L’univocité de l’interprétation ontologique de la mort doit commencer par se consolider en prenant une conscience expresse de ce dont cette interprétation ne peut pas s’enquérir et de ce sur quoi il serait vain d’attendre d’elle la moindre révélation ou initiation.
La mort au sens le plus large est un phénomène de la vie. La vie doit être comprise comme un mode d’être auquel appartient un être-au-monde. Elle ne peut être fixée ontologiquement que dans une orientation privative sur le Dasein. Même le Dasein peut se laisser considérer comme une pure vie. Aux yeux de l’approche biologico-physiologique, il sera alors intégré au domaine d’être que nous connaissons comme monde animal et végétal. À l’intérieur de ce champ, il est possible, par voie de constat ontique, de recueillir des données et des statistiques sur la durée de vie des plantes, des animaux et des hommes. Des connexions entre durée de vie, reproduction et croissance peuvent être découvertes, et les « types » de mort - les causes, les « mécanismes » et les guises de son intervention - être soumis à une investigation scientifique [1].
À cette étude biologico-ontique de la mort, une problématique ontologique est sous-jacente. Il reste à demander comment, à partir de l’essence ontologique de la vie, se détermine [247] celle de la mort. Dans une certaine mesure, l’investigation ontique de la mort a toujours déjà tranché ce point. Des préconceptions plus ou moins clarifiées de la vie et de la mort y sont à l’oeuvre. Elles ont besoin d’être pré-dessinées par l’ontologie du Dasein. En outre, à l’intérieur même de cette ontologie du Dasein préordonnée à une ontologie de la vie, l’analytique existentiale de la mort est à son tour subordonnée à une caractérisation de la constitution fondamentale du Dasein. Nous avons nommé le finir de l’être vivant le périr. Or s’il est vrai que le Dasein « a » sa mort physiologique, biologique - non point ontiquement isolée, certes, mais codéterminée par son mode d’être originaire -, qu’il peut même finir sans à proprement parler mourir, et s’il est vrai, d’un autre côté, que le Dasein en tant que tel ne périt jamais simplement, nous caractériserons ce phénomène intermédiaire par le terme de décéder, le verbe mourir étant au contraire réservé à la guise d’être en laquelle le Dasein est pour sa mort. En conséquence de quoi, nous devons dire : le Dasein ne périt jamais, mais il ne peut décéder qu’aussi longtemps qu’il meurt. L’étude biologico-médicale du décéder est en mesure de dégager des résultats qui peuvent également posséder une signification ontologique, à condition du moins que soit assurée l’orientation fondamentale pour une interprétation existentiale de la mort. À moins que nous ne devions concevoir la maladie et la mort - même envisagées médicalement - primairement comme des phénomènes existentiaux ?
L’interprétation existentiale de la mort est antérieure à toute biologie et ontologie de la vie. Mais elle n’est pas moins fondatrice pour toute investigation biographico-historique et ethnologico-psychologique de la mort. Une « typologie » du « mourir » comme caractéristique des états et des guises en lesquels le décéder est « vécu » présuppose déjà le concept de la mort. En outre, une psychologie du « mourir » apporte davantage de révélations sur la « vie » des « mourants » que sur le mourir lui-même, ce qui reflète simplement le fait que le Dasein ne meurt pas d’abord - ou même ne meurt jamais - proprement dans et par un vécu de son décéder factice. De même, les conceptions de la mort chez les primitifs, leurs conduites à l’égard de la mort dans la sorcellerie et le culte, éclairent primairement la compréhension du DASEIN - de ce Dasein dont l’interprétation a déjà besoin d’une analytique existentiale et d’un concept correspondant de la mort.
D’autre part, l’analyse ontologique de l’être pour la fin n’anticipe aucune prise de position existentielle à l’égard de la mort. Que la mort soit déterminée comme « fin » du Dasein, c’est-à-dire de l’être-au-monde, cela n’implique aucune décision sur la question de savoir si, « après la mort », un autre être, plus élevé ou plus bas, est encore possible, si le Dasein « survit », ou même si, se « perpétuant », il devient « immortel ». Sur l’« au-delà » et [248] sa possibilité, il est alors tout aussi peu décidé ontiquement que sur l’« en deçà », comme s’il s’agissait de proposer, à des fins d’« édification », des normes et des règles au comportement devant la mort. Si l’analyse de la mort reste purement « immanente », c’est dans la mesure où elle n’interprète le phénomène qu’en examinant comment, en tant que possibilité d’être de chaque Dasein, il se tient engagé en lui. Il n’est sensé et légitime, et surtout il n’est méthodiquement possible de se demander ce qui est après la mort qu’à partir du moment où celle-ci est conçue dans son essence ontologique pleine. Une telle question constitue-t-elle sinon en général une question théorique possible, nous pouvons nous abstenir d’en décider : l’interprétation ontologique immanente de la mort précède toute spéculation ontico-transcendante sur celle-ci - là est l’essentiel.
Enfin, ce qui voudrait se déployer sous le titre de « métaphysique de la mort » n’est pas moins extérieur au domaine d’une analyse existentiale de la mort. Comment et quand la mort « est-elle entrée dans le monde », quel « sens » peut-elle et doit-elle posséder en tant que mal et que souffrance dans le tout de l’étant ? De telles interrogations présupposent nécessairement non seulement une compréhension du caractère d’être de la mort, mais encore l’ontologie du tout de l’étant dans sa totalité, et en particulier la clarification ontologique du mal et de la négativité en tant que tels.
Aux questions d’une biologie, d’une psychologie, d’une théodicée et d’une théologie de la mort, l’analyse existentiale est méthodiquement pré-ordonnée. Envisagés ontiquement, ses résultats manifestent la formalité et le vide spécifiques de toute caractéristique ontologique. Cependant, cela ne doit point nous rendre aveugles à la structure riche et complexe du phénomène. S’il est vrai que le Dasein en général n’est jamais accessible comme sous-la-main, puisque l’être-possible appartient de manière propre à son mode d’être, il faut d’autant moins s’attendre à pouvoir déchiffrer purement et simplement la structure de la mort, si tant est par ailleurs que la mort constitue une possibilité insigne du Dasein.
D’un autre côté, l’analyse ne peut s’en tenir à une idée de la mort fortuitement et arbitrairement forgée. Un tel arbitraire, du reste, ne peut être réfréné que par la caractérisation ontologique préalable du mode d’être où la « fin » s’engage dans la quotidienneté médiocre du Dasein. Pour cela, il est besoin d’une évocation complète des structures, plus haut dégagées, de la quotidienneté. Que dans une analyse existentiale de la mort des possibilités existentielles de l’être pour la mort soient du même coup suggérées, cela est inhérent à l’essence de toute recherche ontologique. La nécessité n’en devient que plus forte que la détermination conceptuelle existentiale s’accompagne d’une absence d’obligation existentielle, et cela est spécialement vrai dans le cas de la mort, où le caractère de possibilité [249] du Dasein se laisse dévoiler avec la plus grande acuité. Tout ce à quoi vise la problématique existentiale, c’est à dégager la structure ontologique de l’être pour la fin du Dasein [2].