technique

techne
Technik, technisch

technisch
Avec la question directrice du sens de l’être, la recherche aborde la question fondamentale de la philosophie en général. Or le mode de traitement de cette question est phénoménologique. Du coup, le présent essai ne s’asservit ni à un « point de vue » ni à un « courant », s’il est vrai que la phénoménologie, tant qu’elle se comprend elle-même, n’est et ne saurait devenir aucun des deux. L’expression « phénoménologie » signifie primairement un concept méthodique. Elle ne caractérise pas le quid réal des objets de la recherche philosophique, mais leur comment. Plus un concept méthodique se déploie authentiquement et détermine amplement la figure fondamentale d’une science, et plus originellement il est enraciné dans le débat avec les choses mêmes, plus il s’éloigne de ce que nous appelons un procédé technique, comme il n’en manque pas même dans les disciplines théoriques. [EtreTemps7]

Technik
Toute méthode véritable se fonde dans un regard-préalable adéquat sur la constitution fondamentale de l’« objet », ou du domaine d’objets à ouvrir. Par suite ; toute méditation méthodique véritable — qu’il convient de bien distinguer de vides explications techniques — apporte en même temps une révélation sur le mode d’être de l’étant thématique. La clarification des possibilités, des requêtes et des limites méthodiques de l’analytique existentiale en général peut seule assurer à son étape fondative — le dévoilement du sens d’être du souci — la transparence qui lui est nécessaire. L’interprétation du sens ontologique du souci doit nécessairement s’accomplir sur la base de la pleine et constante re-présentation phénoménologique de la constitution existentiale du Dasein telle qu’elle a été jusqu’ici dégagée. [EtreTemps61]

La question de la technique
La technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique. EC, pag. 9.

De même l’essence de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre rapport à l’essence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir. Nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de liberté, que nous l’affirmions avec passion ou que nous la niions pareillement. Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique. EC, pag. 9.

Nous questionnons au sujet de la technique, quand nous demandons ce qu’elle est. Un chacun connaît les deux réponses qui sont faites à cette question. D’après l’une, la technique est le moyen de certaines fins. Suivant l’autre, elle est une activité de l’homme. Ces deux manières de caractériser la technique sont solidaires l’une de l’autre. Car poser des fins, constituer et utiliser des moyens, sont des actes de l’homme. La fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments et de machines font partie de ce qu’est la technique. En font partie ces choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins et les fins auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la technique. Elle est elle-même un dispositif (Einrichtung), en latin un instrumentum.
La représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, peut donc être appelée la conception instrumentale et anthropologique de la technique.
Qui voudrait nier qu’elle soit exacte? Elle se conforme visiblement à ce que l’on a sous les yeux lorsqu’on parle de technique. La conception instrumentale de la technique est même exacte d’une façon si peu rassurante qu’elle est aussi applicable à la technique moderne, dont on affirme d’ailleurs, avec un certain droit, que par rapport à la technique artisanale antérieure elle est quelque chose de tout à fait autre, donc de nouveau. EC, pag. 10.

Il demeure exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins. C’est pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l’homme dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen. On veut, comme on dit, « prendre en main » la technique et l’orienter vers des fins « spirituelles ». On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme.
Mais supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen : quelles chances restent alors à la volonté de s’en rendre maître? Nous disions pourtant que la conception instrumentale de la technique était exacte; et elle l’est bien aussi. La vue exacte observe toujours, dans ce qui est devant nous, quelque chose de juste. Mais, pour être exacte, l’observation n’a aucun besoin de dévoiler l’essence de ce qui est devant nous. […] La conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle donc pas encore son essence. EC, pag. 10.

Nous demandions ce qu’est la technique et sommes maintenant arrivés devant l’aletheia, devant le dévoilement. En quoi l’essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement? Réponse : en tout. Car tout « produire » se fonde dans le dévoilement. Or, celui-ci rassemble en lui les quatre modes du faire-venir – la causalité – et les régit. Dans son domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi [18] l’instrumentalité. Celle-ci passe pour être le trait fondamental de la technique. Si, précisant peu à peu notre question, nous demandons ce qu’est proprement la technique entendue comme moyen, alors nous arrivons au dévoilement. En lui réside la possibilité de toute fabrication productrice.
Ainsi la technique n’est pas seulement un moyen elle est un mode du dévoilement. Si nous la considérons ainsi, alors s’ouvre à nous, pour l’essence de la technique, un domaine tout à fait différent. C’est le domaine du dévoilement, c’est-à-dire de la véri-té (Wahr-heit). EC, pag. 17.

[…] que dit donc le mot de « technique »? Le mot vient de grec : technikon désigne ce qui appartient à la techne. EC, pg. 18.

La technique est un mode du dévoilement. La technique déploie son être (west) dans la région où le dévoilement et la non-occultation, où aletheia, où la vérité a lieu.
A cette détermination de la région où doit être cherchée l’essence de la technique, on peut objecter qu’elle est certes valable pour la pensée grecque et qu’à mettre les choses au mieux elle convient pour la technique artisanale, mais qu’elle n’est pas applicable à la technique moderne, qui est motorisée. Or, c’est elle précisément (la technique moderne) et elle seule l’élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu’est « la » technique. On dit que la technique moderne est différente de toutes celles d’autrefois, au point de ne pouvoir leur être comparée, parce qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature. Entre temps, on a vu clairement que l’inverse aussi était vrai : la physique moderne, en tant qu’expérimentale, dépend d’un matériel technique et est liée aux progrès de la construction des appareils. Cette relation réciproque de la technique et de la physique est bien exacte; mais la constatation qui en est faite demeure une simple constatation « historique » de faits et elle ne nous dit rien du fondement de cette relation réciproque. La question décisive demeure pourtant quelle est donc l’essence de la technique moderne, pour que celle-ci puisse s’aviser d’utiliser les sciences exactes de la nature?
Qu’est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. C’est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu’il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la noLlatç. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefôrdert) et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son soute. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler. EC, pag. 19.

Le dévoilement qui régit complètement la technique moderne a le caractère d’une interpellation (Stellen) au sens d’une pro-vocation. EC, pag. 22.

Si en ce moment, où nous tentons de montrer la [24] technique moderne comme le dévoilement qui provoque, les expressions « interpeller », « commettre », « fonds » s’imposent à nous et s’accumulent d’une manière sèche, uniforme, donc ennuyeuse, ce fait a sa raison d’être dans le sujet qui est en question. Qui accomplit l’interpellation pro-voquante, par laquelle ce qu’on appelle le réel est dévoilé comme fonds? L’homme, manifestement. […] Mais justement parce que l’homme est pro-voqué d’une [25] façon plus originelle que les énergies naturelles, à savoir au « commettre », il ne devient jamais pur fonds. En s’adonnant à la technique, il prend part au commettre comme à un mode du dévoilement. EC, pag. 24-25

Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain. EC, pag. 25-26

Arraisonnement (Ge-stell) : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation (Stellen) qui requiert l’homme, c’est-à-dire qui le pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du « commettre ». Ainsi appelons-nous le mode de dévoilement qui régit l’essence de la technique [28] moderne et n’est lui-même rien de technique. Fait en revanche partie de ce qui est technique tout ce que nous connaissons en fait de tiges, de pistons, d’échafaudages, tout ce qui est pièce constitutive de ce qu’on appelle un montage. Le montage, cependant, avec les pièces constitutives mentionnées, rentre dans le domaine du travail technique, qui répond toujours à la pro-vocation de l’Arraisonnement, mais n’est jamais ce dernier ni, encore moins, ne le produit. EC, pag. 27-28

Dans l’Arraisonnement se produit (ereignet sich) cette non-occultation, conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds. Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen inhérent à un pareil acte. La conception purement instrumentale, purement anthropologique, de la technique devient caduque dans son principe; on ne saurait la compléter par une explication métaphysique ou religieuse qui lui serait simplement annexée.
Il reste vrai toutefois que l’homme de l’âge technique est pro-voqué au dévoilement d’une manière qui est particulièrement frappante. […] Mais la science mathématique de la nature a vu le jour près de deux siècles avant la technique moderne. Comment donc aurait-elle pu être alors déjà placée au service de cette dernière? Les faits témoignent du contraire. La technique moderne n’a-t-elle pas fait ses premiers pas seulement lorsqu’elle a pu s’appuyer sur la science exacte de la nature? EC, pag. 28-29.

La théorie de la nature élaborée par la physique moderne a préparé les chemins, non pas à la technique en premier lieu, mais à l’essence de la technique moderne. Car le rassemblement qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant règne déjà dans la physique. Mais, en elle, il n’arrive pas encore à se manifester proprement lui-même. La physique moderne est le précurseur de l’Arraisonnement, [30] précurseur encore inconnu dans son origine. L’essence de la technique moderne se cache encore pour longtemps, là même où l’on invente déjà des moteurs, là même où l’électrotechnique trouve sa voie, où la technique de l’atome est mise en train. Tout ce qui est essentiel (alles Wesende), et non pas seulement l’essence de la technique moderne, se tient partout en retrait le plus longtemps possible. […] Au contraire, la technique à base de moteurs ne s’est pas développée avant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Seulement ce qui est plus tardif pour la constatation « historique », la technique moderne, est antérieur pour l’histoire, du point de vue de l’essence qui est en lui et qui le régit.

C’est parce que l’essence de la technique moderne réside dans l’Arraisonnement que cette technique doit utiliser la science exacte de la nature. Ainsi naît l’apparence trompeuse que la technique moderne est de la science naturelle appliquée. Cette apparence peut se soutenir aussi longtemps que nous ne questionnons pas suffisamment et qu’ainsi nous ne découvrons ni l’origine essentielle de la science moderne ni encore moins l’essence de la technique moderne. Nous demandons ce qu’est la technique, afin de mettre en lumière notre rapport à son essence. [32] L’essence de la technique moderne se montre dans ce que nous avons appelé l’Arraisonnement. Seulement le faire observer ne répond aucunement à la question concernant la technique, si répondre veut dire correspondre, à savoir à l’essence de ce qui est en cause. EC, pag. 30.

L’essence de la technique moderne met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une [33] manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. EC, pag. 32.

L’essence de la technique moderne réside dans l’Arraisonnement et celui-ci fait partie du destin de dévoilement : ces propositions disent autre chose que les affirmations, souvent entendues, que la technique est la fatalité de notre époque, où fatalité signifie : ce qu’il y a d’inévitable dans un processus qu’on ne peut modifier. Quand au contraire nous considérons l’essence de la technique, alors l’Arraisonnement nous apparaît comme un destin de dévoilement. Ainsi nous séjournons déjà dans l’élément libre du destin, lequel ne nous enferme aucunement dans une morne contrainte, qui nous forcerait à nous jeter tête baissée dans la technique ou, ce qui reviendrait au même, à nous révolter inutilement contre elle et à la condamner comme oeuvre diabolique. Au contraire quand nous nous ouvrons proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une façon inespérée, dans un appel libérateur. EC, pag. 34.

Le destin qui envoie dans le commettre est ainsi l’extrême danger. La technique n’est pas ce qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C’est l’essence de la technique, en tant qu’elle est un destin de dévoilement, qui est le danger. […] La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. EC, pag. 37.

Si l’essence de la technique, l’Arraisonnement, est le péril suprême et si en même temps Hôlderlin dit vrai, alors la domination de l’Arraisonnement ne peut se borner à rendre méconnaissable toute clarté de tout dévoilement, tout rayonnement de la vérité. Alors il faut au contraire que ce soit justement l’essence de la technique qui abrite en elle la croissance de ce qui sauve. EC, pag. 38.

Il nous faut donc demander à nouveau ce qu’est la technique car, d’après ce que nous avons dit, c’est dans son essence que « ce qui sauve » prend racine et se développe.
Mais comment pourrions-nous, dans l’essence de la technique, apercevoir « ce qui sauve », aussi longtemps que nous n’examinons pas dans quelle acception du mot « essence » l’Arraisonnement est proprement l’essence de la technique? […] Maintenant l’essence de la technique, l’Arraisonnement, est-il le genre commun de tout ce qui est technique? […] mais l’Arraisonnement n’est jamais l’essence de la technique au sens d’un genre. EC, pag. 39.

Ainsi l’Arraisonnement, en tant que destin de dévoilement, est sans doute l’essence de la technique, mais il n’est jamais essence au sens du genre et de l’essentia. Si nous faisons attention à ce point, nous sommes frappés par un fait étonnant : c’est la technique qui exige de nous que nous pensions dans une autre acception ce que l’on entend généralement par « essence » (Wesen). EC, pag. 40.

Tout ce qui est au sens fort (alles Wesende) dure. Mais ce qui dure n’est-il que ce qui perdure? L’essence de la technique dure-t-elle au sens de la permanence d’une idée planant au-dessus de tout ce qui est technique? Ainsi naîtrait l’apparence que le nom de la « technique » désigne une abstraction mythique. Comment la technique est-dans-son-être, c’est ce qu’on ne peut voir, si ce n’est à partir de cette perpétuation, dans laquelle l’Arraisonnement se produit comme destin de dévoilement. […] En tant qu’il forme l’essence de la technique, l’Arraisonnement est « ce qui dure ». EC, pag. 42.

En tant qu’elle est ce destin, l’essence de la technique engage l’homme dans ce qu’il ne peut de lui-même, ni inventer, ni encore moins faire. EC, pag. 43.

Ainsi – contrairement à toute attente – l’être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon.
C’est pourquoi le point dont tout dépend est que nous considérions ce lever possible, et que, nous souvenant, nous veillions sur lui. Comment le faire? Avant tout en apercevant ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l’essence de la technique. […] Si nous considérons enfin que l’esse de l’essence (Das Wesende des Wesens, sous-entendu « de la technique) se produit (sich ereignet) dans « ce qui accorde » et qui, préservant l’homme, le main-tient (Brauchi. Cf. pp. 35 et 43 et leurs notes.) dans la part qu’il prend au dévoilement, alors il nous apparaît que l’essence de la technique est ambiguë en un sens élevé. Une telle ambiguïté nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité. EC, pag. 44.

Si nous regardons bien l’essence ambigüe de la technique, alors nous apercevons la constellation, le mouvement stellaire du secret. La question de la technique est la question de la constellation dans laquelle le dévoilement et l’occultation, dans laquelle l’être même de la vérité se produisent. […] L’être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite au commettre et que tout se présente seulement dans la non-occultation du fonds. EC, pag. 45.

Autrefois la technique n’était pas seule à porter le nom de techne. Autrefois techne désignait aussi ce dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît. EC, pag. 46.

De l’autre possibilité : que partout s’installe la frénésie de la technique, jusqu’au jour où, à travers toutes les choses techniques, l’essence de la technique déploiera son être dans l’avènement de la vérité.
L’essence de la technique n’est rien de technique c’est pourquoi la réflexion essentielle sur la technique et l’explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine qui, d’une part, soit apparenté à l’essence de la technique et qui, d’autre part, n’en soit pas moins foncièrement différent d’elle. EC, pag. 47.

Questionnant ainsi, nous témoignons de la situation critique où, à force de technique, nous ne percevons pas encore l’être essentiel de la technique, où à force d’esthétique nous ne préservons plus l’être essentiel de l’art. Toutefois, plus nous questionnons en considérant l’essence de la technique et plus l’essence de l’art devient mystérieuse. EC, pag. 48.


Or, parce que ce que nous nommons les beaux arts, les Grecs le désignaient par techne, on pense que de la sorte devait être souligné le caractère artisanal, ou même ravalé au niveau d’un métier artisanal l’exercice d’un art.
Autant cette opinion commune est éclairante, autant elle manque le contenu du terme grec, c’est à dire ne pénètre pas jusqu’à la position première à partir de laquelle les Grecs déterminent l’art et l’oeuvre d’art. Or, cela ressort clairement du terme primitif techne. Pour en saisir la signification véritable, il est bon d’établir le concept proprement opposé. Ce concept se prononce dans le mot phusis. Nous le traduisons par « nature » et ne pensons à rien ou presque. Phusis pour les Grecs est le premier nom, le nom essentiel de l’étant même, dans sa totalité. L’étant constitue pour eux ce qui, croissant de soi même et poussé à rien, s’éclôt et se produit, ce qui rentre en soi et s’évanouit : le règne qui va s’épanouissant et se repliant en soi même.
Or, dès que l’homme au milieu de l’étant (physis) dans lequel il est exposé, cherche à gagner une base et à s’installer, et qu’il procède de telle ou telle manière pour maîtriser et surmonter l’étant, sa façon de procéder à l’encontre de l’étant est alors portée et dirigée par un savoir qui concerne l’étant. Et c’est ce savoir là qui se nomme techne. Ce terme dès le début n’a jamais désigné un faire ou un produire, mais ce genre de savoir qui porte et dirige toute irruption humaine au sein de l’étant. C’est pourquoi le terme techne sert souvent à désigner le savoir humain pur et simple. En particulier vaut comme techne le savoir qui oriente et motive cette sorte de dé composition (d’explication) et de domination (maîtrise) de l’étant, par le propre moyen desquelles, comme venant s’ajouter à l’étant déjà développé par soi même (physis) et sur la base de celui ci, est fabriqué et produit un autre et nouvel étant, sous les espèces de l’ustensile et des oeuvres d’art. Mais là encore techne n’entend pas un faire ni un savoir faire artisanal en tant que tel, mais toujours le savoir, l’explication de l’étant en tant que tel, dans le genre d’une consciente orientation d’un produire. Or, comme la confection d’ustensiles et la création d’oeuvres d’art rentrent chacune à sa manière dans l’immédiateté de l’existence quotidienne, le savoir qui oriente dans cette sorte de procéder et de produire est nommé techne dans un sens exceptionnel. L’artiste est un technites non parce qu’il est aussi un artisan, mais pour la raison que le fait de produire des oeuvres autant que celui de produire des ustensiles constitue une effraction par l’homme procédant sciemment au sein de la physis et sur le fond de celle ci. Mais dans son sens hellénique « procéder » ne sous entend pas ici le fait de s’attaquer (à la physis) mais de laisser se produire : ce qui est déjà présent en elle [c’est à dire pré-essentiel].
L’essence de la techne, à mesure que s’impose la distinction de matière et de forme, subit une interprétation en un sens déterminé et perd de sa force de signification primitive. Chez Aristote techne est encore une manière du savoir, quand même elle n’en est qu’une parmi d’autres (cf. Éthique à Nicomaque, VI). Si de façon tout à fait générale nous comprenons par le mot « art » n’importe quel genre de capacité humaine de produire et que nous concevions en outre cette capacité (ce pouvoir et être capable de) plus originellement encore en tant qu’un savoir, alors le mot « art » correspond précisément dans sa signification plus large au sens hellénique de techne. Mais pour autant que la techne se trouve alors expressément mise en rapport avec la fabrication de beaux objets et leur représentation, la réflexion sur l’art passe, par le détour d’une réflexion sur le Beau, dans le domaine de l’esthétique. Quant à ce qui est en vérité celé dans la caractérisation, apparemment extérieure, voire même déviée, selon la représentation courante, de l’art en tant que techne, cela n’apparaît pas chez les Grecs, ni n’apparaîtra jamais plus tard. [GA6T1PK, pg. 79]