Je suis un admirateur de Hamann, je n’en fais pas mystère ; mais je reconnais volontiers qu’en son élasticité sa pensée souffre d’inégalité, comme sa prodigieuse souplesse d’un manque de maîtrise, du moins si l’on cherche dans son œuvre un travail suivi. Mais sa parole brève témoigne de la spontanéité du génie, et la concision de la forme répond tout à fait au jaillissement désordonné de la pensée. Corps et âme et jusqu’à la dernière goutte de son sang, il se concentre en un seul mot, en la protestation d’un grand génie contre le système de l’existence (Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, p. 230-231).
Ainsi parle Søren Kierkegaard.
Le moins qu’on puisse dire est que Heidegger ne parle pas souvent de J. G. Hamann (le « Mage du Nord »), sur lequel son attention a cependant dû être très tôt attirée par la lecture de Kierkegaard et, plus tard, par celle de Schelling. Et puis il ne pouvait méconnaître le rôle joué en son temps par cet ami et confident de Kant et Herder, assurément trop peu connu en France. Pour voir un échantillon de ce qu’il appelait lui-même sa « prose kabbalistique » on peut au moins se rapporter à la traduction qu’a donnée de son Esthétique dans une coquille de noix J.-F. Courtine. Il le cite néanmoins avec égards en plusieurs occasions (GA10, 13, GA74, 169 et GA12, 10-11, et Acheminement vers la parole, p. 15) et se plaît à rappeler le mot de Goethe : Hamann ?… Horcht ! – « Hamann ?… Ouvrez vos oreilles ! » (Le Principe de raison, p. 56). Il ne fait pas de doute que la façon qu’a Hamann de s’interroger sur la parole (logos) – et notamment la parole biblique l’a impressionné. Hamann aime rappeler cette définition de la théologie chrétienne donnée par Luther : « Elle n’est pas autre chose qu’une grammaire spéculative qui s’occupe des paroles du Saint Esprit », définition dont Heidegger faisait le plus grand cas.