constitution temporalo-existentiale

Nous l’avions souligné : les tonalités sont certes ontiquement bien connues, mais elles ne sont pas pour autant connues dans leur fonction existentiale originaire. Elles passent pour des vécus fugitifs qui « colorent » le tout des « états psychiques ». Mais ce qui, aux yeux d’une observation, présente le caractère de l’apparaître et du disparaître passager appartient en réalité à la constance originaire de l’existence. Certes, dira-t-on, mais qu’est-ce que des tonalités peuvent avoir à faire avec le « temps » ? Que ces « vécus » surgissent et s’en aillent, qu’ils se déroulent « dans le temps », c’est là une constatation triviale, assurément, et même ontico-psychologique. La tâche est pourtant de mettre en lumière la structure ontologique de l’être-intoné dans sa constitution temporalo-existentiale, ce qui, de prime abord, ne peut revenir qu’à rendre pour une fois en général visible la temporalité de la tonalité. La thèse : « l’affection se fonde primairement dans l’être-été » signifie : le caractère existential fondamental de la tonalité est un re-porter vers… Celui-ci ne produit pas tout d’abord l’être-été, mais c’est l’affection qui, à chaque fois, manifeste à l’analyse existentiale un mode de l’être-été. Par suite, l’interprétation temporelle de l’affection ne peut avoir pour intention de déduire les tonalités de la temporalité et de les dissoudre en purs phénomènes de temporalisation. Ce qui s’impose tout simplement, c’est de mettre en évidence que les [341] tonalités, envisagées en ce qu’elles « signifient » – et comment elles le « signifient » – existentiellement, ne sont pas possibles sinon sur la base de la temporalité. Notre interprétation temporelle se limitera ici aux phénomènes, déjà analysés de manière préparatoire, de la peur et de l’angoisse. EtreTemps68

Commençons l’analyse par la mise en lumière de la temporalité de la peur [NA: Cf. supra, §30 [EtreTemps30], p.[140] sq.]. Elle a été caractérisée comme une affection inauthentique. Or dans quelle mesure le sens existential qui la rend possible est-il l’être-été ? Quelle modalité de cette ekstase caractérise-t-elle la temporalité spécifique de la peur ? Celle-ci est un prendre-peur devant un redoutable qui, importun pour le pouvoir-être factice du Dasein, fait approche – selon la guise qu’on a décrite – dans l’orbe de l’à-portée-de-la-main dont il se préoccupe et du sous-la-main. Le prendre-peur ouvre, selon la guise de la circon-spection quotidienne [alltäglich], une menace. Un sujet purement intuitionnant serait incapable de découvrir quelque chose de tel. Mais cet ouvrir propre au prendre-peur devant… n’est-il pas un laisser-ad-venir-à-soi ? N’a-t-on pas pu déterminer à bon droit la peur comme l’attente d’un mal à venir (malum futurum) ? Le sens temporel primaire de la peur n’est-il pas l’avenir – et rien moins que l’être-été ? Incontestablement, le prendre-peur ne se « rapporte » pas seulement à « de l’avenir » si l’on prend ce mot au sens de ce qui ne fait qu’advenir « dans le temps », mais ce se-rapporter lui-même est a-venant dans un sens temporel originaire. Manifestement, un s’attendre appartient conjointement à la constitution temporalo-existentiale de la peur. Mais cela signifie d’abord tout au plus que la temporalité de la peur est une temporalité inauthentique. Le prendre-peur devant… n’est-il que l’attente d’une menace qui vient ? Mais l’attente d’une menace qui vient n’a pas besoin d’être déjà de la peur, et elle l’est si peu que le caractère tonal spécifique de la peur lui fait précisément défaut. Car ce caractère consiste en ce que le s’attendre de la peur laisse le menaçant re-venir vers le pouvoir-être facticement préoccupé. Or je ne puis m’attendre au menaçant comme revenant vers l’étant que je suis, autrement dit le Dasein ne peut être menacé que si le vers-quoi de ce retour vers… est déjà en général ekstatiquement ouvert. Que le s’attendre apeuré prenne-peur pour « soi », autrement dit que le prendre-peur de… soit toujours un prendre-peur pour…, cela implique le caractère de tonalité et d’affect de la peur. Son sens temporalo-existential est constitué par un s’oublier : le désengagement égaré devant le pouvoir-être factice propre en lequel l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] menacé se préoccupe de [342] l’à-portée-de-la-main. Aristote détermine à juste titre la peur comme lupe tis he tarake, comme un être-oppressé ou un égarement [NA: Cf. Rhet. B 5, 1382 a 21.]. L’être-oppressé ramène de force le Dasein à son être-jeté, mais de telle manière que celui-ci soit précisément refermé. L’égarement se fonde dans un oubli. Le désengagement oublieux devant un pouvoir-être factice, résolu, s’en tient aux possibilités de salut et d’esquive qui, préalablement, ont déjà été découvertes par la circon-spection. La préoccupation [Besorgen] qui prend-peur, parce qu’elle s’oublie et ainsi ne s’empare d’aucune possibilité déterminée, saute du prochain au prochain. Toutes les possibilités « possibles », donc aussi impossibles, s’offrent. Celui qui prend-peur ne se tient à aucune d’elles, le « monde ambiant » ne disparaît pas, mais il fait encontre de telle sorte que l’on ne s’y reconnaît plus. Au s’oublier de la peur appartient ce présentifier égaré du plus proche quelconque. Il est bien connu, par exemple, que les habitants d’une maison en flammes « sauvent » souvent les choses les plus indifférentes, ce qui est immédiatement à-portée-de-leur-main. La présentification oublieuse de soi d’un fouillis de possibilités flottantes rend possible l’égarement qui constitue le caractère de tonalité de la peur. L’oubli de l’égarement modifie aussi le s’attendre, et le caractérise comme ce s’attendre oppressé ou égaré qui se distingue d’une attente pure. EtreTemps68

Dans l’approchement qui rend possible un maniement et une occupation « identifiées à la chose », s’annonce la structure essentielle du souci, l’échéance. Sa constitution temporalo-existentiale se caractérise proprement par ceci qu’en elle, et ainsi également dans l’approchement « présentement » fondé, l’oubli attentif saute derrière le présent. Dans la présentification approchante de quelque chose depuis son « de-là-bas », le présentifier, oubliant le là-bas, se perd en soi-même. De là vient que, si la « considération » de l’étant intramondain s’engage à partir d’un tel présentifier, naît l’apparence selon laquelle il n’y aurait « d’abord » qu’une chose sous-la-main – sous-la-main ici, certes, mais dans un espace indéterminé. EtreTemps70

Parce que la temporalité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] factice possibilise originairement l’ouverture de l’espace, et que le Dasein spatial s’est à chaque fois assigné un « ici » à sa mesure à partir d’un « là-bas » découvert, le temps dont le Dasein se préoccupe en sa temporalité est à chaque fois lié, du point de vue de sa databilité, à un lieu du Dasein. Non que le temps soit rattaché à un lieu : bien plutôt la temporalité est-elle la condition de possibilité qui permet que la datation puisse se lier au spatio-local, et cela de telle sorte que celui-ci soit obligeant, à titre de mesure, pour tout un chacun. Loin que le temps soit après coup accouplé à l’espace, cet « espace » soi disant accouplable à lui ne fait encontre que sur la base de la temporalité préoccupée du temps. Conformément à la fondation de l’horloge et du comput du temps dans la temporalité du Dasein qui constitue cet étant comme historial, il est possible de montrer dans quelle mesure l’usage des horloges est lui-même ontologiquement historial, et comment toute l’horloge « a » comme telle une « histoire » [NA: Nous ne pouvons ici nous engager dans le problème de la mesure du temps en théorie de la relativité. L’éclaircissement des fondements ontologiques de cette mesure présuppose déjà une clarification du temps du monde et de l’intratemporalité à partir de la temporalité du Dasein, et tout aussi bien la mise au jour de la constitution temporalo-existentiale de la découverte de la nature et du sens temporel de la mesure en général. Une axiomatique de la technique physique de la mesure repose sur ces recherches, et elle est par elle-même incapable de déployer le problème du temps comme tel.]. EtreTemps80