II — Sans préjudice, bien au contraire, pour une certaine unité historiale et essentielle de l’ontologie fondamentale comme « projet », le mot FUNDAMENT, dont voici l’ensemble des occurrences: infra, pp. [3], [4], [61], [71], [78], [79], [162], [224], [293-294], [307], [328-329], [336], [338], [354], [355] (cf. N.d.T.), [357-358], [402], ne pouvait être traduit unitairement, et l’a été par fondement-originaire lorsqu’il s’inscrivait nettement dans une problématique propre à Heidegger, mais par fondations — au pluriel — lorsque Heidegger le rattachait, tout aussi nettement, à la problématique kantienne envisagée en ses limites. Ce discernement manifeste, déjà favorisé par le fait que le singulier l’emportait (quoique non systématiquement) dans le premier cas, et le pluriel dans le second, s’imposait philosophiquement, pour la bonne raison que Heidegger lui-même ne cesse de l’opérer. Il attribue à Kant , il est vrai, une entreprise phénoménologique, fût-elle parfois travestie en simple deductio [1] juridique, mais l’analytique dont il s’agit alors ne saurait être, suivant l’expression développée du Kant de 1929 (§ 18) qu’« une phénoménologie pure de la subjectivité du sujet en tant que fini », ce qui implique clairement que les « fondations recherchées » se trouveront sises « dans le sujet » et nulle part ailleurs (infra, p. [355]). D’autre part, si conscient que soit Kant des limites de l’auto-fondation de toute science d’un domaine de l’étant, la visée de cette fondation des auto-fondations — en un mot: de cette refondation — qu’est la « Critique » demeure, Heidegger ne cesse de le souligner, la position des « fondations », des assises d’une ontologie, universelle et particulière, de la nature (physiologie), bref, encore une fois, de l’étant sous-la-main. Par conséquent, il est bien exclu d’embrasser sous un genre univoque ce nouveau fundamentum inconcussum qu’est l’a priori kantien (et Heidegger d’insister ici sur l’équivalence persistante de cet a priori et du subjectif) et le fundamentum concussum, le fondement-originaire libéré (frei-gelegt) par Être et Temps. Si c’était bien la même sève (appelons-la la mathèsis, au sens où Qu’est-ce qu’une chose? nous a appris à la penser) qui circulait des racines à la branche la plus haute de l’arbre cartésien (et de tout arbre métaphysique), en vain chercherait-on la même continuité entre ces racines, d’une part, et d’autre part le « fonds » où elles plongent, et qui pourtant ne laisse pas, dit Le retour au fondement de la métaphysique, de les nourrir de « sucs » mystérieux [2]. Aussi pensons-nous ne pas simplifier la situation plus que n’y est contrainte toute interprétation, y compris et éminemment la « surinterprétation » présente (p. [93]), en traçant le tableau suivant, où trois niveaux de fondation — auto-fondation, re-fondation, fondation-originaire — se distinguent clairement:
AUTO-FONDATION d’une science (Selbstbegründung)</td | fondements, principes d’un domaine de l’étant (Gründe, Grundsätze) |
RE-FONDATION (Grundlegung) [3] | fondations (Fundament 2): a) des ontologies régionales b) de la phil. transc., ou « métaph. » ou ontologie (infra, pp. [57] sq.) |
ONTOLOGIE FONDAMENTALE (permettant, incidemment, la « fondamentation » de disciplines ontiques [4]) | fondement-originaire (Fundament 1) de la métaphysique [5] au sens de la question de l’être de l’étant |
Et pourtant, parce que ce n ’est pas ici un nouvel arbre, un nouvel édifice simplement déplacé, pour ainsi dire, d’un cran vers le bas, pour cette raison même, pas plus que le Fundament n’est univoque, pas plus il n’est équivoque, et encore moins « analogique »: l’unité, plus haut évoquée, de l’ontologie fondamentale au sens le plus large doit subsister, ou plutôt elle doit se déployer concrètement. Ce qu’elle parvient à faire, bien que non toujours thématiquement et jamais systématiquement, dans ce livre, grâce au principal des « sucs nourriciers » que nommait Heidegger, grâce au temps, à la temporalité. Méditer la continuité et la discontinuité ainsi sommairement caractérisées, voilà sans doute la tâche de toute interprétation de cette Interprétation. Toutefois, comme cette tâche n’est autre que . de discerner le mouvement ou le virage par lequel le temps, de sens de l’étant qu’il est pour la première fois résolument dans la « Critique », devient lui-même sens de l’être dans une compréhension où la « Critique » est encore mieux comprise que Kant ne la comprenait lui-même, l’on se doute que ce discernement secret ne tombe plus du tout sous la coupe de la représentation historique. Essentiellement précaire est la frontière, intérieure à l’ontologie fondamentale et constitutive de son déploiement méta-historique, que trace la transmutation même du temps entre synthèse imaginative pure et temps ekstatique. On pourra s’en choquer, et rappeler telle thèse « herméneutique », aussi célèbre qu’incomprise, du Kantbuch, selon laquelle
« si une interprétation restitue simplement ce que Kant a expressément dit, alors d’emblée elle n’est plus une interprétation; […] pour conquérir sur ce que les paroles disent ce qu’elles veulent dire, toute interprétation doit nécessairement user de violence… »(§ 35) —,
mais cet indiscernable [6] en réalité, n’échappe nullement à la détermination: affirmons au contraire que la différence entre « Critique » et ontologie fondamentale est, de jure, éminemment déterminable, fût-ce au prix d’un effort infini, puisque c’est elle et elle seule qui rend possible l’avènement d’une doctrine. Cela, enfin, n’est pas dit pour attribuer à Kant une entreprise fondamental-ontologique dont Heidegger ne cesse de lui dénier la claire conscience, mais, plus immédiatement, afin de comprendre pourquoi un débat aussi endurant avec son « pré-curseur », à cette époque, n ’a pas semblé moins indispensable au penseur qui venait de publier Être et Temps qu’à celui qui, « il y a quelques années », avait « repris l’étude de la ’Critique’ sur l’arrière-fond de la phénoménologie de Husserl » (p. [431]).