terre

Erde

Se tenant là, l’édifice repose en même temps sur le roc. C’est ainsi seulement que celui-ci manifeste l’obscurité de son sourd portement. Se tenant là, l’édifice tient tête à la tempête qui fait rage sur lui, manifestant par là pour la première fois celle-ci en sa violence. L’éclat et la lueur de la pierre, qui apparemment ne sont eux-mêmes dus qu’à la grâce du soleil, manifestent pourtant justement la clarté du jour, la largeur du ciel et les ténèbres de la nuit. La sûre éminence du temple se dresse contre le déferlement des flots marins, et laisse ainsi le tumulte sauvage venir au paraître en provenance du calme. C’est maintenant seulement que l’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et le grillon parviennent à une figure distincte et se dégagent ainsi en ce qu’ils sont. Ce dégagement, les Grecs le nommèrent physis. Ce mot veut dire : ce qui se lève à partir de soi et entre ainsi dans la lumière. Le nom grec pour la lueur de la lumière, phaos, phôs a la même racine. Une telle levée porte, embrasse et pénètre toutes choses. Elle est le tout sur lequel et dans lequel l’homme fonde son habiter. Celui-ci, nous l’appelons la terre. De ce que ce mot veut nommer, il convient de tenir éloigné aussi bien la représentation d’une masse matérielle sédimentée que celle, purement astronomique, d’une planète (Hw. 31). OOA1935 II

L’oeuvre-temple, en se dressant là, porte le peuple à la conjonction de son monde. En même temps, il laisse la terre se lever comme le fond natal sur lequel son Dasein repose (Hw. 32). OOA1935 II

L’oeuvre — tandis qu’elle surgit dans son monde — se re-plonge dans la massivité et la pesanteur de la pierre, dans la solidité et la souplesse du bois, dans la dureté et l’éclat du métal, dans le lumineux et le sombre de la couleur, dans l’explosion du son et la force nommante du mot. Mais tout cela n’est pas un matériau qui serait tout juste utilisé — et ensuite usé — lors de l’apprêtement, n’est pas un “matériau” qui n’attendrait que d’être dominé et porté à la disparition. Au contraire ! C’est justement dans ce que nous mésinterprétons au titre de “matériau” que vient tout d’abord au paraître le poids du roc, l’éclair et le scintillement des métaux, la haute stature de l’arbre, la lumière du jour, le bruissement des vagues et le silence de la nuit. C’est l’oeuvre qui pour la première fois pro-duit tout cela dans l’ouvert. Et l’ainsi pro-duit, nous le nommions déjà : la terre. Il convient donc maintenant de suggérer brièvement l’essence de celle-ci (Hw. 34-35). OOA1935 II

La terre fait ricocher sur elle toute pénétration en elle. Elle transforme toute percée seulement calculatrice en destruction, laquelle n’est qu’en apparence une maîtrise, mais au fond une impuissance. Ouverte là en tant qu’elle même, la terre ne l’est que lorsqu’elle est gardée et préservée comme cette terre essentiellement non ouvrable qui recule devant tout acte d’ouverture, c’est-à-dire qui se tient constamment refermée. Et telle est l’essence de la terre : ce qui, essentiellement, se referme. Physis kryptesthai philei — ce qui se lève a pour empressement de se tenir refermé. Toutes les choses de la terre — elle-même en son tout — confluent en un réciproque unisson, et pourtant, en chacune des choses qui se referment, se déploie la même in-connaissance mutuelle (Hw. 36). OOA1935 II

Or c’est cela précisément — la terre en tant que celle qui constamment se referme — que l’oeuvre pro-duit dans l’ouvert. Cependant, le se-refermer n’est point une rigidité vide, monotone, mais il abrite en soi une insurpassable plénitude que l’oeuvre libère à chaque fois en l’amenant pour la première fois à sa préservation. Et tandis que l’oeuvre pro-duit et met à l’abri ainsi la terre, elle se ramène elle-même à la terre comme quelque chose qui lui appartient. La terre devient, dans l’oeuvre et pour celle-ci, le fondement se refermant sur lequel elle repose, fondement qui, parce qu’il se referme essentiellement, demeure un abîme et se rend présent comme tel dans l’oeuvre (Hw. 36) OOA1935 II

Installation d’un monde, pro-duction de la terre sont les deux traits essentiels dans l’oeuvre. Ils ne sont point accidentellement accouplés, mais l’un requiert l’autre. Le monde que l’oeuvre ouvre en surgissant se tourne, en tant que milieu ajointant de tout décider qui sait, vers la terre et ne souffre rien d’indocile et de renfermé. Et la terre, que l’oeuvre, en produisant, laisse éclater, veut en son se-refermer être tout et tout enclore en soi. Mais c’est pour cela justement que la terre ne peut se passer du monde ouvert si elle doit elle-même apparaître dans le plein empressement de l’inclusion de toutes choses. Et le monde, à son tour, ne peut point s’envoler de la terre s’il doit, en tant que l’injonction qui ajointe et fait-signe, tenir tête à l’indocile. Le monde est vers la terre et la terre vers le monde. Ils sont en litige, et cela parce qu’ils s’appartiennent (Hw. 36-37). OOA1935 II

Tenons-nous le temple, la statue, la tragédie présents. L’oeuvre est tandis que, installant le monde et pro-duisant la terre, elle dispute leur litige. Dans le litige, monde et terre se dis-socient, mais non sans désormais s’as-socier résolument l’un à l’autre. Le monde ouvert cherche à captiver la terre dans un ajointement mondain ; la terre attire en retour le monde en soi et l’entraîne vers son fond obscur. Dans cet disjonction conjoignante du litige s’ouvre un ouvert. Nous l’appelons le Là. Il est l’espace de jeu éclairci où, pour la première fois, s’engage et apparaît l’étant singulier en tant qu’ainsi ou ainsi manifeste. Cet être-ouvert du Là est l’essence de la vérité. Les Grecs la nommèrent a-lètheia (hors-retrait). C’est là seulement où l’être-ouvert du Là se produit que la terre peut se presser, en tant que celle qui se referme, vers un ouvert ; c’est là seulement où l’être-ouvert du Là — la vérité — advient que le monde peut être ouvert comme l’in-jonction signifiante de ce qui est enjoint. Mais lorsque l’étant apparaît comme tel, alors et aussitôt ce qui était jusqu’ici bien connu se révèle n’être que surface, apparence, confusion. Inséparables du devenir-manifeste de l’étant, le recouvrement et la dissimulation viennent au jour, c’est-à-dire qu’apparaît la non-vérité. Elle co-appartient constamment à la vérité comme la vallée à la montagne. Mais, tout aussi immédiatement, se dégage avec le non-retiré cela même qui se referme, ce retiré que tout être-ouvert tire à chaque fois vers l’ouvert comme sa limite. C’est seulement si nous parvenons à apercevoir tout cela ensemble : le hors-retrait de ce qui est à chaque fois justement ouvert, le recouvrement et la dissimulation, ce qui se referme et ce qui se retire absolument, que nous saisissons les rapports essentiels de ce qui appartient à un être ouvert, c’est-à-dire à l’essence de la vérité (Hw. 39-44). OOA1935 II

Tandis que l’oeuvre soutient le litige entre le monde terrestrement ouvert et la terre se refermant mondainement rien d’autre n’est en oeuvre, en elle comme oeuvre, que l’advenir d’une ouverture du Là — c’est-à-dire de la vérité. Dans l’oeuvre, un advenir de la vérité est mis en oeuvre. Et cette mise-en-oeuvre de la vérité est l’essence de l’art. L’art, ainsi, est une guise en laquelle la vérité advient, l’ouvrir du Là dans l’oeuvre (Hw. 49). OOA1935 II

Selon sa représentation coutumière, la langue vaut comme un mode de “communication”. Assurément la langue sert à s’entretenir et à s’entendre, ou, plus généralement à se comprendre. Pourtant, elle n’est ni seulement ni primairement une expression phonique et graphique de ce qui doit être communiqué. Dans l’oeuvre, elle ne se contente pas de véhiculer le découvert ou le recouvert visés en tant que tels, mais son essence est d’abord et proprement de porter pour la première fois à l’ouvert l’étant en tant qu’un étant. Là où il n’y a aucune langue, chez la pierre, la plante, l’animal, là il n’y a non plus aucune être-ouvert de l’étant, ni, par suite, du non-étant et du vide. C’est seulement tandis que la langue nomme d’abord les choses qu’un tel nommer porte l’étant au mot et à l’apparaître. Ce nommer et ce dire est un projeter où est annoncé ce comme quoi l’étant est ouvert. Cette an-nonce projetante devient en même temps re-noncement à toute sourde confusion. Le dire projetant est poésie : le dit (Sage) du monde et de la terre et, avec eux, de l’espace de jeu de la proximité et du lointain des dieux. La langue est ainsi ce dire où, pour un peuple, son monde éclôt et sa terre est préservée en tant que refermée, commençant ainsi proprement à s’ouvrir ; ce dire qui, dans la formation du dicible, met en même temps au monde l’in-dicible en tant que tel. C’est en un tel dire que ses concepts majeurs, pour un peuple, reçoivent leur empreinte primitive (Hw. 60-61). OOA1935 II

Si cependant un tel défi projetant est véritablement poésie, alors ce qui nous est jeté par lui ne saurait être une quelconque intimidation. Le projet véritablement poétique est bien plutôt l’ouverture de cela en quoi le Dasein comme historial est déjà jeté. Et cela, c’est la terre, et, pour un peuple, c’est toujours sa terre, le fond se refermant où il repose avec tout ce que — encore retiré à lui-même — il est déjà. Aussi bien, cette donation comprise dans le projet doit-elle être re-puisée dans le fond refermé, et proprement re-posée sur celui-ci. C’est ainsi que le fondement, en tant que portant, est pour la première fois fondé et re-pris dans l’ouvert du Dasein. Si la poésie est fondation, ce n’est pas seulement au sens de la libre dispensation, mais en même temps au sens de ce fonder qui re-pose le fondement. Le projet porte cet “autrement qu’autrement” à l’ouvert ; mais, au fond, il ne s’agit de rien d’étranger, mais seulement de la propriété la plus propre, bien que jusqu’ici demeurée en retrait, du Dasein historial (Hw. 62). OOA1935 II

L’art comme poésie est fondation au double sens de la dispensation et de la re-position. Et en tant que tel l’art doit nécessairement s’engager dans le fondement — la terre —, et cela de telle sorte que celle-ci advienne dans l’ouvert du projet en tant que celle qui se referme. Autrement dit, il faut que le litige entre la terre et le projet du monde soit instauré — il faut qu’une oeuvre soit. OOA1935 II

Mais pourquoi faut-il que soit un tel provenir de la vérité, pourquoi faut-il que soit l’art en tant que poésie ? Réponse : parce que l’essence de la vérité comme hors-retrait inclut le re-trait. Celui-ci est aussi bien recouvrement (non-vérité) que, aussi, simple fermeture et, avec elle, limite de l’être-ouvert comme tel. À la vérité appartient le re-fermement, c’est-à-dire la terre. Celle-ci se refuse à tout assaut dissolvant. En elle, tout être-ouvert trouve sa borne. Mais cette borne, loin d’être extérieure à lui, est précisément ce qui borde l’être-ouvert, qui s’engage en lui, qui le porte et qui le lie ; c’est-à-dire que la vérité est essentiellement terrestre. OOA1935 II

Et c’est pourquoi la vérité, pour autant qu’elle provient en une guise essentielle, doit nécessairement co-engager la terre dans le Là. Il faut que soit un provenir de la vérité selon la modalité de l’art, il faut qu’une oeuvre soit. OOA1935 II

Et quand un commencement de l’art, un commencement comme art est-il nécessaire ? Toujours lorsque l’étant en totalité et comme tel veut être porté à l’être-ouvert. Cela advint pour la première fois en Occident avec le monde grec. Ce qui par la suite s’appellera légende fut alors décisivement mis en oeuvre. L’étant ainsi ouvert en son tout fut ensuite transformé en étant au sens du créé par Dieu : telle est l’oeuvre du Moyen Âge. Puis cet étant, derechef, fut transformé au début des Temps modernes. L’étant fut désenchanté et expliqué au titre de ce que le calcul peut maîtriser et percer à jour. À chaque fois, c’est un monde nouveau qui émergea, c’est-à-dire qu’à chaque fois l’être-ouvert de l’étant dut être refondé dans ce qui porte, limite et lie tout être-ouvert : dans la terre et sa mise à l’abri. À chaque fois il fallut à la terre entrer en litige avec le monde ; à chaque fois l’oeuvre d’art fut appelée à être ; car c’est en elle que se produit la percée insigne et, en même temps, la re-fondation la plus appropriée de la vérité terrestre. À l’ampleur et à la hauteur du monde qui s’ouvre se mesure à chaque fois la profondeur et le refermement de l’abîme de la terre, se mesure l’acuité et l’âpreté du litige entre terre et monde, se mesure la grandeur de l’oeuvre, se mesure la force de saut de l’art comme saut originaire. Seulement, avec l’étant ouvert par l’oeuvre, c’est aussi le mode d’être de l’oeuvre même qui se transmue. Le se-tenir-là du temple de Zeus est autre que celui de la Cathédrale de Bamberg. Monde et terre, dont ils disputent le litige, et selon le mode en lequel ils le disputent, se manifestent autrement. Et pourtant, c’est précisément et seulement par eux que la modalité du dire conformément auquel ils sont oeuvres édifiées est fondée comme modalité décisive (Hw. 63-64). OOA1935 II

Le litige entre monde et terre instauré dans l’art comme poésie — l’oeuvre se tenant en soi — est toujours un créé. Nous nommons ainsi ce trait essentiel dans l’être-oeuvre de l’oeuvre que nous avons jusqu’ici laissé de côté. L’être-créé appartient à l’être-oeuvre lui-même ; car que pourrait sinon vouloir dire le mot “oeuvre” ? OOA1935 II

Le saut créateur dans le saut originaire est l’instauration du litige entre le monde et la terre qui se referme. L’obscure rudesse et la pesanteur attirante, la poussée et le flamboiement sauvages, la ré-ticence discrète de toutes choses, bref : le terre en tant qu’elle prodigue la dureté de sa réclusion ne peut être soutenue qu’en une autre dureté. Or tel est le poser de la limite en tant que trait qui cerne (contour), qui déploie (élévation) et qui fonde (plan). Tandis que ce qui se referme est ex-trait dans l’ouvert, il faut que ce qui at-tire ainsi devienne lui-même trait, limite qui trace et jointure qui ajointe. Nous connaissons le mot d’Albrecht Dürer : “Car en vérité l’art se cache dans la nature, et celui qui peut l’en extraire le possède” (éd. Langue-Fuhse, p. 226). Extraire, ici, veut dire dégager, en l’occurrence en dessinant et en gravant (Hw. 51-52, 58). OOA1935 II