néanmoins, il saisit à nouveau ce Je comme sujet, donc dans un sens ontologiquement inadéquat. Car le concept ontologique de substance ne caractérise point l’ipséité du Moi en tant que Soi-même, mais l’identité et la constance d’un étant toujours déjà sous-la-main. Déterminer ontologiquement le Je comme sujet, cela veut dire le poser comme un toujours déjà sous-la-main. L’être du Je est compris comme réalité de la res cogitans [NA: Que Kant, au fond, ait persisté à saisir le caractère ontologique du Soi-même de la personne dans l’horizon de l’ontologie inadéquate du sous-la-main intramondain, en tant que « substantiel », c’est ce qui devient plus clair à la lumière du matériel élaboré par H. HEIMSOETH dans son essai « Persönlichkeitsbewusstsein und Ding an sich in der Kantischen Philosophie » [« Conscience de la personnalité et chose en soi dans la philosophie kantienne »] dans le collectif I. Kant, pour le bicentenaire de sa naissance, 1924. La tendance de cet essai dépasse le simple exposé historique et vise le problème « catégorial » de la personnalité. L’auteur dit : « Encore et toujours, on ne prend pas suffisamment garde à l’étroite collaboration, pratiquée et planifiée par Kant, entre raisons théorique et pratique ; on manque d’apercevoir qu’ici, les catégories (par opposition à ce qui se produit avec leur remplissement naturaliste dans les « Principes »), tout en maintenant expressément leur validité, doivent trouver une application nouvelle dégagée du rationalisme naturaliste (la substance, par exemple est « personne » et durée immortelle personnelle, la causalité est « causalité par liberté », l’action réciproque se produit dans « la communauté des êtres raisonnables », etc.). Si elles servent alors à un nouvel accès à l’inconditionné c’est en tant que moyens intellectuels de fixation et sans pour autant vouloir apporter une connaissance rationalisante d’objets » (p. 31 sq.) – Ici, cependant, Heimsoeth passe par dessus le problème ontologique authentique, dans la mesure où l’on ne peut pas ne pas se poser la question suivante : est-ce que ces « catégories », tout en pouvant conserver leur validité originaire, n’ont besoin que d’être autrement employées, ou bien est-ce qu’elles ne pervertissent pas fondamentalement la problématique ontologique du Dasein ? En effet, même dans l’hypothèse où la raison théorique se trouve insérée dans la raison pratique, le problème ontologico-existential du Soi-même demeure non seulement irrésolu, mais encore non posé. Sur quel sol ontologique la « collaboration » entre raisons théorique et pratique doit-elle donc s’accomplir ? Est-ce le comportement théorique qui détermine le mode d’être de la personne ? Ou le comportement pratique ? Ou aucun des deux ? Ou alors, quoi ? Et les paralogismes, en dépit de leur signification fondamentale, ne manifestent-ils pas l’absence de sol ontologique de la problématique du Soi-même depuis la res cogitans de Descartes jusqu’au concept hegélien de l’esprit ? Il n’est à vrai dire nul besoin de penser de manière « naturaliste » ou « rationaliste » pour se tenir dans une sujétion seulement plus fatale – parce qu’allant apparemment de soi – vis-à-vis de l’ontologie du « substantiel ». – En complément essentiel de l’essai cité, v., du même auteur, l’article « Die metaphysischen Motive in der Ausbildung des kritischen Idealismus » [« Les motifs métaphysiques dans la formation de l’idéalisme critique »], dans Kantstudien, XXXIX, 1924, p. 121 sq., et aussi, pour une critique du concept kantien du Moi, M. SCHELER, Le formalisme (op. cit.), p. 246 sq., sur la « personne » et le « Moi » de l’aperception transcendantale.]. EtreTemps64

On fera valoir que tout maniement, en science, ne se trouve jamais qu’au service de la considération pure, de la découverte et de l’ouverture investigatrices des « choses mêmes ». Le « voir », au sens le plus large du terme, règle tous les « dispositifs » et garde la primauté. « De quelque manière et par quelques moyens qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, celle par laquelle elle s’y rapporte immédiatement, et à laquelle tend toute pensée en tant que moyen (nous soulignons) est l’intuition » [NA: KANT, Kr. der reinen Vernunft, B 33.]. L’idée d’intuitus guide toute interprétation de la connaissance depuis les débuts de la philosophie grecque jusqu’à nos jours, que cet intuitus soit facticement atteignable ou non. Conformément à la primauté du « voir », la mise en lumière de la genèse existentiale de la science devra prendre son point de départ dans une caractérisation de la circon-spection qui guide la préoccupation [Besorgen] « pratique ». EtreTemps69

L’interprétation existentiale de l’historialité du Dasein ne cesse, insensiblement, de s’enfoncer dans l’ombre. De telles obscurités peuvent d’autant moins être éliminées que les dimensions possibles d’un questionner authentique ne sont elles-mêmes déjà pas débrouillées, et que, en elles, c’est l’énigme de l’être et (comme il est maintenant devenu clair) du mouvement qui est à l’oeuvre. Néanmoins, un projet de la genèse ontologique de l’histoire comme science à partir de l’historialité du Dasein peut être risqué. Il servira de préparation à la clarification – que nous aurons à accomplir dans la suite – de la tâche d’une destruction historique de l’histoire de la philosophie [NA: Cf. supra, §6, p. [19] sq.]. EtreTemps75

L’image de Dilthey encore aujourd’hui la plus répandue est celle-ci : il serait un subtil [398] exégète de l’histoire de l’esprit, et notamment de l’histoire de la littérature, qui, « en plus », aurait consacré ses efforts à délimiter les sciences de la nature et les sciences de l’esprit, mais, pour avoir alors assigné à l’histoire de ces sciences, et aussi bien à la « psychologie », un rôle privilégié, aurait noyé le tout dans une « philosophie de la vie » relativiste. Cette silhouette peut certes apparaître « exacte » à une observation superficielle. La « substance », pourtant, lui échappe. Elle recouvre plutôt qu’elle ne dévoile. EtreTemps77

Son clair aperçu du caractère fondamental de l’histoire, la « virtualité », Yorck le doit à sa connaissance du caractère d’être du Dasein humain lui-même, il ne l’obtient point en examinant en théoricien de la science l’objet de la considération historique : « Que l’ensemble du donné psycho-physique ne soit pas [être = être-sous-la-main de la nature, N.d.A.] mais vive, voilà le point germinal de l’historialité. Et une auto-méditation orientée non pas sur un Moi abstrait, mais sur la plénitude de mon Soi-même me découvrira historiquement déterminé tout comme la physique me connaît cosmiquement déterminé. Comme je suis nature, je suis histoire… » (p. 71). Et Yorck, qui a scruté toutes les « déterminations » inauthentiques « de rapports » et tous les relativismes « privés de sol » n’hésite pas à tirer de son aperçu dans l’historialité du Dasein la conséquence [Abfolge] ultime : « Mais d’un autre côté, étant donnée l’historialité interne de la conscience [Gewissen] de soi, une systématique coupée de la science historique [402] est méthodiquement inadéquate. De même que la physiologie ne peut faire abstraction de la physique, de même la philosophie – spécialement si elle est critique – ne peut faire abstraction de l’historialité… Le comportement personnel et l’historialité sont comme la respiration et le bol d’air, et, cela paraîtrait-il à quelque degré paradoxal, la non-historialisation du philosopher m’apparaît, au point de vue méthodique, comme un résidu métaphysique » (p. 69). « C’est parce que philosopher, c’est vivre, c’est pour cette raison – ne vous effrayez pas – qu’il y a à mon avis une philosophie de l’histoire – qui pourrait l’écrire ! -, non certes au sens où on l’a jusqu’à maintenant envisagée et tentée – ce contre quoi vous vous êtes irréfutablement déclaré. Le questionnement jusqu’ici de mise était faux, et même impossible, mais il n’est pas le seul. C’est pourquoi, en outre, il n’est pas de philosopher réel qui ne soit historique. La séparation entre philosophie systématique et exposition historique est essentiellement incorrecte » (p. 251). « Du reste, le pouvoir-devenir-pratique est le fondement juridique authentique de toute science. Mais la praxis mathématique n’est pas la seule. La visée pratique de notre point de vue est la visée pédagogique, au sens le plus large et profond du mot. Elle est l’âme de toute vraie philosophie et la vérité de Platon et d’Aristote » (p. 42 sq.). « Vous savez ce que je pense de la possibilité d’une éthique comme science. Néanmoins, il est toujours possible de faire mieux. À qui, en vérité, de tels livres s’adressent-ils ? Ce sont des registres sur des registres ! Seule chose à remarquer : la tendance de la physique à aller en direction de l’éthique » (p. 73). « Si l’on comprend la philosophie comme une manifestation de la vie, et non comme l’expectoration d’une pensée sans sol, apparaissant privée de sol parce que le regard est détourné du sol de la conscience [Gewissen], alors la tâche est simple dans son résultat, si compliqué et pénible qu’en soit l’obtention. La liberté à l’égard des préjugés est la présupposition, et celle-ci, déjà, n’est pas facile à conquérir » (p. 250). EtreTemps77

L’« intérêt de comprendre l’historialité » se confronte donc à la tâche d’une élaboration de la « différence générique entre ontique et historique ». Ainsi le but fondamental de la « philosophie de la vie » se trouve-t-il fixé. Néanmoins, le questionnement a besoin d’une radicalisation fondamentale. Car comment l’historialité pourrait-elle être philosophiquement saisie et « catégorialement » conçue dans sa différence avec l’ontique sinon en portant l’« ontique » aussi bien que l’« historique » à une unité plus originaire de comparabilité et de différenciabilité possible ? Or cela suppose d’apercevoir trois choses : 1. la question de l’historialité est une question ontologique s’enquérant de la constitution d’être de l’étant qui est historialement ; 2. la question de l’ontique est la question ontologique de la constitution d’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], du sous-la-main au sens le plus large ; 3. l’ontique est seulement un domaine de l’étant. L’idée de l’être embrasse l’« ontique » et l’« historique ». C’est elle qui doit se laisser « génériquement différencier ». EtreTemps77

L’histoire, qui est essentiellement histoire de l’esprit, se déroule « dans le temps ». Donc, « le développement de l’histoire tombe dans le temps » [NA: HEGEL, Die Vernunft in der Geschichte. Einleitung in die Philosophie der Weltgeschichte (NT: La raison dans l’histoire, Introduction à la philosophie de l’histoire universelle), éd. G. Lasson, 1917, p. 133.]. Hegel, cependant, ne se contente point de poser l’intratemporalité de l’esprit comme un fait, mais il cherche à comprendre la possibilité que l’esprit tombe dans le temps, lequel est « le sensible non-sensible » [NA: Ibid.]. Le temps doit pour ainsi dire pouvoir accueillir l’esprit qui, à son tour, doit être apparenté au temps et à son essence. Par suite, il convient ici d’élucider les deux points suivants : 1. Comment Hegel délimite-t-il l’essence du temps ? 2. Qu’est-ce qui, dans l’essence de l’esprit, lui donne la possibilité « de tomber dans le temps » ? La réponse à ces deux questions servira simplement à préciser, par contraste avec celle de Hegel, l’interprétation précédente du Dasein comme temporalité. Elle n’élève aucune prétention à traiter, ne serait-ce qu’avec une complétude seulement relative, la multiplicité de problèmes qui, chez Hegel justement, leur sont liés, et cela d’autant moins que son intention n’est nullement de « critiquer » Hegel. Si une dissociation de l’idée de la temporalité qui a été exposée par rapport au concept hegélien du temps s’impose, c’est parce que ce concept représente l’élaboration conceptuelle la plus radicale – et qui plus est trop peu remarquée – de la compréhension vulgaire du temps. EtreTemps82

Bien que Hegel associe l’espace et le temps, il ne se borne pas pour autant à les juxtaposer de manière extérieure : l’espace « et aussi le temps ». « La philosophie combat cet aussi », dit-il. Le passage de l’espace au temps ne signifie pas le simple ajointement des paragraphes qui leur sont respectivement consacrés ; au contraire, c’est « l’espace lui-même qui passe ». L’espace « est » temps, c’est-à-dire que le temps est la « vérité » de l’espace [NA: Id., §25 [EtreTemps25]7, addition.]. Que l’espace soit dialectiquement pensé en ce qu’il est, et alors cet être de l’espace, selon Hegel, se dévoile comme temps. Comment faut-il alors penser l’espace ? EtreTemps82

Si Hegel appelle le temps le « devenir intuitionné », c’est donc que ni le naître ni le périr n’ont en lui de primauté. Néanmoins, il caractérise à l’occasion le temps comme l’« abstraction du consumer », portant ainsi l’expérience et l’explicitation vulgaires du temps à leur formulation la plus radicale [NA: Id., §25 [EtreTemps25]8, addition.]. D’un autre côté, Hegel est suffisamment conséquent pour ne point accorder, dans la définition proprement dite du temps, au consumer et au périr cette primauté qui, pourtant, est maintenue à bon droit dans l’expérience quotidienne [alltäglich] du temps ; car [432] cette primauté, il serait tout aussi peu en mesure de la fonder dialectiquement que la « circonstance » – produite par lui comme une « évidence » – selon laquelle, dans le se-poser-pour-soi du point, c’est justement le maintenant qui surgit. Et ainsi Hegel, même dans sa caractérisation du temps comme devenir, comprend celui-ci dans un sens « abstrait » qui va encore au-delà de la représentation du « flux » du temps. L’expression la plus adéquate de la conception hegélienne du temps réside par conséquent dans la détermination du temps comme négation de la négation (c’est-à-dire la ponctualité). Ici, la séquence [Abfolge] des maintenant est formalisée à l’extrême et nivelée de façon insurpassable [NA: De la primauté du maintenant nivelé, il appert que la détermination conceptuelle du temps par Hegel suit elle aussi la tendance de la compréhension vulgaire du temps, c’est-à-dire en même temps du concept traditionnel du temps. Il est possible de montrer que le concept hegélien du temps est même directement puisé dans la Physique d’Aristote. En effet, dans la Logique d’Iéna (cf. l’éd. G. Lasson, 1923), qui fut esquissée au temps de l’habilitation de Hegel, l’analyse du temps de l’Encyclopédie est déjà configurée en tous ses éléments essentiels. Or la section qu’elle consacre au temps (p. 202 sq.) se révèle même à l’examen le plus sommaire comme une paraphrase du traité aristotélicien du temps. Hegel, dès sa Logique d’Iéna, développe sa conception du temps dans le cadre de la philosophie de la nature (p. 186), dont la première partie est intitulée : « Système du Soleil » (p. 195). C’est en annexe à une détermination conceptuelle de l’éther et du mouvement que Hegel élucide le concept de temps. (L’analyse de l’espace, en revanche, est encore subordonnée à celle du temps.). Bien que la dialectique perce déjà, elle n’a pas encore ici la forme rigide, schématique qu’elle prendra plus tard, mais rend encore possible une compréhension souple des phénomènes. Sur le chemin qui conduit de Kant au système élaboré de Hegel s’accomplit une fois encore une percée décisive de l’ontologie et de la logique aristotéliciennes. Ce fait, sans doute, est depuis longtemps bien connu ; et pourtant les voies, les modalités et les limites de cette influence demeurent aujourd’hui encore tout aussi obscures. Une interprétation philosophique comparative concrète de la Logique d’Iéna de Hegel et de la Physique et de la Métaphysique d’Aristote apportera une lumière nouvelle. Pour éclairer notre méditation ci-dessus, quelques indications grossières peuvent ici nous suffire : Aristote voit l’essence du temps dans le nun, Hegel dans le maintenant. A. saisit le nun, comme horos, Hegel le maintenant comme « limite ». A. comprend le nun, comme stigme. H. interprète le maintenant comme point. A. caractérise le nun comme tode ti. H. appelle le maintenant le « ceci absolu ». A., en conformité à la tradition, met en relation le chronos avec la sphaira, Hegel met l’accent sur le « cours circulaire » du temps. À Hegel, bien entendu, échappe la tendance centrale de l’analyse aristotélicienne du temps, qui est de mettre à découvert entre nun, horos, stigme, tode ti une connexion de dérivation (akolouthein). – Quelles que soient les différences qui l’en séparent dans le mode de justification, la conception de Bergson s’accorde quant à son résultat avec la thèse de Hegel : l’espace « est » temps. Simplement, Bergson dit à l’inverse : le temps est espace. Du reste, la conception bergsonienne du temps provient elle aussi manifestement d’une interprétation du traité aristotélicien du temps. Ce n’est pas simplement une concomitance littéraire extérieure si, en même temps que l’Essai de Bergson sur les données immédiate de la conscience [Gewissen], où est exposé le problème du « temps » et de la « durée », parut un autre essai du même intitulé : Quid Aristoteles de loco senserit. En référence à la détermination aristotélicienne du temps comme arithmos kineseos Bergson fait précéder l’analyse du temps d’une analyse du nombre. Le temps comme espace (cf. Essai, p. 69) est succession quantitative. Par opposition à ce concept du temps, la durée est décrite comme succession qualitative. Ce n’est pas ici le lieu d’engager un débat critique avec le concept bergsonien du temps et les autres conceptions actuelles du temps. Indiquons seulement que, si ces analyses ont en général conquis quelque chose d’essentiel par rapport à Aristote et à Kant, ce gain concerne davantage la saisie du temps et la « conscience [Gewissen] du temps ». – Cela dit, nos indications au sujet de la connexion directe qui existe entre le concept hegélien du temps et l’analyse aristotélicienne du temps n’a point pour but d’attribuer à Hegel une « dépendance », mais d’attirer l’attention sur la portée ontologique fondamentale de cette filiation pour la logique hegélienne. – Sur « Aristote et Hegel », v. aussi l’essai ainsi intitulé de N. HARTMANN dans les « Beiträge zur philosophie des deutschen Idealismus », t. III, 1923, p. 1-36.]. C’est seulement à partir de ce concept formel-dialectique du temps que Hegel peut établir une connexion entre temps et esprit. EtreTemps82

La tâche des méditations jusqu’ici poursuivies était d’interpréter ontologico-existentialement à partir de son fondement le tout originaire du Dasein factice envisagé quant aux possibilités de l’exister authentique et inauthentique. Or c’est la temporalité qui s’est manifestée comme ce fondement, et ainsi comme le sens d’être du souci. Par suite, ce que l’analytique existentiale préparatoire du Dasein avait établi avant le dégagement de la temporalité est désormais repris dans la structure originaire de la totalité d’être du Dasein, la temporalité. Des possibilités de temporalisation du temps originaire que nous avons analysées, les structures auparavant seulement « mises en évidence » ont reçu leur « justification ». Néanmoins, le dégagement de la constitution d’être du Dasein demeure seulement un chemin. Le but est l’élaboration de la question de l’être en général. L’analytique thématique de l’existence, de son côté, a tout d’abord besoin de la lumière provenant de l’idée préalablement clarifiée de l’être en général. Et cela est particulièrement vrai si le principe exprimé dans notre introduction est maintenu comme mesure de toute recherche philosophique : la philosophie est ontologie phénoménologique universelle, partant de l’herméneutique du Dasein, qui, en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil conducteur de tout questionner philosophique là où il jaillit et vers où il rejaillit [NA: Cf. supra, §7 [EtreTemps7], p. [38].]. Bien entendu, cette thèse ne doit pas non plus être prise comme un dogme, mais comme la formulation d’un problème fondamental encore « enveloppé » : l’ontologie se laisse-t-elle ontologiquement fonder, ou bien est-il besoin pour cela d’un fondement ontique, et quel étant doit-il assumer la fonction de la fondation ? EtreTemps83

Ce qui parait aussi éclairant que la différence séparant l’être du Dasein existant de l’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] (la réalité, par exemple) n’est pourtant que le [437] départ de la problématique ontologique, et non point quelque chose où la philosophie pourrait trouver son apaisement. Que l’ontologie antique travaille avec des « concepts de choses » et que le péril subsiste de « réifier la conscience [Gewissen] », on le sait depuis longtemps. Mais que signifie réification ? D’où provient-elle ? Pourquoi l’être est-il justement « de prime abord » « conçu » à partir du sous-la-main et non pas à partir de l’à-portée-de-la-main, qui pourtant se trouve encore davantage à proximité ? Pourquoi cette réification assure-t-elle constamment de nouveau sa souveraineté ? Comment l’être de la « conscience [Gewissen] » est-il positivement structuré pour que la réification lui demeure inadéquate ? La « différence » entre « conscience [Gewissen] » et « chose » suffit-elle en général à un déploiement originaire de la problématique ontologique ? Les réponses à ces questions sont-elles obvies ? Et la réponse peut-ell