Au cours de l’analyse du comprendre et de l’ouverture du Là en général, nous avons fait référence au lumen naturale et nommé l’ouverture de l’être-à l’éclaircie où seulement quelque chose comme une vue devient possible. Quant à la vue elle-même, elle a été conçue, par rapport au mode fondamental de tout ouvrir existential, c’est-à-dire au comprendre, au sens de l’appropriation véritable de l’étant par rapport auquel le Dasein peut se comporter suivant ses possibilités essentielles d’être.
Or la constitution fondamentale de la vue se manifeste dans une tendance d’être spécifique de la quotidienneté au « voir ». Cette tendance, nous la désignons par le terme de curiosité qui, de manière significative, n’est pas restreint au voir et exprime la tendance à un laisser-faire-encontre accueillant spécifique du monde. Nous interprétons ce phénomène dans une visée ontologico-existentiale fondamentale, c’est-à-dire sans adopter la perspective étroite du connaître, qui, ce qui n’a rien de fortuit, est conçu très tôt dans la philosophie grecque à partir du « désir de voir ». L’essai qui, dans la collection des traités d’ontologie d’Aristote , vient en tête, commence par cette phrase : pantes anthropoi tou eidenai oregontai phusei [1] [171] : « Dans l’être de l’homme, il y a essentiellement le souci du voir ». Et cette phrase introduit une recherche qui tente de mettre à découvert l’origine de l’investigation scientifique de l’étant et de son être à partir du mode d’être cité du Dasein. Cette interprétation grecque de la genèse existentiale de la science n’est point due au hasard. Ce qui accède en elle à la compréhension explicite, c’est ce qui était pré-dessiné dans la proposition de Parménide : to gar auto noein estin te kai einai : l’être est ce qui se montre dans l’accueil intuitif pur, et seul un tel voir découvre l’être. La vérité originaire et authentique réside dans l’intuition pure. Cette thèse demeurera par la suite le fondement de la philosophie occidentale. La dialectique hegélienne y trouve son motif, et elle n’est possible que sur sa base.
Cette remarquable primauté du « voir », c’est surtout Augustin qui l’a dégagée, dans le cadre de son interprétation de la concupiscentia [2]: « Ad oculos enim videre proprie pertinet », « le voir appartient proprement aux yeux ». « Utimur autem hoc verbo etiam in ceteris sensibus cum eos ad cognoscendum intendimus » : « Mais nous appliquons également ce mot "voir" aux autres sens lorsque nous recourons à eux pour connaître ». « Neque enim dicimus : audi quid rutilet, aut, olfac quam niteat ; aut, gusta quam splendeat ; aut, palpa quam fulgeat : videri enim dicuntur haec omnia » : « En effet, nous ne disons pas : écoute comme cela luit, où : sens comme cela brille, ou : goûte comme cela est rayonnant, ou : touche comme cela est éclatant ; mais nous disons dans tous ces cas : vois, nous disons que tout cela est vu ». « Dicimus autem non solum : vide quid luceat, quod soli oculi sentire possunt » : « Mais nous ne disons pas non plus seulement : vois comme cela rayonne - ce que les yeux seuls peuvent percevoir - », « sed etiam, vide quid sonet ; vide quid oleat, vide quid sapiat, vide quam durum sit » : « Nous disons aussi : vois comme cela résonne, vois comme cela sent, vois quel goût cela a, vois comme c’est dur ». « Ideoque generalis experientia sensuum concupiscentia sicut dictum est oculorum vocatur, quia videndi officium in quo primatum oculi tenent, etiam ceteri sensus sibi de similitudine usurpant, cum aliquid cognitionis explorant » : « C’est pourquoi l’expérience des sens est en général désignée comme "désir des yeux", parce que même les autres sens, en vertu d’une certaine ressemblance, s’approprient la fonction des yeux lorsqu’il s’agit de connaître, fonction où les yeux ont la primauté. »
[172] Qu’en est-il de cette tendance à accueillir sans plus ? Quelle constitution existentiale du Dasein se dégage-t-elle dans le phénomène de la curiosité ?
De prime abord, l’être-au-monde s’identifie au monde dont il se préoccupe. La préoccupation est guidée par la circon-spection qui découvre l’à-portée-de-la-main et le préserve dans son être-découvert. À tout apport, à toute exécution, la circon-spection offre les voies de son progrès, les moyens de son achèvement, l’occasion convenable, le moment approprié. La préoccupation peut s’apaiser, soit en interrompant l’entreprise pour reprendre haleine, soit en l’achevant. Dans ce repos, la préoccupation ne disparaît pas, en revanche la circon-spection devient libre, elle n’est plus liée au monde d’ouvrage. Dans l’apaisement, le souci se déplace vers la circon-spection devenue libre. La découverte circon-specte du monde d’ouvrage a le caractère d’être de l’é-loigner. La circon-spection libérée n’a plus rien à-portée-de-la-main, qu’elle devrait se préoccuper d’approcher. En tant qu’essentiellement é-loignante, elle se procure des possibilités nouvelles de l’é-loigner, ce qui veut dire qu’elle s’écarte de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main pour tendre vers le monde lointain et étranger. Le souci devient préoccupation pour les possibilités de ne plus voir, en un calme séjour, le « monde » qu’en son seul aspect. Le Dasein cherche le lointain simplement pour le rapprocher de soi en son aspect. Il se laisse uniquement emporter par l’aspect du monde : c’est là un mode d’être où il se préoccupe de se dépouiller de lui-même en tant qu’être-au-monde, de l’être auprès de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main au quotidien.
Mais si la curiosité libérée se préoccupe de voir, ce n’est pas pour comprendre ce qui est vu, c’est-à-dire pour accéder à un être pour lui, mais seulement pour voir. Elle ne cherche le nouveau que pour sauter à nouveau de ce nouveau vers du nouveau. Ce dont il y va pour le souci d’un tel voir, ce n’est pas de saisir et d’être dans la vérité en sachant, mais de possibilités de s’abandonner au monde. Aussi la curiosité est-elle caractérisée par une incapacité spécifique de séjourner auprès du plus proche. Aussi bien ne recherche-t-elle pas non plus le loisir du séjour considératif, mais l’inquiétude et l’excitation que donne le toujours nouveau et le changement incessant d’objet rencontré. En son non-séjour, la curiosité se préoccupe de la constante possibilité de la distraction. La curiosité n’a rien à voir avec la contemplation admirative de l’étant, avec le thaumazein, ce qui lui importe n’est point d’être frappée d’incompréhension par la stupeur, mais elle se préoccupe d’un savoir simplement pour avoir su. Les deux moments constitutifs de la curiosité : l’incapacité de séjourner dans le monde de la préoccupation et la distraction vers de nouvelles possibilités, fondent le troisième [173] caractère d’essence de ce phénomène, ce que nous appelons l’agitation. La curiosité est partout et nulle part. Ce mode de l’être-au-monde dévoile un nouveau mode d’être du Dasein quotidien, où celui-ci ne cesse de se déraciner.
Le bavardage gouverne également les voies de la curiosité : il dit ce que l’on doit avoir lu et vu. L’être-partout-et-nulle-part de la curiosité est remis au bavardage. Ces deux modes d’être quotidiens du parler et de la vue ne sont pas simplement, dans leur tendance au déracinement, sous-la-main l’un à côté de l’autre, mais une guise d’être entraîne l’autre. La curiosité, à qui rien ne demeure fermé, le bavardage, dont rien ne demeure incompris, se donnent - autrement dit donnent au Dasein qui est sur ce mode - la garantie d’une « vie » prétendue vraiment « vivante ». Mais à travers ce semblant se manifeste un troisième phénomène caractéristique de l’ouverture du Dasein quotidien.