Être et temps : § 80. Le temps de la préoccupation et l’intratemporalité.

Provisoirement, il nous fallait simplement comprendre comment le Dasein fondé dans la temporalité se préoccupe en existant du temps, et comment celui-ci, dans la préoccupation explicitante, se publie pour l’être-au-monde. En quel sens le temps public ex-primé « est », et s’il peut en général être advoqué comme étant, ces questions, en revanche, demeuraient alors totalement indéterminées. Avant toute décision de la question de savoir si le temps public « n’est pourtant que subjectif », ou s’il est « objectivement effectif », ou encore ni l’un, ni l’autre, le caractère phénoménal du temps public doit tout d’abord être déterminé avec plus d’acuité.

La publication du temps ne se produit pas après coup et occassionnellement. Comme le Dasein, en tant qu’ekstatico-temporel, est bien plutôt à chaque fois déjà ouvert et que l’explicitation compréhensive appartient à l’existence, du temps s’est lui aussi déjà publié dans la préoccupation. On s’oriente sur lui, de telle sorte qu’il doit être en quelque manière trouvable pour tout un chacun.

Bien que la préoccupation du temps puisse s’accomplir, suivant le mode indiqué de la datation, à partir d’événements du monde ambiant, elle s’accomplit cependant toujours déjà dans l’horizon de cette préoccupation fondamentale du temps que nous connaissons au titre du calcul astronomique et calendaire du temps. Celui-ci ne survient pas fortuitement, mais il a sa nécessité ontologico-existentiale dans la constitution fondamentale du Dasein comme souci.

Parce que le Dasein, par essence, existe en tant que jeté de manière échéante, il explicite son temps, en s’en préoccupant, selon la guise d’un calcul du temps. En celui-ci se temporalise la [412] « véritable » publication du temps, de telle sorte qu’il faut dire que l’être-jeté du Dasein est le fondement permettant qu’« il y ait » publiquement du temps. Afin d’assurer à la monstration de l’origine du temps public à partir de la temporalité factice toute son intelligibilité possible, nous étions tenus de caractériser d’abord en général le temps explicité dans la temporalité de la préoccupation, ne serait-ce que pour mettre en évidence que l’essence de la préoccupation du temps ne réside pas dans l’application de déterminations numériques lors de la datation.

Ce qu’il y a de décisif au point de vue ontologico-existential dans le compte ou le comput du temps ne doit donc pas être aperçu dans la quantification du temps, mais être conçu plus originairement à partir de la temporalité du Dasein comptant avec le temps.

Le « temps public » se révèle être le temps « où » de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main intramondain fait encontre. Ce qui prescrit de nommer cet étant qui n’est pas à la mesure du Dasein de l’étant intratemporel. L’interprétation de l’intratemporalité procure un aperçu plus originaire dans l’essence du « temps public » et rend en même temps possible la délimitation de son « être ».

L’être du Dasein est le souci. Cet étant existe en tant qu’étant jeté qui échoit. Abandonné au « monde » découvert avec son Là factice, assigné à lui dans la préoccupation, le Dasein s’attend à son pouvoir-être-au-monde de telle manière qu’« il compte » avec et sur ce avec quoi, en-vue-de ce pouvoir-être, il retourne de façon finalement privilégiée. L’être-au-monde quotidien circon-spect a besoin de la possibilité de vue, c’est-à-dire de la clarté, pour pouvoir entrer dans un usage préoccupé de l’à-portée-de-la-main à l’intérieur du sous-la-main. Avec l’ouverture factice de son monde, la nature est découverte pour le Dasein. Dans son être-jeté, il est livré au change du jour et de la nuit. Celui-là offre par sa clarté la vue possible, celle-ci l’ôte.

Préoccupé de manière circon-specte, et s’attendant ainsi à la possibilité de voir, le Dasein, se comprenant à partir de son ouvrage du jour, se donne son temps par le « lorsqu’il fait jour ». Le « lors » de la préoccupation est daté à partir de ce qui se tient avec l’avènement de la clarté dans la connexion de tournure la plus proche qui soit au sein du monde ambiant : le lever du soleil. Lorsqu’il se lève, il est temps de… Le Dasein date donc le temps qu’il doit (se) prendre à partir de ce qui, dans l’horizon de l’abandon au monde, fait encontre à l’intérieur de celui-ci comme quelque chose avec lequel il retourne de manière privilégiée pour le pouvoir-être-au-monde circon-spect. La préoccupation fait usage de l’« être-à-portée-de-la-main » du soleil dispensant lumière et chaleur. Le soleil date le temps explicité dans la [413] préoccupation. De cette datation naît la mesure la plus « naturelle » du temps, le jour. Et comme la temporalité du Dasein qui doit (se) prendre son temps est finie, ses jours sont également déjà comptés. Le « tant qu’il fait jour » donne au s’attendre préoccupé la possibilité de déterminer avec pré-voyance le « alors » de ce dont il se préoccupe, autrement dit de diviser le jour. Et la division s’accomplit derechef par rapport à ce qui date le temps : le mouvement du soleil. Tout comme le lever, le coucher et le midi sont des « places » privilégiées que l’astre occupe. De son passage régulièrement récurrent, le Dasein qui est jeté dans le monde et qui, temporalisant, se donne du temps tient compte. Le provenir du Dasein est, sur la base de l’explicitation datante du temps prédessinée à partir de son être-jeté dans le Là, un provenir journalier.

Cette datation qui s’accomplit à partir de l’astre dispensateur de lumière et de chaleur et de ses « places » privilégiées dans le ciel, est une indication temporelle qui, dans l’être-l’un-avec-l’autre « sous le même ciel », peut s’accomplir pour « tout un chacun » en tout temps et de la même façon – et même, en un sens, de manière d’emblée unanime. Car ce qui date est disponible dans le monde ambiant, sans pourtant être restreint au monde d’outils à chaque fois offert à la préoccupation : en effet, au sein de ce monde, c’est bien plutôt toujours déjà la nature du monde ambiant et le monde ambiant public qui est co-découvert 1. Sur cette datation publique où tout un chacun s’indique son temps, tout un chacun peut en même temps « compter », car elle utilise une mesure publiquement disponible. Cette datation compte avec le temps au sens d’une mesure du temps, laquelle a donc besoin d’un outil mesurant : d’une horloge. Par conséquent : avec la temporalité du Dasein jeté, abandonné au monde, qui se donne le temps est aussi déjà découvert quelque chose comme une « horloge », c’est-à-dire un étant à-portée-de-la-main qui est devenu accessible en son retour régulier dans le présentifier qui s’attend. L’être jeté auprès de l’à-portée-de-la-main se fonde dans la temporalité. Elle est le fondement de l’horloge. En tant que condition de possibilité de la nécessité factice de l’horloge, la temporalité conditionne en même temps sa découvrabilité ; car seul le présentifier s’attendant-conservant du parcours du soleil tel qu’il fait encontre avec l’être-découvert de l’étant intramondain permet et exige en même temps, en tant qu’il s’explicite, la datation à partir de l’à-portée-de-la-main publiquement présent dans le monde ambiant.

L’horloge « naturelle » à chaque fois déjà découverte avec l’être-jeté factice du Dasein fondé dans la temporalité motive pour la première fois et rend en même temps possible la [414] production et l’usage d’horloges encore plus maniables, et cela de telle manière que ces horloges « artificielles » doivent être « réglées » sur l’horloge « naturelle » pour pouvoir rendre à leur tour accessible le temps primairement découvert en celle-ci.

Avant que nous ne tentions de caractériser en leur sens ontologico-existential les traits principaux de la formation du calcul du temps et de l’usage de l’horloge, il convient de caractériser d’abord de manière plus complète le temps tel qu’on se préoccupe de lui en le mesurant. Si c’est la mesure du temps, en effet, qui publie pour la première fois « proprement » le temps offert à la préoccupation, alors un examen de la manière dont ce qui est daté se montre en une telle datation « computative » doit nous rendre accessible le temps public en son originarité phénoménale.

La datation du « alors » qui s’explicite dans le s’attendre préoccupé implique ceci lorsqu’il fait jour, il est temps de se mettre au travail du jour. Le temps explicité dans la préoccupation est à chaque fois déjà compris comme temps de…, pour… Le « maintenant que ceci et cela » est à chaque fois comme tel approprié et inapproprié. Le « maintenant » – et ainsi tout mode du temps explicité – n’est pas seulement un « maintenant que… », mais, en tant que ce maintenant essentiellement datable, il est en même temps essentiellement déterminé par la structure de l’appropriement ou du non-appropriement. Le temps explicité a nativement le caractère du « temps pour… », ou du « ce n’est pas le temps pour… » Le présentifier s’attendant-conservant de la préoccupation comprend le temps dans un rapport à un pour-quoi, qui, à son tour, est en dernière instance ancré dans un en-vue-de-quoi du pouvoir-être du Dasein. Avec ce rapport de pour…, le temps publié manifeste la structure où nous avions reconnu antérieurement 2 la significativité. Celle-ci constitue la mondanéité du monde. Le temps publié a, en tant que temps de…, essentiellement un caractère mondain, et c’est pourquoi nous nommons le temps qui se publie dans la temporalisation de la temporalité le temps du monde – non point certes parce qu’il serait sous-la-main comme étant intramondain (il ne peut jamais être tel), mais parce qu’il appartient au monde dans le sens que nous avons interprété ontologico-existentialement. Comment les rapports essentiels de la structure du monde, par exemple le « pour… », sont liés, sur la base de la constitution ekstatico-horizontale de la temporalité, avec le temps public, par exemple le « alors que… », c’est ce qui doit nous apparaître dans la suite. En tout état de cause, c’est maintenant seulement que le temps de la préoccupation se laisse complètement caractériser en sa structure : il est datable, tendu, public, et il appartient, en tant qu’ainsi structuré, au monde lui-même. Tout « maintenant » ex-primé naturellement-quotidiennement, par exemple, a cette [415] structure, et, comme tel, il est compris – quoique non thématiquement et préconceptuellement – dans le se-laisser-le-temps préoccupé du Dasein.

Dans l’ouverture de l’horloge naturelle qui appartient au Dasein existant comme jeté-échéant est en même temps contenue une publication privilégiée, à chaque fois déjà accomplie par le Dasein factice, du temps de la préoccupation, qui s’accentue et se consolide encore davantage dans le perfectionnement du comput du temps et l’affinement de l’usage des horloges. Nous n’avons pas à retracer ici historiquement, dans ses modifications possibles, l’évolution historiale du comput du temps et de l’usage de l’horloge. Posons plutôt la question ontologico-existentiale suivante : quel mode de temporalisation de la temporalité du Dasein se manifeste-t-il dans la direction suivie par la formation de ce comput et de cet usage ? De la réponse à cette question doit se dégager une compréhension plus originaire du fait que la mesure du temps, c’est-à-dire en même temps la publication expresse du temps dont on se préoccupe, se fonde dans la temporalité du Dasein, plus précisément dans une temporalisation tout à fait déterminée de celle-ci.

Si nous comparons le Dasein « primitif », que nous avions pris pour base de l’analyse du comput « naturel » du temps, avec le Dasein « avancé », nous découvrons que pour ce dernier, le jour et la présence de la lumière solaire ne possèdent plus aucune fonction privilégiée, car ce Dasein a le « privilège » de transformer la nuit elle-même en jour. De la même façon, il n’est plus besoin, pour la constatation du temps, de jeter un regard exprès, immédiat, sur le soleil et sa position. La confection et l’usage d’outils de mesure indépendants permettent de lire directement le temps sur l’horloge proprement produite à cet effet. Le « quel temps est-il ? » devient « quelle heure est-il ? ». Cependant, bien que cela puisse demeurer recouvert à chaque lecture du temps, même l’usage de l’outil-horloge, étant donné que l’horloge entendue comme moyen d’un comput public du temps doit être réglée sur l’horloge « naturelle », se fonde dans la temporalité du Dasein, laquelle, avec l’ouverture du Là, est ce qui rend pour la première fois possible une datation du temps dont on se préoccupe. La compréhension de l’horloge naturelle, qui s’élabore au fur et à mesure du progrès de la découverte de la nature, fournit l’indication de nouvelles possibilités de mesure du temps, qui sont relativement indépendantes du jour et de toute observation expresse du ciel.

Cependant, même le Dasein « primitif » se rend déjà d’une certaine manière indépendant d’une lecture directe du temps dans le ciel, dans la mesure où il ne constate pas la position du soleil dans le ciel, mais mesure l’ombre que projette un étant constamment disponible. Ce qui peut se produire d’abord sous la forme la plus simple de l’antique [416] « horloge du paysan ». Dans l’ombre qui accompagne constamment chacun, le soleil fait encontre du point de vue de sa présence changeante aux diverses places. Les longueurs des ombres, qui varient au cours du jour, peuvent être « en tout temps » mesurées au pas. Même si la longueur des corps et des pieds des uns et des autres est à chaque fois différente, le rapport des deux n’en demeure pas moins constant, dans les limites d’une précision relative. La détermination temporelle publique d’un rendez-vous requis par la préoccupation, par exemple, prendra alors la forme suivante : « Lorsque l’ombre sera longue de tant de pieds, nous nous rencontrerons à tel endroit ». Dans ce cas est tacitement présupposée, au sein de l’être-l’un-avec-l’autre restreint aux limites étroites d’un monde ambiant prochain, l’égalité de la distance polaire du « lieu » où s’accomplit la mesure au pas de l’ombre en question. Cette horloge, le Dasein n’a pas besoin de l’avoir d’abord sur soi, il l’est d’une certaine manière lui-même.

Quant au cadran solaire public où un rai d’ombre opposé au cours du soleil se meut sur une pierre chiffrée, il serait superflu de le décrire plus en détail. Mais pourquoi, à chaque emplacement qu’occupe l’ombre sur ce cadran, trouvons-nous quelque chose comme du temps ? Ni l’ombre, ni son trajet gradué ne sont pourtant le temps lui-même, et tout aussi peu leur relation spatiale réciproque. Où est-il donc, ce temps que nous lisons ainsi directement sur l’« horloge solaire », mais aussi sur toute montre de poche ?

Que signifie cela : lire le temps ? « Voir sur la montre », cela ne peut pourtant pas vouloir simplement dire : considérer l’outil à-portée-de-la-main dans son changement et suivre les emplacements successifs de l’aiguille. Non : constatant, dans l’usage de l’horloge, quelle heure il est, nous disons, à haute voix ou non : maintenant il est tant et tant, maintenant il est temps pour… ou : il y a encore le temps…, à savoir : maintenant, jusqu’à tel moment. Le voir-sur-l’horloge se fonde sur, et en même temps est guidé par un se-prendre-du-temps. Ce qui se manifestait déjà dans le calcul élémentaire du temps devient ici plus net : l’orientation sur le temps qui voit sur l’horloge est essentiellement un dire-maintenant. Cela va à tel point « de soi » que nous n’y prenons même pas garde, et même que nous savons encore moins explicitement que le maintenant est alors à chaque fois déjà compris et explicité dans la pleine réalité structurelle de la databilité, de l’être-étendu, de la publicité et de la mondanéité.

Or le dire-maintenant est l’articulation parlante d’un présentifier qui se temporalise en unité avec un s’attendre qui conserve. La datation qui s’accomplit dans l’usage de l’horloge se révèle comme une présentifier privilégié d’un sous-la-main. La datation ne se réfère pas [417] simplement à un étant sous-la-main, mais la référence elle-même a le caractère du mesurer. Certes, le nombre-mesure peut être immédiatement lu. Cependant, cette lecture implique ceci : l’inclusion de l’unité de mesure dans l’étendue à mesurer est comprise, autrement dit est déterminée la fréquence de sa présence en elle. Le mesurer se constitue temporellement dans le présentifier de la mesure-unité présente dans l’étendue présente. Quant à l’immutabilité impliquée par l’idée de mesure-unité, elle signifie que celle-ci doit à tout moment et pour tout un chacun être sous-la-main en sa constance. La datation mesurante du temps dont on se préoccupe explicite celui-ci dans un regard présentifiant sur un sous-la-main qui n’est accessible comme mesure-unité et comme mesuré qu’au sein d’un présentifier privilégié. Parce que le présentifier d’un étant présent a dans la datation mesurante une primauté particulière, la lecture mesurante du temps sur l’horloge s’ex-prime elle aussi en un sens accentué par le maintenant. Dans la mesure du temps, par suite, s’accomplit une publication du temps conformément à laquelle celui-ci fait encontre à chaque fois à tout moment et à tout un chacun comme « maintenant et maintenant et maintenant ». Ce temps « universellement » accessible sur les horloges est ainsi pour ainsi dire pré-trouvé comme une multiplicité sous-la-main de maintenant, sans que la mesure du temps soit thématiquement orientée vers le temps comme tel.

Parce que la temporalité de l’être-au-monde factice possibilise originairement l’ouverture de l’espace, et que le Dasein spatial s’est à chaque fois assigné un « ici » à sa mesure à partir d’un « là-bas » découvert, le temps dont le Dasein se préoccupe en sa temporalité est à chaque fois lié, du point de vue de sa databilité, à un lieu du Dasein. Non que le temps soit rattaché à un lieu : bien plutôt la temporalité est-elle la condition de possibilité qui permet que la datation puisse se lier au spatio-local, et cela de telle sorte que celui-ci soit obligeant, à titre de mesure, pour tout un chacun. Loin que le temps soit après coup accouplé à l’espace, cet « espace » soi disant accouplable à lui ne fait encontre que sur la base de la temporalité préoccupée du temps. Conformément à la fondation de l’horloge et du comput du temps dans la temporalité du Dasein qui constitue cet étant comme historial, il est possible de montrer dans quelle mesure l’usage des horloges est lui-même ontologiquement historial, et comment toute l’horloge « a » comme telle une « histoire » 3.

[418] Le temps publié dans la mesure du temps ne devient nullement lui-même, sous prétexte qu’il est daté à l’aide de rapports spatiaux de mesure, de l’espace. Tout aussi peu doit-on chercher l’élément ontologico-existentialement essentiel de la mesure du temps dans le fait que le « temps » daté est numériquement déterminé à partir d’étendues spatiales et du changement de lieu d’une chose spatiale. Bien plutôt le point ontologiquement décisif se trouve-t-il dans la présentification spécifique qui rend la mesure possible. La datation à partir du sous-la-main « spatial » est si peu une spatialisation du temps que cette prétendue spatialisation ne signifie rien d’autre que la présentification de l’étant sous-la-main en chaque maintenant et pour tout un chacun en sa présence. Dans la mesure du temps, puisque celle-ci, par nécessité d’essence, dit « maintenant », le mesuré, par-delà l’obtention de la mesure, est comme tel pour ainsi dire oublié, de telle sorte qu’il n’y a plus rien à trouver en dehors de telle étendue ou tel nombre.

Moins le Dasein préoccupé du temps a de temps à perdre, plus celui-ci devient « précieux », et plus son horloge, elle aussi, doit devenir maniable. Non seulement le temps doit être indiqué « plus exactement », mais la détermination du temps elle-même doit demander aussi peu de temps que possible et pourtant être en même temps en accord avec les indications de temps d’autrui.

Provisoirement, il ne nous incombait que de mettre en général en évidence la « connexion » entre l’usage des horloges et la temporalité qui (se) prend le temps. De même que l’analyse concrète du calcul astronomique élaboré du temps appartient à l’interprétation ontologico-existentiale de la découverte de la nature, de même le fondement de la « chronologie » historique calendaire ne peut être libéré qu’à l’intérieur du domaine de recherche de l’analyse existentiale de la connaissance historique 4.

La mesure du temps accomplit une publication accentuée du temps, de telle sorte que [419] c’est ainsi seulement que devient connu ce que nous appelons communément « le temps ». Dans la préoccupation, « son temps » est attribué à chaque chose. Elle « a » ce temps, et, comme tout étant intramondain, elle ne peut l’« avoir » que parce qu’elle est en général « dans le temps ». Le temps « où » de l’étant intramondain fait encontre, nous le connaissons comme le temps du monde. Celui-ci, sur la base de la constitution ekstatico-horizontale de la temporalité à laquelle il appartient, a la même transcendance que le monde. Avec l’ouverture du monde, du temps du monde est publié, de telle sorte que tout être temporellement préoccupé auprès de l’étant intramondain comprend circon-spectivement celui-ci comme faisant encontre « dans le temps ».

Le temps « dans lequel » le sous-la-main se meut et repose n’est pas « objectif » si l’on entend par là l’être-en-soi-sous-la-main de l’étant faisant encontre à l’intérieur du monde. Mais tout aussi peu est-il « subjectif » si nous comprenons par ce mot l’être-sous-la-main et la survenance dans un « sujet ». Le temps du monde est plus « objectif » que tout objet possible, parce que, en tant que condition de possibilité de l’étant intramondain, il est à chaque fois déjà ekstatico-horizontalement « objeté » avec l’ouverture du monde. Par suite le temps du monde, contrairement à l’opinion de Kant, est également pré-trouvé tout aussi immédiatement dans le physique que dans le psychique, sans l’être pour autant dans celui-là par le seul détour via celui-ci. De prime abord, « le temps » se montre justement au ciel, c’est-à-dire là où on le trouve dans l’orientation naturelle sur lui, de telle sorte que « le temps » a même pu être identifié avec le ciel.

Mais le temps du monde est aussi plus « subjectif » que tout sujet possible, parce que c’est lui qui – à condition d’être bien compris comme le sens du souci comme être du Soi-même facticement existant – rend tout d’abord possible, conjointement avec la temporalité, cet être même. « Le temps » n’est sous-la-main ni dans le « sujet » ni dans l’« objet », il n’est ni « dedans » ni « dehors », et il est « plus ancien » que toute subjectivité et objectivité, parce qu’il représente la condition de possibilité même de ce « plus ancien ». A-t-il alors en général un « être » ? Et, si non, est-il donc un fantôme, ou bien « plus étant » que tout possible étant ? La recherche qui poussera plus avant dans la direction de telles questions se heurtera à la [420] même « limite » qui s’était déjà imposée à l’élucidation provisoire de la connexion entre être et vérité 5. Mais quelque réponse que ces questions reçoivent dans la suite – ou à quelque degré d’originarité qu’elles puissent être posées -, une chose doit être d’emblée comprise : la temporalité comme ekstatico-horizontale temporalise quelque chose comme un temps du monde, lequel constitue une intratemporalité de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main. Ce dernier, néanmoins, ne peut en aucun cas être qualifié strictement de « temporel ». Qu’il survienne réellement, qu’il naisse et passe ou qu’il subsiste « idéalement », il est toujours, comme tout étant qui n’a pas la mesure du Dasein, in-temporel.

Si donc le temps du monde appartient à la temporalisation de la temporalité, il ne saurait être ni volatilisé dans un sens « subjectiviste », ni « chosifié » par une mauvaise « objectivation », deux écueils que seul un aperçu clair – et non pas simplement un balancement incertain entre l’une et l’autre possibilités – peut permettre d’éviter : l’aperçu de la manière dont le Dasein quotidien conçoit théoriquement « le temps » à partir de sa compréhension prochaine du temps, et de la mesure en laquelle ce concept de temps et sa domination l’empêche d’en comprendre le sens à partir du temps originaire, c’est-à-dire comme temporalité. La préoccupation quotidienne, qui se donne du temps, trouve « le temps » dans l’étant intramondain qui fait encontre « dans le temps ». Par suite, la mise au jour de la genèse du concept vulgaire du temps doit prendre son départ dans l’intratemporalité.

  1. Cf. supra, [§15->art22], p. [66] sq.[]
  2. Cf. supra, p. [83] sq., et [§69->art82], p. [364] sq.[]
  3. Nous ne pouvons ici nous engager dans le problème de la mesure du temps en théorie de la relativité. L’éclaircissement des fondements ontologiques de cette mesure présuppose déjà une clarification du temps du monde et de l’intratemporalité à partir de la temporalité du Dasein, et tout aussi bien la mise au jour de la constitution temporalo-existentiale de la découverte de la nature et du sens temporel de la mesure en général. Une axiomatique de la technique physique de la mesure repose sur ces recherches, et elle est par elle-même incapable de déployer le problème du temps comme tel.[]
  4. Comme première tentative d’interprétation du temps chronologique et du « nombre historique », cf. la leçon fribourgeoise d’habilitation de l’auteur (semestre d’été 1915) sur « Le concept de temps dans la science historique », 1916 [maintenant dans la G.A., t. I (N.d.T.)]. Les rapports existant entre nombre historique, temps du monde astronomiquement calculé et historialité du Dasein exigeraient une recherche approfondie. – Cf. en outre G. SIMMEL, Das Problem der historischen Zeit [Le problème du temps historique], dans les « Philos. Vorträge veröffentl. von der Kantgesellschaft », n. 12, 1916. – Les deux oeuvres fondamentales au sujet de la formation de la chronologie historique sont : J.J. SCALIGER, De emendatione temporum, 1583, et D. PETAU, S.J., Opus de doctrina temporum, 1627. – Sur le comput antique du temps, v. G. BILFINGER, Die antiken Stundenangaben [Les indications antiques de l’heure], 1888 ; Der bürgerliche Tag, Untersuchungen über den Beginn des Kalendartages im klassischen Altertum und im christlichen Mittelalter [La journée civile, Recherches sur les débuts du jour calendaire dans l’antiquité classique et au moyen age chrétien], 1888. – H. DIELS, Antike Technik, 2ème éd., 1920, p. 155-232, sur l’horloge antique. – Enfin, au sujet de la chronologie récente, FR. RUEHL, Chronologie des Mittelalters und der Neuzeit [Chronologie du moyen âge et des temps modernes], 1897.[]
  5. Cf. supra, [§44->art57], p. [226] sq.[]