Une fois encore il faut rappeler que tout l’effort de méditation que nous poursuivons suppose un renoncement premier et décisif au “sujet”, au “moi”, au “je”, ce qui ne veut pas dire que nous ne le retrouverons pas après, mais autrement.
Nous méditons “ce qui” rend possible la configuration d’un tel sujet. La méditation porte donc moins sur l’au-delà, sur l’horizon qui reste alors celui du sujet, que sur l’en-deçà qui le porte.
« Cela » nous l’avons nommé “la Vie”, et plus seulement “Être”, et même plus seulement “Instance du Présent”… Cette expérience de la Vie, nous la faisons moins qu’elle ne nous fait. Ce qu’elle fait de nous n’est plus dès lors situé par rapport à “nous”, mais par rapport à sa provenance qui cherche le chemin de son é-vocation.
Quand elle en vient à se dire dans le Silence “conscient” affleurant au coeur d’un Vivant particulier (la réalité-humaine) c’est donc la Vie même, le Corps de la panréalité toute entière, en la provenance de son surgissement et en le déploiement de son règne qui se parle consciemment à lui-même dans le Silence de la Dimension où il en vient à résonner. Nous avons vu le Jeu de cette incorporation de la Parole du tacite s’effectuer dans le Dialogue de la Terre et du Ciel, des divins et des mortels ; se montrer pour nous dans la Pose du Temple dorien, dans le Bouquet japonais, dans la repos du Jardin de pierres… Tout ceci montre la corporation silencieuse de la parole primordiale du Corps de la Panréalité de part le plus haut Désir de la Vie même.
Ce dont il s’agit maintenant, c’est de montrer comment s’effectue cette corporation primordiale du Silence de la panréalité universelle par la réalité humaine vivante. Plus précisément, comment la Vie même en vient à se représenter elle-même dans une image pure d’elle-même qui la rend le plus hautement présente à elle-même dans l’affleurement du Silence, Parole primordiale du vouloir-dire tacite de la Vie même.
Nous venons de réinsister sur le caractère désubjectivisé de notre méditation pour la raison que à chaque fois qu’il est question de poser le problème de la connaissance, on peut être sûr que cela sera fait en termes de “sujet”, dans l’inconscient humaniste où nous puisons encore, malgré Foucault.
A l’inverse de cette démarche “critique”, nous voulons penser la Vie se connaissant elle-même comme Panréalité, comme ce que le bouddhisme nomme “Corps de Réalité”, à quoi nous sommes incorporés et que, précisément notre incorporation révèle proprement à soi-même.
Ainsi, la connaissance n’est-elle pas d’abord une question logique mais expérimentale. Eprouver cette expérience comme telle, tel est ce qu’on vise quand on parle de connaître ce qui nous pousse à connaître.
— « Vouloir connaître “ce qui” nous permet de connaître n’a rien d’absurde, mais constitue au contraire un propos hautement décisif, dans la mesure où tout dépend de ce que, dans l’effort qui tend à dégager l’essence de la connaissance, le connaître soit éprouvé tel que déjà il a été reconnu, avant toute réflexion à son sujet, tel que, conformément à son essence, il se donne ouvertement. Si donc l’on déclare, de façon purement formaliste, en n’argumentant que par mots ou par séries de mots, qu’il serait impossible de connaître la puissance de connaître en tant que telle, c’est qu’à l’avance, on a essentiellement méconnu le connaître comme tel : à savoir que celui-ci est réfléchi en soi-même et jamais rétrospectivement et qu’en vertu de cette réflexivité même, il se situe toujours dans la clarté de sa propre essence. » 1
Heidegger distingue bien nettement ici entre la réflexion “logique” sur la faculté de connaissance et la réflexion “pragmatique”.
Pour la logique, “connaître ce qui nous permet de connaître” est un effort vain. C’est un “cercle” dans la mesure où pour connaître cela qui nous permet de connaître il faudra toujours faire un acte de connaissance et donc utiliser l’outil que l’on voudrait définir. Et de décréter en clignant de l’oeil que la question est dès lors “sans intérêt”. Et de continuer à gaminer sur les “problèmes” logiques en se cantonnant dans le cercle restreint de leurs fausses positions.
Pour le pragmatisme, rien de tel. Nous savons, expérimentalement parlant, que nous sommes oeuvrés par ce que nous désignons par “la Vie” universelle, même si nous ne savons pas précisément et avec clairvoyance, ce qui nous oeuvre. L’expérience de notre avènement dans d’avènement de la Panréalité est donc une affirmation sur le caractère productif pur de Cela, la Vie, qui s’oeuvre en la réalité humaine comme elle oeuvre la Panréalité toute entière. En ce sens, c’est notre corps même, dans le tissu du Corps de Réalité qui est agent de connaissance, qui “con-naît” la provenance de la Vie même qui le rend présent à lui-même. Dès lors, c’est tout le “corps-situation” dans la Panréalité qui est “corps-question” de la Panréalité sur elle-même. Il y a bien, là aussi, cercle, mais pour le “pragmatisme spiralant” le cercle est moins ce qui limite que ce qui ouvre à toutes les perspectives de la Dimension en quoi s’oeuvre la Vie universelle.
Dès lors, la connaissance, au sens radical du terme, n’est pas comprise comme le simple exercice de la puissance pensante : c’est une expérience fondamentale de notre modalité d’existence dans la provenance de la Vie même. A partir de cette provenance, dans cette provenance, en complicité avec toute la Panréalité, la réalité humaine en vient à comprendre qu’elle “expérimente” moins la Vie que la Vie même ne s’expérimente par nous en son plus haut risque : l’affleurement à la conscience d’un Silence, qui est la parole primordiale, positive, de la Vie même sur elle-même, du Corps de la Panréalité sur lui-même. On peut alors parler d’une “conscience pure” ou d’une “connaissance pure”, car elle est la conscience, la “connaissance pure” que nous éprouvons être le “connaître comme tel”. Heidegger lui donne un nom bien précis, qui constitue le terme régulateur de sa lecture de Kant : “schématiser”.
— « …connaître n’est pas “connaître” au sens prétendu de la reproduction réceptive, imitative, mais : connaître c’est schématiser. » 2
« Schéma » en grec dit “forme, figure, apparence ; air, maintien, contenance, attitude, geste ».
Nous retrouvons les eaux de notre Méditation.
Plus haut nous disions en effet que le Vide surabondant de la Panréalité n’a rien à voir avec le Néant dans la mesure où il rend présent toute chose à soi-même dans la Forme où il les configure. Ce moment impensable où le tacite recéleur de possible passe à l’explicite du Jeu des Formes “matérielles” ou “intelligibles” nous le nommâmes “le Différend”.
Nous pouvons maintenant ajouter que cette productivité pure par quoi nous expérimentons la provenance de la Vie même est le schématiser de la Vie même. Si produire c’est configurer (schéma) et si configurer est le connaître comme tel (schématiser), alors il faut dire qu’en produisant des formes de Vie, la Vie même se connaît elle-même comme capacité de production pure. Non pas tant des “formes” faut-il d’ailleurs dire, que de la “Forme” qu’est la Dimension pure et simple où la Vie s’é-tend, où l’Eclair lève l’éclaircie dans laquelle demeure et s’effectue la Pose de l’Instant de la Panréalité. La Vie se connaît primordialement comme “schématisation”, comme “configuration” du Vide souverain (Iki).
Ceci est la schématisation fondamentale de la Panréalité, schématisation à laquelle tout schéma particulier, toute “forme” particulière ou singulière participe et manifeste. Toute partie renvoie ainsi au Tout, parce que le Tout est l’Eploiement de la Vie universelle se configurant (Schéma) dans l’amplitude de la Vie panréelle (Vide).
La réalité humaine comme élément de la Panréalité n’est donc qu’une schématisation particulière dans l’Ensemble panréel du Vide universel en quoi la Vie même se configure.
C’est en ce sens foncier que notre corps, élément du Corps de la Panréalité “co-naît” depuis toujours “ce qui” l’accorde à soi. Etant dans la schématisation de la Vie même, l’homme est configuré de telle sorte que par sa modalité d’être, le Corps de la Panréalité lui-même va en venir à se parler immédiatement à lui-même, dans le repos du Silence affleurant. La réalité humaine est donc le “schéma” par lequel la Vie même parvient à s’évoquer primordiale-ment elle-même. La réalité humaine est le schéma par quoi la Vie configure la Parole de son silence primordial.
— « notre interrogation s’adresse à la Vie en tant qu’une vie connaissante. » 3
Après avoir enraciné la connaissance humaine dans la “connaissance pure” par quoi la Vie en vient à se connaître elle-même comme puissance pure de schématisation, nous pouvons nous attacher à préciser dans la réalité humaine la modalité particulière de la connaissance de la Vie même qui vient à s’y effectuer.
- GA6-1:552 : « Das Erkennen zu wollen ist nichst Widersinniges wohl aber ein Vorhaben von hohem Entscheidungscharakter, denn alles liegt an dem, dass beim Versuch der ausdrücklichen Wesenshebung der Erkenntnis so erfahren wird, wie es bereits vor allem Nachdenken darüber schon erkannt worden ist und gemäß seinem eigenen Wesen offen liegt. Wenn man daher rein formalistisch, nur mit Wörter und Wörterfolgen argumentierend, erklärt, das Erkennen zu erkennen, sei Widersinn und unmöglich, dann liegt darin bereits eine wesentliche Verkennung des Erkennens : daß dieses nämlich in sich selbst und niemals erst nachträglich besinnlich ist und kraft dieser Besinnlichkeit immer schon in einer Helle seines Wesens steht.[
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- GA6-1:555 : « Erkennen ist nicht “erkennen” nämlich im vermeitlichen Sinne der hinnehmenden, nachschreibenden Abbildung, sondern : “schematisieren. »[
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- GA6-1:551 : « unser Fragen gilt dem Leben als einem Erkennenden. »[
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