Dans le cadre de la présente recherche, la caractérisation ontologique de la fin et de la totalité ne peut être que provisoire. Son achèvement requiert non seulement le dégagement de la structure formelle de la fin en général et de la totalité en général, mais encore elle a besoin d’un développement de ses possibles modifications structurelles régionales, autrement dit de ses modifications en tant que dé-formalisées, à chaque fois rapportées à l’étant « spécifique » concerné et déterminées à partir de l’être de celui-ci. Tâche qui, à son tour, présuppose une interprétation positive suffisamment univoque des modes d’être qui exigent une division régionale du tout de l’étant. Cependant, la compréhension de telle guise d’être exige derechef une idée clarifiée de l’être en général. Bref, un achèvement adéquat de l’analyse ontologique de la fin et de la totalité n’échoue pas seulement devant l’ampleur de son thème, mais encore sur la difficulté fondamentale consistant en ce que, pour maîtriser cette tâche, ce qui est cherché par une telle recherche (le sens de l’être en général) doit précisément être déjà présupposé comme trouvé et bien connu.
Les considérations qui suivent consacreront donc l’essentiel de leur intérêt aux « modifications » de la fin et de la totalité qui doivent guider, à titre de déterminités ontologiques du Dasein, une interprétation originaire de cet étant. Sans jamais perdre de vue la constitution existentiale du Dasein qui a déjà été dégagée, nous devons tenter de décider dans quelle mesure les concepts de fin et de totalité qui s’imposent de prime abord, si grande que demeure leur indétermination catégoriale, sont ontologiquement inadéquats au Dasein. La [242] récusation de tels concepts doit être prolongée en une assignation positive à leur région spécifique. Ainsi se consolidera la compréhension de la fin et de la totalité selon qu’elles se modifient en existentiaux, ce qui nous garantira la possibilité d’une interprétation ontologique de la mort.
Cependant, que notre analyse de la fin et de la totalité adopte une orientation aussi large, cela ne saurait signifier que les concepts existentiaux de fin et de totalité doivent être conquis par voie de déduction. Ce qui nous incombe au contraire, c’est d’emprunter le sens existential du venir-à-la-fin du Dasein à celui-ci même, et de montrer comment un tel « finir » peut constituer un être-tout de l’étant qui existe.
Les problèmes concernant la mort élucidés jusqu’ici peuvent être formulés en trois thèses : 1. Au Dasein appartient, aussi longtemps qu’il est, un ne-pas-encore qu’il sera - l’excédent constant. 2. Le venir-à-sa-fin de ce-qui-n’est-pas-encore-à-la-fin (la levée ontologique de l’excédent) a le caractère du ne-plus-être-Là. 3. Le venir-à-la-fin renferme en soi un mode d’être purement et simplement ir-représentable [1] pour chaque Dasein.
Dans le Dasein, une constante « non-totalité », qui trouve sa fin avec la mort, est irréductible. Est-ce à dire cependant que cette réalité phénoménale : l’« appartenance » de ce ne-pas-encore au Dasein aussi longtemps qu’il est, puisse être interprétée comme excédent ? [2] En effet, par rapport à quel type d’étant parlons-nous d’excédent ? L’expression désigne ce qui certes « appartient » à un étant, mais fait encore défaut. L’excéder comme faire-défaut se fonde dans une appartenance. Est en excédent, par exemple, le reste d’un règlement encore à percevoir. Ce qui est excédent n’est pas encore disponible. La liquidation de la « dette » en tant que levée de l’excédent signifie la « rentrée », c’est-à-dire l’arrivée successive du reste, rentrée par laquelle le ne-pas-encore est pour ainsi dire comblé, jusqu’à ce que la somme due soit « réunie ». Par suite, être en excédent veut dire : le ne-pas-encore-être-ensemble de ce qui se coappartient. Ce qui implique ontologiquement le non-être-à-portée-de-la-main d’éléments manquants de même mode d’être que les éléments déjà à-portée-de-la-main, lesquels, quant à eux, ne modifient point leur mode d’être du fait de la rentrée du reste. Le non-ensemble subsistant est éliminé par un assemblage cumulatif. L’étant où quelque chose est encore en excédent a le mode d’être de l’à-portée-de-la-main. Cet ensemble, ou le non-ensemble fondé sur lui, nous le caractérisions comme somme.
Cependant, ce non-ensemble qui appartient à un tel mode de l’ensemble, ce faire-défaut [243] comme excédent ne saurait en aucun cas déterminer ontologiquement le ne-pas-encore qui appartient au Dasein en tant que mort possible. Car cet étant n’a absolument pas le mode d’être d’un à-portée-de-la-main intramondain. L’ensemble de l’étant que le Dasein est «en son cours » jusqu’à ce qu’il ait achevé « sa course » ne se constitue nullement moyennant le « concours » pièce à pièce d’un étant qui, à partir de lui-même, est déjà en quelque manière et quelque part à-portée-de-la-main. Le Dasein n’est pas seulement à partir du moment où son ne-pas-encore s’est rempli, et cela d’autant moins qu’alors il n’est justement plus. Le Dasein existe justement toujours à chaque fois déjà de telle manière que son ne-pas-encore lui appartient. Or n’y a-t-il pas un étant qui est comme il est, et auquel un ne-pas-encore peut appartenir sans que cet étant doive avoir le mode d’être du Dasein ?
On pourra dire par exemple : pour la lune, le dernier quartier [3] est encore en excédent, jusqu’à ce qu’elle soit pleine. Le ne-pas-encore diminue avec la disparition de l’ombre qui le recouvre ? Néanmoins, la lune est alors toujours déjà sous-la-main en tant que totalité. Abstraction faite de ce que la lune, même pleine, ne peut jamais être totalement saisie, le ne-pas-encore ne signifie ici nullement un ne-pas-encore-être-ensemble des parties qui lui appartiennent, mais il concerne uniquement la saisie percevante. Mais le ne-pas-encore appartenant au Dasein ne demeure pas seulement inaccessible provisoirement et temporairement à l’expérience propre et étrangère : il n’« est » absolument pas encore « effectif ». Le problème ne concerne pas la saisie du ne-pas-encore qui est à la mesure du Dasein, mais son être - ou son non-être - possible. Le Dasein doit nécessairement et en tant que lui-même devenir, c’est-à-dire être ce qu’il n’est pas encore. Par suite, pour pouvoir déterminer comparativement l’être à la mesure du Dasein du ne-pas-encore, nous devons nécessairement prendre en considération un étant au mode d’être duquel le devenir appartient.
Le fruit vert, par exemple, se presse vers sa maturité. Ce qu’il n’est pas encore ne lui est alors nullement ajouté, dans la maturation, en tant que pas-encore-sous-la-main. C’est lui-même au contraire qui se porte à la maturité, et un tel se-porter caractérise son être en tant que fruit. Tout élément imaginable qui pourrait lui être apporté serait incapable d’éliminer l’immaturité du fruit si cet étant ne venait pas de lui-même à maturité. Le ne-pas-encore de l’immaturité ne désigne pas un « autre » extérieur qui pourrait, indifféremment au fruit, être sous-la-main en lui ou avec lui. Il désigne au contraire le fruit même dans son mode d’être spécifique. La somme non encore complète, en tant qu’à-portée-de-la-main, est « indifférente » à l’égard du reste non-à-portée-de-la-main qui lui fait défaut. Ou plutôt, à strictement parler, elle ne peut être ni non-indifférente, ni indifférente vis-à-vis de lui. Le fruit [244] mûrissant, toutefois, non seulement n’est pas indifférent à l’égard de l’immaturité en tant qu’autre de lui-même, mais en mûrissant, il est l’immaturité. Le ne-pas-encore, ici, est déjà impliqué dans son être propre, et cela non point en tant que détermination quelconque, mais en tant que constituant. De manière correspondante, le Dasein, aussi longtemps qu’il est, est lui aussi à chaque fois déjà son ne-pas-encore [4].
Ce qui constitue pour le Dasein sa « non-totalité », l’en-avant-de-soi constant, n’est ni l’excédent d’un ensemble sommatif, ni même un ne-pas-encore-être-devenu-accessible, mais un ne-pas-encore qu’un Dasein, en tant que l’étant qu’il est, a à chaque fois à être. Néanmoins la comparaison avec l’immaturité du fruit, en dépit d’une certaine convergence, manifeste des différences essentielles. Les prendre en considération, c’est reconnaître l’indétermination qui continue de s’attacher à notre discours antérieur au sujet de la « fin » et du « finir ».
En effet, même si le mûrir, l’être spécifique du fruit, s’accorde formellement, en tant que mode d’être du ne-pas-encore (de l’immaturité), avec le Dasein en ce que l’un comme l’autre est à chaque fois déjà - en un sens qui reste à délimiter - son ne-pas-encore, cela ne peut pas vouloir dire que la maturité comme « fin » et la mort comme « fin » coïncideraient jusque dans leur structure ontologique de fin. Avec la maturité, le fruit s’accomplit. Est-ce à dire que la mort à laquelle le Dasein parvient soit un accomplissement en ce sens ? Certes, avec sa mort, le Dasein a « accompli sa course ». Mais a-t-il pour autant nécessairement épuisé ses possibilités spécifiques ? Ou bien ne lui sont-elles pas bien plutôt ôtées ? Même un Dasein « inaccompli » finit. D’autre part, le Dasein a si peu besoin de n’arriver à maturité qu’avec sa mort qu’il peut avoir déjà dépassé cette maturité avant la fin. Le plus souvent, il finit dans l’inaccomplissement, à moins qu’il ne soit défait et usé.
Finir ne signifie pas nécessairement s’accomplir. La question devient donc plus urgente de savoir en quel sens en général la mort doit être comprise comme finir du Dasein.
Finir signifie d’abord cesser, et cela derechef dans des sens ontologiquement divers. La pluie cesse. Elle n’est plus sous-la-main. Le chemin cesse. Ce finir ne fait pas disparaître le chemin, mais cette cessation détermine au contraire le chemin comme ce chemin sous-la-main. Le finir comme cessation peut donc signifier : passer dans le non-être-sous-la-main, ou [245] bien, au contraire, ne commencer à être sous-la-main qu’en finissant. Lequel dernier mode du finir, à son tour, peut soit déterminer un sous-la-main inachevé - un chemin en construction s’interrompt - soit constituer au contraire l’« achèvement » d’un sous-la-main, au sens où c’est avec le dernier coup de pinceau que le tableau est achevé.
Seulement, le finir comme s’achever n’inclut pas en soi l’accomplissement. Au contraire, ce qui veut être accompli doit atteindre son achèvement possible. L’accomplisse-ment est un mode dérivé de l’« achèvement », lequel n’est lui-même possible que comme détermination d’un sous-la-main ou d’un à-portée-de-la-main.
Même le finir au sens du disparaître peut encore se modifier conformément au mode d’être de l’étant. La pluie est finie, c’est-à-dire a disparu. Le pain est fini, c’est-à-dire consommé, il n’est plus disponible en tant qu’à-portée-de-la-main.
La mort comme fin du Dasein ne saurait se laisser caractériser adéquatement par aucun de ces modes du finir. Si le mourir comme être-à-la-fin était compris au sens d’un finir du type qu’on vient de discuter, le Dasein serait posé du même coup comme sous-la-main ou à-portée-de-la-main. Mais dans la mort, le Dasein n’est ni accompli, ni simplement disparu, ni même devenu achevé ou totalement disponible en tant qu’à-portée-de-la-main.
De même que le Dasein, aussi longtemps qu’il est, est au contraire constamment déjà son ne-pas-encore, de même il est aussi déjà sa fin. Le finir désigné par la mort ne signifie pas un être-à-la-fin du Dasein, mais un être pour la fin de cet étant. La mort est une guise d’être que le Dasein assume dès qu’il est. « Dès qu’un homme vient à la vie, il est assez vieux pour mourir » [5].
Le finir comme être pour la fin exige d’être éclairci ontologiquement à partir du mode d’être du Dasein. Et selon toute présomption, c’est aussi seulement à partir de la détermination existentiale du finir que peut devenir intelligible la possibilité d’un être existant du ne-pas-encore « antérieur » à la « fin ». Seule la clarification existentiale de l’être pour la fin peut fournir, enfin, la base suffisante pour délimiter le sens possible de l’expression « totalité du Dasein », si tant est que cette totalité doive être constituée par la mort comme « fin ».
La tentative d’atteindre, à partir d’une clarification du ne-pas-encore et via la caractérisation du finir, une compréhension de la totalité qui est à la mesure du Dasein ne [246] nous a pas conduit au but. Tout ce qu’elle a montré négativement, c’est ceci : le ne-pas-encore que le Dasein est à chaque fois répugne à être interprété comme excédent. La fin pour laquelle le Dasein est en existant n’est déterminée que de manière inadéquate par un être-à-la-fin. Mais en même temps, la réflexion a été conduite à montrer plus clairement que sa propre démarche devait être inversée. La caractérisation positive des phénomènes litigieux (ne-pas-être-encore, finir, totalité) ne peut réussir qu’au prix d’une orientation univoque sur la constitution d’être du Dasein. Mais cette univocité est négativement garantie contre les déviations par l’aperçu pris sur l’appartenance régionale des structures de la fin et de la totalité, qui sont ontologiquement contraires au Dasein.
Il convient donc d’accomplir l’interprétation analytico-existentiale de la mort et de son caractère de fin au fil conducteur de la constitution fondamentale du Dasein jusqu’ici conquise, à savoir du phénomène du souci.