dire-Je

Ich-sagen [SZ]

L’éclaircissement de l’existentialité du Soi-même prendra son point de départ « naturel » dans l’auto-explicitation quotidienne [alltäglich] du Dasein, qui s’ex-prime sur « soi-même » dans le dire-Je. Un ébruitement phonique n’est alors nullement nécessaire. Par « Je », cet étant se vise lui-même. La teneur de cette expression passe pour absolument simple. Ce qu’elle désigne, c’est à chaque fois moi, et rien d’autre. Muni de cette simplicité, le « Je » n’est pas non plus la détermination d’autres choses, il n’est pas lui-même prédicat, mais le « sujet » absolu. Ce qui est ex-primé et interpellé dans le dire-Je est toujours rencontré comme se maintenant le même. Les caractères de la « simplicité », de la « substantialité », et de la « personnalité », que Kant, par exemple, met à la base de sa doctrine des « Paralogismes de la raison pure » [NA: Cf. Kritik der reinen Vernunft, B 399, et surtout la version de la première édition, A 348 sq.] procèdent d’une expérience pré-phénoménologique authentique. La question reste seulement de savoir si ce qui est ainsi ontiquement expérimenté peut être ontologiquement interprété à l’aide des « catégories » citées. EtreTemps64

Certes Kant montre, en se conformant rigoureusement à la réalité phénoménale donnée dans le dire-Je, que les thèses ontiques sur la substance psychique déduites des caractères cités sont illégitimes. Toutefois, cela ne revient qu’à récuser une fausse explication ontique du Moi. Par là, l’interprétation ontologique de l’ipséité n’est nullement gagnée, ni même assurée et positivement préparée. Quand bien même il s’efforce, plus rigoureusement que ses devanciers, de maintenir la teneur phénoménale du dire-Je, Kant glisse de nouveau dans la [319] même ontologie inadéquate du substantiel dont pourtant il avait dénié, du point de vue théorique, les fondements ontiques au Moi. C’est ce qu’il nous faut montrer plus précisément, afin de fixer par là le sens ontologique de l’amorçage de l’analyse de l’ipséité dans le dire-Je. Bien sûr, nous n’aurons à citer, à titre d’illustration, l’analyse kantienne du « Je pense » qu’autant que le requiert la clarification de la problématique citée [NA: Pour l’analyse de l’aperception transcendantale, v. maintenant M. HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, 2ème éd. inchangée, 1951, IIIème section.]. EtreTemps64

À bon droit, Kant saisit la teneur phénoménale du « Moi » dans l’expression « Je pense », ou, lorsqu’est également prise en considération l’inclusion de la « personne morale » dans l’« intelligence », dans l’expression « J’agis ». Le dire-Je doit, selon Kant, être saisi comme dire-Je-pense. Kant cherche à fixer la teneur phénoménale du Moi comme res cogitans. S’il nomme alors ce Moi un « sujet logique », cela ne signifie point que le Moi en général serait un concept obtenu simplement par voie logique. Le Moi est bien plutôt le sujet du comportement logique – du lier. Le « Je pense » signifie : je lie. Tout lier est « Je lie ». À la base de toute compréhension et de toute mise en relation se tient toujours déjà le Moi – hypokeimenon. Par suite, le sujet est « conscience [Gewissen] en soi » et non pas représentation, mais plutôt la « forme » de celle-ci. Ce qui veut dire que le Je-pense n’est pas un représenté, mais la structure formelle du représenter comme tel, par laquelle seulement devient possible quelque chose comme du représenté. Forme de la représentation ne désigne ni un cadre, ni un concept universel, mais ce qui, en tant qu’eidos, fait de tout représenté et de tout représenter ce qu’il est. Le Je, compris comme forme de la représentation, signifie la même chose que : le Je comme « sujet logique ». EtreTemps64

Mais ces représentations, pour lui, sont l’« empirique » qui est « accompagné » par le Je, les phénomènes auxquels il s’« annexe ». Mais Kant ne montre nulle part quel est le mode d’être de cette « annexion » et de cet « accompagnement ». Au fond, ils sont compris comme un être-ensemble-sous-la-main constant du Moi et de ses représentations. Kant, sans doute, a su éviter de couper le Moi de la pensée, mais sans cependant poser le « Je pense » lui-même en sa pleine réalité essentielle comme « Je pense quelque chose », et, surtout, sans reconnaître dans la « présupposition » ontologique du « Je pense quelque chose » la déterminité [Bestimmtheit] fondamentale du Soi-même. Car même la position initiale du « Je pense quelque chose » demeure ontologiquement sous-déterminée, parce que le « quelque chose » demeure indéterminé. Est-ce un étant intramondain qui est entendu par là ? Mais c’est alors le monde qui se trouve tacitement présupposé : or justement, ce phénomène co-détermine la constitution d’être du Je, si tant est qu’il doive être quelque chose comme un « Je pense quelque chose ». Le dire-Je vise l’étant que je suis à chaque fois en tant que « Je-suis-dans-un-monde ». Mais Kant n’aperçut pas le phénomène du monde, et c’est pourquoi il fut parfaitement conséquent en tenant les « représentations » à distance de la teneur « apriorique » du « Je pense ». Seulement, le Je s’en trouva de nouveau réduit à un sujet isolé, accompagnant les représentations selon une guise tout à fait indéterminée ontologiquement [NA: Cf. notre critique phénoménologique de la « réfutation de l’idéalisme » par Kant, supra, §43 [EtreTemps43] a, p. [202] sq.]. EtreTemps64

Dans le dire-Je, le Dasein s’exprime comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Est-ce à dire cependant que le dire-Je quotidien [alltäglich] se vise comme étant-au-monde ? Il faut ici distinguer : certes, le Dasein, disant-Je, vise l’étant qu’il est à chaque fois lui-même ; seulement l’auto-explicitation quotidienne [alltäglich] a tendance à se comprendre à partir du « monde » offert à la préoccupation [Besorgen]. Dans sa visée ontique de soi, [le Dasein] se méprend au sujet du mode d’être de l’étant qu’il est lui-même. Et cela vaut éminemment de la constitution fondamentale du Dasein, de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] [NA: Cf. supra, §§12 [EtreTemps12] et 13, p. [52] sq.]. EtreTemps64

Par quoi ce dire-Je « fugace » est-il motivé ? Par l’échéance du Dasein, où il fuit devant [322] lui-même dans le On [das Man]. Le dire-Je « naturel » accomplit le On [das Man]-même. Dans le « Je » s’exprime le Soi-même que, de prime abord et le plus souvent, je ne suis pas authentiquement. Pour l’identification à la diversité quotidienne [alltäglich] et la chasse à l’étant offert à la préoccupation [Besorgen], le Soi-même du Je-me-préoccupe oublieux de soi se montre comme le simple constamment même, mais indéterminé et vide. On est bel et bien ce dont on se préoccupe. Que le dire-Je ontique « naturel » manque la teneur phénoménale du Dasein visé dans le Je, cela ne donne à l’interprétation ontologique aucun droit d’accompagner ce manquement et d’imposer à la problématique du Soi-même un horizon « catégorial » inadéquat. EtreTemps64

Du reste, l’interprétation ontologique du « Je » ne saurait obtenir la solution du problème en se bornant à refuser de suivre le dire-Je quotidien [alltäglich] : bien plutôt doit-elle pré-dessiner tout d’abord la direction dans laquelle le questionnement doit se poursuivre. Le Je désigne l’étant que l’on est en « étant-au-monde ». Mais l’être-déjà-dans-un-monde en tant qu’être-auprès-de-l’à-portée-de-la-main intramondain signifie cooriginairement un en-avant-de-soi. « Je » désigne l’étant pour lequel il y va de l’être de l’étant qu’il est. Avec le « Je », c’est le souci qui s’exprime – de prime abord et le plus souvent dans le dire-Je « fugace » de la préoccupation [Besorgen]. Si le On [das Man]-même dit le plus bruyamment et le plus fréquemment Je-Je, c’est parce que fondamentalement il n’est pas authentiquement lui-même, et qu’il se dérobe au pouvoir-être authentique. Cependant, si la constitution ontologique du Soi-même ne se laisse reconduire ni à un Moi-substance, ni à un « sujet », et si c’est à l’inverse le dire-Je-Je quotidien [alltäglich]-fugace qui doit être compris à partir du pouvoir-être authentique, de là ne suit pas encore la thèse selon laquelle le Soi-même serait le fondement constamment sous-la-main du souci. L’ipséité ne peut être déchiffrée existentialement que sur le pouvoir-être-Soi-même authentique, c’est-à-dire sur l’authenticité de l’être du Dasein comme souci. C’est de celle-ci que la constance propre au Soi-même, en tant que prétendue permanence du sujet, reçoit son éclaircissement. Mais en même temps le phénomène du pouvoir-être authentique ouvre le regard au maintien du Soi-même au sens de l’avoir-conquis-sa-tenue. Le maintien du Soi-même au double sens de la solidité et de la « constance » est la contre-possibilité authentique de l’absence de maintien de l’échéance ir-résolue. Le maintien du Soi-même [autonomie] ne signifie existentialement rien d’autre que la résolution devançante. La structure ontologique de celle-ci dévoile l’existentialité de l’ipséité du Soi-même. EtreTemps64

Le Dasein est authentiquement lui-même dans l’isolement originaire de cette résolution ré-ticente qui s’intime à elle-même l’angoisse. En tant qu’il fait-silence, l’être-Soi-même [323] authentique ne dit justement pas « Je-Je », mais il « est » dans la ré-ticence cet étant jeté comme lequel il peut être authentiquement. Le Soi-même que dévoile la réticence de l’existence résolue est le sol phénoménal originaire pour la question de l’être du « Je ». Seule l’orientation phénoménale sur le sens d’être du pouvoir-être-Soi-même authentique met la méditation en mesure d’élucider quel droit ontologique peuvent revendiquer la substantialité, la simplicité et la personnalité en tant que caractères de l’ipséité. La question ontologique de l’être du Soi-même doit être arrachée à la pré-acquisition – constamment favorisée par le dire-Je prédominant – d’une chose-Soi en permanence sous-la-main. EtreTemps64