Mais la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre du Dasein ne doit pas être prise pour un simple « aspect ». Même en elle, et même dans le mode de l’inauthenticité, se trouve a priori la structure de l’existentialité. Même en elle il y va pour le Dasein, selon une guise déterminée, de son être, auquel il se rapporte sur le mode de la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre, fût-ce seulement sur le mode de la fuite devant et de l’oubli de cet être. EtreTemps9
L’expression complexe « être-au-monde [In-der-Welt-sein] » indique en sa formation même que c’est un phénomène unitaire qui est visé par là. Cette donnée primaire doit être aperçue en son tout. L’indissolubilité en parcelles subsistantes n’exclut point une pluralité de moments structurels constitutifs de cette constitution. Le phénomène indiqué par cette expression autorise en fait une triple perspective. Il est permis, tout en maintenant d’emblée la totalité du phénomène, d’y dégager : 1. Le « au-monde » : par rapport à ce moment, s’impose la tâche de s’enquérir de la structure ontologique du « monde » et de déterminer l’idée de la mondanéité [Weltlichkeit] comme telle (chapitre III de la présente section). 2. L’étant qui est selon la guise de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. S’enquérir de lui, c’est s’enquérir de ce que nous interpellons dans la question « qui ? » Une mise en lumière phénoménologique doit permettre de déterminer qui est sur le mode de la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre du Dasein (chapitre IV). 3. L’être-à… comme tel ; la constitution ontologique de l’inhérence doit être mise en évidence (chapitre V). Toute mise en relief de l’un de ces moments constitutifs ne peut aller sans celle des autres, autrement dit : sans un aperçu, à chaque fois, sur le tout du phénomène. Si cependant l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] est une constitution a priori nécessaire du Dasein, il s’en faut de beaucoup qu’elle suffise à déterminer pleinement son être [NT: Telle quelle, cette phrase intermédiaire demeure ici assez obscure ; elle anticipe sur le §28 [EtreTemps28], où elle recevra son explication.]. Avant d’engager l’analyse thématique particulière des trois phénomènes à l’instant distingués, il convient donc, afin de lui procurer une orientation, de caractériser le dernier moment constitutif cité. EtreTemps12
Le Dasein existe facticement. Le questionnement porte sur l’unité ontologique de l’existentialité et de la facticité, ou sur l’appartenance essentielle de celle-ci à celle-là. Le Dasein, sur la base de l’affection qui lui appartient essentiellement, a un mode d’être où il est placé devant lui-même et où son être-jeté lui est ouvert. Mais l’être-jeté est le mode d’être d’un étant qui est à chaque fois lui-même ses possibilités, de telle manière qu’il se comprend dans et partir d’elles (se projette vers elles). L’être-au-monde [In-der-Welt-sein], auquel l’être auprès de l’à-portée-de-la-main appartient tout aussi originairement que l’être-avec [Mitsein] avec autrui, est à chaque fois en-vue-de lui-même. Mais le Soi-même est de prime abord et le plus souvent inauthentique – le On [das Man]-même. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein] est toujours déjà échu. La quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre du Dasein peut par conséquent être déterminée comme l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] échéant-ouvert, jeté-projetant, pour lequel il y va, en son être auprès du « monde » et en l’être-avec [Mitsein] avec autrui, du pouvoir-être le plus propre lui-même. EtreTemps39
Que l’angoisse comme affection fondamentale ouvre effectivement selon cette guise, la preuve la plus immédiate nous en est à nouveau apportée par l’explicitation quotidienne [alltäglich] du Dasein et le bavardage [Gerede]. L’affection, avons-nous dit en effet plus haut, manifeste « où l’on en est ». Dans l’angoisse, « c’est inquiétant », « c’est étrange ». Ici s’exprime d’abord l’indétermination spécifique de ce auprès de quoi le Dasein se trouve dans l’angoisse : le rien et nulle part. Mais ce caractère inquiétant, cette étrang(èr)eté signifie en même temps le ne-pas-être-chez-soi. En livrant la première indication phénoménale de la constitution fondamentale du Dasein et en clarifiant le sens existential de l’être-à par opposition à la signification catégoriale de l’« intériorité », nous avons déterminé le Dasein comme habiter auprès…, être familier avec… [NA: Cf. supra, §12 [EtreTemps12], p. [53] sq.] Ensuite, ce caractère de l’être-à fut manifesté plus concrètement par la publicité concrète du On, qui apporte le calme de l’auto-sécurité, l’« évidence » du « chez soi » dans la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre du Dasein [NA: Cf. supra, §27 [EtreTemps27], p. [126] sq.]. L’angoisse, au contraire, ramène le [189] Dasein de son identification échéante au « monde ». La familiarité quotidienne [alltäglich] se brise. Le Dasein est isolé, mais comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’être-à revêt la « modalité » existentiale du hors-de-chez-soi. Ce n’est pas autre chose que veut dire l’expression d’« étrang(èr)eté ». EtreTemps40
D’un autre côté, l’analyse ne peut s’en tenir à une idée de la mort fortuitement et arbitrairement forgée. Un tel arbitraire, du reste, ne peut être réfréné que par la caractérisation ontologique préalable du mode d’être où la « fin » s’engage dans la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre du Dasein. Pour cela, il est besoin d’une évocation complète des structures, plus haut dégagées, de la quotidienneté [Alltäglichkeit]. Que dans une analyse existentiale de la mort des possibilités existentielles de l’être pour la mort soient du même coup suggérées, cela est inhérent à l’essence de toute recherche ontologique. La nécessité n’en devient que plus forte que la détermination conceptuelle existentiale s’accompagne d’une absence d’obligation existentielle, et cela est spécialement vrai dans le cas de la mort, où le caractère de possibilité [249] du Dasein se laisse dévoiler avec la plus grande acuité. Tout ce à quoi vise la problématique existentiale, c’est à dégager la structure ontologique de l’être pour la fin du Dasein [NA: L’anthropologie élaborée dans la théologie chrétienne a toujours déjà – depuis PAUL jusqu’à la meditatio futurae vitae de CALVIN – coaperçu la mort dans l’interprétation de la « vie ». – W. DILTHEY, dont les tendances philosophiques propres étaient dirigées vers une ontologie de la « vie », ne pouvait manquer de discerner sa liaison avec la mort. « Le rapport qui détermine le plus profondément et universellement le sentiment de notre Dasein est celui de la vie à la mort ; car la limitation de notre existence par la mort est toujours décisive pour notre compréhension et notre appréciation de la vie. » Das Erlebnis und die Dichtung [Vécu et poésie], 5ème éd., p. 230. Récemment, G. SIMMEL, a lui aussi fait expressément entrer le phénomène de la mort dans la détermination de la « vie », mais bien entendu sans clairement dissocier problématique biologico-ontique et problématique ontologico-existentiale. Cf. Lebensanschauung, Vier metaphysische Kapitel [L’intuition de la vie, Quatre chapitres métaphysiques], 1918, p. 99-153. – Pour la présente enquête, il convient avant tout de comparer K. Jaspers, Psychologie der Weltanschauungen [Psychologie des conceptions du monde], 3ème éd., 1925, p. 229 sq., notamment p. 259-270. Jaspers saisit la mort au fil conducteur du phénomène – par lui dégagé – de la « situation-limite », dont la signification fondamentale dépasse toute typologie des « dispositions » et des « conceptions du monde ». EtreTemps49