souci

Sorge [SZ]

L’interrogé primaire dans la question du sens de l’être est l’étant qui a le caractère du Dasein. L’analytique existentiale préparatoire du Dasein a elle-même besoin, conformément à sa spécificité, d’être préalablement esquissée et délimitée par rapport à des recherches apparemment équivalentes (chapitre 1). Puis, compte tenu du point de départ fixé à cette recherche, il convient de libérer dans le Dasein une structure-fondamentale : l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] (chapitre II). Cet « a priori » de l’interprétation du Dasein n’est point une déterminité [Bestimmtheit] composite, mais une structure originellement et constamment totale. Toutefois, elle procure des points de vue divers sur les moments qui la constituent. Tout en maintenant le regard constamment fixé sur la totalité à chaque fois première de cette structure, il faut discerner phénoménalement ces moments. Aussi l’analyse prendra-t-elle successivement pour objet : le monde en sa mondanéité [Weltlichkeit] (chapitre III), l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] comme être-avec [Mitsein] et être-soi-même (chapitre IV), l’être-à… comme tel (chapitre V). Sur la base de l’analyse de cette structure fondamentale, une indication provisoire de l’être du Dasein deviendra possible. Son sens existential est le souci (chapitre VI). EtreTemps8

Sont également des guises de la préoccupation [Besorgen] les modes déficients comme : s’abstenir, omettre, renoncer, se reposer, et enfin tous les modes relatifs à des possibilités de préoccupation [Besorgen] que l’on désigne par un « sans plus » [NT: Emprunté à BW, pour transposer « Nur noch » ; v. l’index.]. Le titre de « préoccupation [Besorgen] » présente d’abord une signification préscientifique, celle de : exécuter, liquider, « régler » une affaire [NT: En français, cela ne vaut point de « préoccupation [Besorgen] », que nous sommes obligés d’utiliser pour traduire Besorgen. Mais le lecteur « entendra » très bien cette phrase et la suivante en pensant par exemple à notre verbe « pourvoir (à … ) ».]. L’expression peut vouloir dire aussi : se préoccuper de quelque chose au sens de « se procurer quelque chose ». En outre, nous utilisons également l’expression dans la tournure [Bewandtnis] caractéristique : « je suis préoccupé de l’échec possible de cette entreprise ». « Se préoccuper » c’est alors quelque chose comme craindre. Par opposition à ces significations préscientifiques, ontiques, l’expression de « préoccupation [Besorgen] » est utilisée dans la présente recherche comme terme (comme existential) servant à désigner l’être d’un être-au-monde [In-der-Welt-sein] possible. Si l’on a choisi ce titre, ce n’est point par exemple parce que le Dasein serait d’abord et dans une large mesure économique et « pratique », mais parce que l’être du Dasein lui-même doit être manifesté comme souci. Cette dernière expression doit à son tour être saisie comme concept structurel ontologique (cf. chapitre VI de cette section). Le « souci » n’a rien à voir avec la « peine », les « ennuis », les « soucis de la vie » qui se rencontrent ontiquement en tout Dasein. Ces phénomènes ne sont possibles ontiquement – tout de même que l’« insouciance » et la « sérénité » – que parce que le Dasein ontologiquement compris est souci. C’est parce que l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] appartient essentiellement au Dasein que son être vis-à-vis du monde est essentiellement préoccupation [Besorgen]. EtreTemps12

Si l’être-Là-avec [Mitdasein] demeure existentialement constitutif de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], il doit alors, tout comme l’usage circon-spect de l’à-portée-de-la-main intramondain, que nous caractérisions anticipativement comme préoccupation [Besorgen], être interprété à partir du phénomène du souci, par lequel l’être du Dasein est en général déterminé (cf. le chapitre VI de cette section). Le caractère d’être de la préoccupation [Besorgen] ne peut échoir [verfallen] à l’être-avec [Mitsein], quand bien même ce mode d’être est, comme la préoccupation [Besorgen], un être pour l’étant faisant encontre à l’intérieur du monde. Cependant, l’étant « pour » (envers) lequel le Dasein se comporte en tant qu’être-avec [Mitsein] n’a pas le mode d’être de l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main, il est lui-même Dasein. Cet étant n’appelle pas la préoccupation [Besorgen], mais la sollicitude [Fürsorge] [NT: BW traduisaient « assistance ». Mais quoique ce mot Fürsorge soit en effet utilisé couramment en allemand quand on parle d’assistance publique ou sociale, on va voir qu’il n’a pas ici ce sens, étroitement « transitif ». De plus, souci et sollicitude [Fürsorge], ayant même étymologie, reflètent mieux la parenté entre Sorge et Fürsorge. Cette parenté, malheureusement, le français ne nous permettait pas de l’exprimer aussi bien entre souci et préoccupation [Besorgen] (Besorgen).]. EtreTemps26

Quant à ses modes positifs, la sollicitude [Fürsorge] offre deux possibilités extrêmes. Elle peut ôter pour ainsi dire le « souci » à l’autre, et, dans la préoccupation [Besorgen], se mettre à sa place, se substituer à lui. Cette sollicitude [Fürsorge] assume pour l’autre ce dont il y a à se préoccuper. L’autre est alors expulsé de sa place, il se retire, pour recevoir après coup l’objet de préoccupation [Besorgen] comme quelque chose de prêt et de disponible, ou pour s’en décharger complètement. Dans une telle sollicitude [Fürsorge], l’autre peut devenir dépendant et assujetti, cette domination demeurerait-elle même silencieuse au point de lui rester voilée. Cette sollicitude [Fürsorge] qui se substitue, qui ôte le « souci » détermine l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] dans la plus large mesure, et elle concerne le plus souvent la préoccupation [Besorgen] pour l’à-portée-de-la-main. EtreTemps26

En face d’elle existe la possibilité d’une sollicitude [Fürsorge] qui ne se substitue pas tant à l’autre qu’elle ne le devance en son pouvoir-être existentiel, non point pour lui ôter le « souci », mais au contraire et proprement pour le lui restituer. Cette sollicitude [Fürsorge], qui concerne essentiellement le souci authentique, c’est-à-dire l’existence de l’autre, et non pas quelque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à se rendre transparent dans son souci et à devenir libre pour lui. EtreTemps26

Dans la préoccupation [Besorgen] pour ce qu’on a entrepris avec, pour et contre les autres, se manifeste constamment le souci d’une différence vis-à-vis des autres : soit qu’il s’agisse simplement d’aplanir cette différence même ; soit que le Dasein propre, restant en retrait par rapport aux autres, s’efforce dans leur rapport à eux de les rattraper ; soit que le Dasein, jouissant d’une primauté sur les autres, s’attache à les tenir au-dessous de lui. L’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein], à son insu, est tourmenté par le souci de cette distance. Pour le dire existentialement, il a le caractère du distancement [Abständigkeit]. Moins ce mode d’être s’impose comme tel au Dasein quotidien [alltäglich] lui-même, et plus tenacement et originairement il déploie son influence. EtreTemps27

Le On a lui-même des guises d’être propres. La tendance de l’être-avec [Mitsein] que nous avons nommée le distancement [Abständigkeit] se fonde sur ceci que l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] comme tel se préoccupe de la médiocrité. Celle-ci est un caractère existential du On. C’est d’elle qu’il y va essentiellement pour le On [das Man] en son être, et c’est pourquoi il se tient facticement dans la médiocrité de ce qui « va », de ce qui est reçu ou non, de ce à quoi on accorde le succès et de ce à quoi on le refuse. Cette médiocrité dans la pré-esquisse de ce qui peut et a le droit d’être risqué veille sur toute exception qui pourrait surgir. Toute primauté est silencieusement empêchée. Tout ce qui est original est aussitôt aplati en passant pour bien connu depuis longtemps. Tout ce qui a été conquis de haute lutte devient objet d’échange. Tout secret perd sa force. Le souci pour la médiocrité dévoile à nouveau une tendance essentielle du Dasein, que nous appelons le nivellement de toutes les possibilités d’être. EtreTemps27

Cette anticipation, concernant ce moment structurel décisif du Dasein, procédait de l’intention d’englober dès le départ l’analyse des moments singuliers dans une perspective constante sur le tout structurel, et ainsi d’empêcher tout éclatement ou toute pulvérisation de l’unité du phénomène. Or ce qui s’impose maintenant, c’est, sans préjudice pour ce qui a été acquis dans l’analyse concrète du monde et du qui, d’infléchir à nouveau l’interprétation en direction du phénomène de l’être-à. La considération plus pénétrante de celui-ci n’est cependant pas simplement destinée à soumettre de nouveau, et de manière plus assurée, la totalité structurelle de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] au regard phénoménologique, mais aussi à frayer la voie à la saisie de l’être originaire du Dasein lui-même, le souci. EtreTemps28

Or la constitution fondamentale de la vue se manifeste dans une tendance d’être spécifique de la quotidienneté [Alltäglichkeit] au « voir ». Cette tendance, nous la désignons par le terme de curiosité qui, de manière significative, n’est pas restreint au voir et exprime la tendance à un laisser-faire-encontre accueillant spécifique du monde. Nous interprétons ce phénomène dans une visée ontologico-existentiale fondamentale, c’est-à-dire sans adopter la perspective étroite du connaître, qui, ce qui n’a rien de fortuit, est conçu très tôt dans la philosophie grecque à partir du « désir de voir ». L’essai qui, dans la collection des traités d’ontologie d’Aristote, vient en tête, commence par cette phrase : pantes anthropoi tou eidenai oregontai phusei [NA: Met., A 1, 980 a 21.] [171] : « Dans l’être de l’homme, il y a essentiellement le souci du voir ». Et cette phrase introduit une recherche qui tente de mettre à découvert l’origine de l’investigation scientifique de l’étant et de son être à partir du mode d’être cité du Dasein. Cette interprétation grecque de la genèse existentiale de la science n’est point due au hasard. Ce qui accède en elle à la compréhension explicite, c’est ce qui était pré-dessiné dans la proposition de Parménide : to gar auto noein estin te kai einai : l’être est ce qui se montre dans l’accueil intuitif pur, et seul un tel voir découvre l’être. La vérité originaire et authentique réside dans l’intuition pure. Cette thèse demeurera par la suite le fondement de la philosophie occidentale. La dialectique hegélienne y trouve son motif, et elle n’est possible que sur sa base. EtreTemps36

De prime abord, l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] s’identifie au monde dont il se préoccupe. La préoccupation [Besorgen] est guidée par la circon-spection qui découvre l’à-portée-de-la-main et le préserve dans son être-découvert. À tout apport, à toute exécution, la circon-spection offre les voies de son progrès, les moyens de son achèvement, l’occasion convenable, le moment approprié. La préoccupation [Besorgen] peut s’apaiser, soit en interrompant l’entreprise pour reprendre haleine, soit en l’achevant. Dans ce repos, la préoccupation [Besorgen] ne disparaît pas, en revanche la circon-spection devient libre, elle n’est plus liée au monde d’ouvrage. Dans l’apaisement, le souci se déplace vers la circon-spection devenue libre. La découverte circon-specte du monde d’ouvrage a le caractère d’être de l’é-loigner. La circon-spection libérée n’a plus rien à-portée-de-la-main, qu’elle devrait se préoccuper d’approcher. En tant qu’essentiellement é-loignante, elle se procure des possibilités nouvelles de l’é-loigner, ce qui veut dire qu’elle s’écarte de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main pour tendre vers le monde lointain et étranger. Le souci devient préoccupation [Besorgen] pour les possibilités de ne plus voir, en un calme séjour, le « monde » qu’en son seul aspect. Le Dasein cherche le lointain simplement pour le rapprocher de soi en son aspect. Il se laisse uniquement emporter par l’aspect du monde : c’est là un mode d’être où il se préoccupe de se dépouiller de lui-même en tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein], de l’être auprès de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main au quotidien [alltäglich]. EtreTemps36

Mais si la curiosité libérée se préoccupe de voir, ce n’est pas pour comprendre ce qui est vu, c’est-à-dire pour accéder à un être pour lui, mais seulement pour voir. Elle ne cherche le nouveau que pour sauter à nouveau de ce nouveau vers du nouveau. Ce dont il y va pour le souci d’un tel voir, ce n’est pas de saisir et d’être dans la vérité en sachant, mais de possibilités de s’abandonner au monde. Aussi la curiosité est-elle caractérisée par une incapacité spécifique de séjourner auprès du plus proche. Aussi bien ne recherche-t-elle pas non plus le loisir du séjour considératif, mais l’inquiétude et l’excitation que donne le toujours nouveau et le changement incessant d’objet rencontré. En son non-séjour, la curiosité se préoccupe de la constante possibilité de la distraction. La curiosité n’a rien à voir avec la contemplation admirative de l’étant, avec le thaumazein, ce qui lui importe n’est point d’être frappée d’incompréhension par la stupeur, mais elle se préoccupe d’un savoir simplement pour avoir su. Les deux moments constitutifs de la curiosité : l’incapacité de séjourner dans le monde de la préoccupation [Besorgen] et la distraction vers de nouvelles possibilités, fondent le troisième [173] caractère d’essence de ce phénomène, ce que nous appelons l’agitation. La curiosité est partout et nulle part. Ce mode de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] dévoile un nouveau mode d’être du Dasein quotidien [alltäglich], où celui-ci ne cesse de se déraciner. EtreTemps36

Or, avec cette analyse, le tout de la constitution existentiale du Dasein est libéré en ses traits capitaux, et le sol phénoménal est conquis pour l’interprétation « synthétique » de l’être du Dasein comme souci. EtreTemps38

C’est le phénomène de l’angoisse qui sera pris pour base de l’analyse, à titre d’affection satisfaisant à de telles requêtes méthodiques. L’élaboration de cette affection fondamentale et la caractérisation ontologique de ce qui y est ouvert en tant que tel prendra son départ dans le phénomène de l’échéance et délimitera l’angoisse par rapport au phénomène voisin, plus haut analysé, de la peur. L’angoisse, en tant que possibilité d’être du Dasein, en même temps que le Dasein même qui est ouvert en elle, livre le sol phénoménal requis pour la saisie explicite de la totalité originaire d’être du Dasein. L’être du Dasein se dévoile comme souci. L’élaboration ontologique de ce phénomène existential fondamental exige de le délimiter par rapport à des phénomènes qui pourraient être de prime abord identifiés à lui. Des phénomènes de ce genre sont la volonté, le souhait, la tendance, la pulsion. Mais le souci ne saurait être dérivé d’eux, car eux-mêmes sont fondés en lui. EtreTemps39

Comme toute analyse ontologique, l’interprétation ontologique du Dasein comme souci et les résultats qu’elle conquiert se tiennent à cent lieues de ce qui est accessible à la compréhension préontologique de l’être ou même à la connaissance ontique de l’étant. Que le contenu de la connaissance ontologique, par comparaison avec les contenus exclusivement ontiques qui lui sont « bien connus », déconcerte le sens commun, cela ne saurait étonner. Néanmoins, il se pourrait à l’inverse que le point de départ ontique de l’interprétation [183] ontologique du Dasein comme souci qu’on va ici tenter paraisse déjà controuvé et théorique, pour ne rien dire de la violence que l’on pourrait reprocher à notre mise hors circuit de la définition traditionnelle et confirmée de l’homme. C’est pourquoi nous avons besoin, en fait de confirmation, d’une confirmation préontologique de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci. Elle consistera à montrer que le Dasein, sitôt qu’il s’est ex-primé sur lui-même, s’est explicité, bien que de manière seulement préontologique, comme souci (cura). EtreTemps39

L’analytique du Dasein, en poussant jusqu’au phénomène du souci, est destinée à préparer la problématique fondamental-ontologique, la question du sens de l’être en général. Il convient donc, à partir des résultats acquis, d’infléchir expressément le regard dans cette direction, autrement dit de dépasser la tâche particulière d’une anthropologie apriorique existentiale. Or pour cela, les phénomènes qui se tiennent dans la connexion la plus étroite avec la question directrice de l’être doivent être pris en vue rétrospectivement et saisis de manière encore plus pénétrante. Ces phénomènes, ce sont d’une part les guises de l’être qui ont été expliquées : l’être-à-portée-de-la-main, l’être-sous-la-main, qui déterminent l’étant intramondain qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Or comme la problématique ontologique, depuis toujours, a compris primairement l’être au sens de l’être-sous-la-main (« réalité », effectivité du monde) tout en laissant l’être du Dasein ontologiquement indéterminé, il est besoin d’une élucidation de la connexion ontologique entre souci, mondanéité [Weltlichkeit], être-à-portée-de-la-main et être-sous-la-main (réalité). Ce qui nous conduira à une détermination plus aiguë du concept de réalité dans le cadre d’une discussion des problématiques gnoséologiques orientées sur cette idée, à savoir celle du réalisme et de l’idéalisme. EtreTemps39

Dans la problématique ontologique traditionnelle, être et vérité ont été depuis longtemps rapprochés, quoique non pas identifiés. Dans ce rapprochement s’atteste, même si peut-être ses motifs fondamentaux sont restés retirés, la connexion nécessaire entre être et compréhension. Pour préparer de façon satisfaisante la question de l’être, il est donc besoin d’une clarification ontologique du phénomène de la vérité. Elle s’accomplira d’abord sur le sol de ce que l’interprétation antérieure a conquis avec les phénomènes de l’ouverture et de l’être-découvert, de l’explicitation et de l’énoncé. [184] La conclusion de l’analyse-fondamentale préparatoire du Dasein prendra donc successivement pour thème : l’affection fondamentale de l’angoisse comme ouverture privilégiée du Dasein (§40 [EtreTemps40]) ; l’être du Dasein comme souci (§41 [EtreTemps41]) ; la confirmation de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci à partir de l’auto-explicitation préontologique du Dasein (§42 [EtreTemps42]) ; Dasein, mondanéité [Weltlichkeit] et réalité (§43 [EtreTemps43]) ; Dasein, ouverture et vérité (§44 [EtreTemps44]). EtreTemps39

§41 [EtreTemps41]-. L’être du Dasein comme souci. EtreTemps41

La totalité formellement existentiale du tout structurel ontologique du Dasein doit donc être saisie dans la structure suivante : l’être du Dasein veut dire être-déjà-en-avant-de-soi-dans-(le-monde-) comme-être-auprès (de l’étant faisant encontre de manière intramondaine). Cet être remplit la signification du titre de souci, que nous utilisons ici de manière purement ontologico-existentiale. De son sens demeure exclue toute tendance d’être entendue ontiquement comme le zèle ou l’incurie. EtreTemps41

[193] Que l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] soit essentiellement souci, c’est la raison pour laquelle, dans des analyses antérieures, nous avons pu saisir l’être auprès de l’à-portée-de-la-main comme préoccupation [Besorgen] et l’être avec l’être-Là-avec [Mitdasein] d’autrui tel qu’il fait encontre à l’intérieur du monde comme sollicitude [Fürsorge]. Si l’être-auprès… est préoccupation [Besorgen], c’est parce que, en tant que guise de l’être-à, il est déterminé par la structure fondamentale de celui-ci, par le souci. Le souci ne caractérise pas simplement, par exemple, l’existentialité coupée de la facticité et de l’échéance, mais il embrasse l’unité de ces déterminations d’être. Par suite, le souci ne désigne pas non plus primairement et exclusivement un comportement isolé du Moi vis-à-vis de lui-même. Parler de « souci de soi » par analogie à la préoccupation [Besorgen] et à la sollicitude [Fürsorge] serait une tautologie. Le souci ne peut pas désigner un comportement particulier vis-à-vis du Soi-même, parce que celui-ci est déjà caractérisé ontologiquement par l’être-en-avant-de-soi, mais, dans cette détermination, les deux autres moments structurels du souci, l’être-déjà-dans… et l’être-auprès… sont eux aussi conjointement posés. EtreTemps41

Le souci, en tant que totalité structurelle originaire, « précède » de manière apriorico-existentiale toute « conduite » et « situation » du Dasein, ce qui veut dire qu’il s’y trouve aussi bien toujours déjà. Par suite, ce phénomène n’exprime nullement une primauté de l’attitude « pratique » sur la théorique. Le déterminer purement intuitif d’un sous-la-main n’a pas moins le caractère du souci qu’une « action politique » ou la calme résignation. « Théorie » et « praxis » sont des possibilités d’être d’un étant dont l’être doit être déterminé comme souci. EtreTemps41

C’est pourquoi est également vouée à l’échec toute tentative de ramener le souci, en sa [194] totalité essentiellement indéchirable, à des actes particuliers ou à des pulsions comme le vouloir, le souhait, l’impulsion, le penchant, ou de le reconstruire à partir de tels éléments. EtreTemps41

Vouloir et souhait sont enracinés par une nécessité ontologique dans le Dasein comme souci, ils ne se réduisent pas à des vécus ontologiquement indifférents, survenant dans un flux totalement indéterminé en son sens d’être. Et cela ne vaut pas moins de la tendance et du penchant, qui, eux aussi, sont fondés, pour autant qu’ils puissent en général être purement mis en lumière dans le Dasein, dans le souci. Ce qui n’exclut pas que tendance et penchant ne constituent aussi ontologiquement l’étant qui « vit » sans plus. Néanmoins, la constitution ontologique du « vivre » pose un problème propre, qu’il n’est possible de déployer que sur la voie d’une privation réductrice à partir de l’ontologie du Dasein. EtreTemps41

Le souci est ontologiquement « antérieur » à tous les phénomènes cités qui, bien entendu, pourraient dans une certaine mesure être adéquatement « décrits » sans que leur horizon ontologique plein dût être visible, voire même en général connu. La présente recherche fondamental-ontologique, qui n’aspire ni à une ontologie complète du Dasein, ni surtout à une anthropologie concrète, peut se borner à fournir ici une indication sur la manière dont ces phénomènes sont fondés existentialement dans le souci. EtreTemps41

Le pouvoir-être en-vue duquel le Dasein est a lui-même le mode d’être de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Il implique donc ontologiquement le rapport à de l’étant intramondain. Le souci est toujours, même s’il n’est que privativement, préoccupation [Besorgen] et sollicitude [Fürsorge]. Dans le vouloir, un étant compris, c’est-à-dire projeté vers sa possibilité, est saisi concrètement comme quelque chose dont il faut se préoccuper ou qu’il faut porter à son être par la sollicitude [Fürsorge]. C’est pourquoi au vouloir appartient à chaque fois un voulu, qui s’est déjà déterminé à partir d’un en-vue-de-quoi. La possibilité ontologique du vouloir a donc pour constituants : l’ouverture préalable de l’en-vue-de-quoi en général (être-en-avant-de-soi), l’ouverture de l’objet possible de préoccupation [Besorgen] (le monde comme le « où » de l’être-déjà) et le se-projeter compréhensif du Dasein vers un pouvoir-être pour une possibilité de l’étant « voulu ». Dans le phénomène du vouloir perce la totalité sous-jacente du souci. EtreTemps41

Le vouloir « rassuré » sous la conduite du On ne signifie cependant pas une extinction de l’être pour le pouvoir-être, mais seulement une modification de cet être. L’être pour les possibilités se manifeste alors le plus souvent comme simple souhait. Dans le souhait, le Dasein projette son être vers des possibilités qui, dans la préoccupation [Besorgen], ne restent pas seulement non-saisies, mais encore dont le remplissement n’est même plus considéré et attendu, au contraire : la prépondérance de l’être-en-avant-de-soi selon le mode du simple souhait implique une incompréhension des possibilités factices. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein] dont le monde est primairement projeté comme monde du souhait s’est perdu sans relâche dans le disponible, mais de telle sorte que celui-ci, désormais seul à-portée-de-la-main, ne suffit cependant pas à la lumière de ce qui est souhaité. Le souhait est une modification existentiale du se-projeter compréhensif qui, échu à l’être-jeté, ne fait plus qu’aspirer aux possibilités. Une telle aspiration referme les possibilités ; ce qui est « là » dans l’aspiration du souhait devient le « monde vrai ». Le souhait présuppose ontologiquement le souci. EtreTemps41

Dans l’aspiration, l’être-déjà-auprès… a la primauté. L’être-en-avant-de-soi-dans-l’être-déjà-dans… est modifié de manière correspondante. L’aspiration échéante manifeste le penchant du Dasein à « se laisser porter » par le monde où il est à chaque fois. Le penchant manifeste le caractère de l’être-exposé-à… L’être-en-avant-de-soi s’est perdu dans un « être-seulement-toujours-déjà-auprès… ». La « tendance » du penchant est de se laisser entraîner par ce à quoi le penchant aspire. Si le Dasein sombre pour ainsi dire dans un penchant, alors ce n’est pas simplement encore un penchant qui est sous-la-main, mais au contraire la pleine structure du souci qui est modifiée. Devenu aveugle, le Dasein met toutes les possibilités au service du penchant. EtreTemps41

L’impulsion « à vivre » est au contraire une « tendance » qui apporte elle-même avec soi son moteur – une « tendance à n’importe quel prix ». L’impulsion cherche à refouler [abdrängen] d’autres possibilités. Ici aussi, l’être-en-avant-de-soi est inauthentique, même si le fait d’être attaqué par l’impulsion vient de celui-là même qu’elle anime. L’impulsion peut courir plus [196] vite que l’affection et la compréhension correspondantes. Mais le Dasein n’est pas alors, n’est jamais « simple impulsion » à laquelle s’ajouteraient parfois d’autres attitudes, comme la maîtrise et la conduite de celle-ci, mais, en tant que modification de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] en sa plénitude, il est toujours déjà souci. EtreTemps41

Dans la pure impulsion, le souci n’est pas encore devenu libre, même si c’est lui qui seul rend possible ontologiquement que le Dasein subisse sa propre impulsion. Dans le penchant, au contraire, le souci est toujours déjà lié. Penchant et impulsion sont des possibilités qui s’enracinent dans l’être-jeté du Dasein. Impossible d’anéantir l’impulsion « à vivre », d’extirper le penchant « à se laisser porter » (« vivre ») par le monde. Mais tous deux, parce que et seulement parce qu’ils se fondent ontologiquement dans le souci, peuvent être modifiés ontico-existentiellement par celui-ci en tant qu’authentique. EtreTemps41

L’expression « souci » désigne un phénomène ontologico-existential fondamental, qui néanmoins n’est pas simple en sa structure. La totalité ontologiquement élémentaire de la structure du souci ne peut pas plus être reconduite à un « élément originaire » ontique que l’être, à coup sûr, ne peut être « expliqué » à partir de l’étant. Finalement, il nous apparaîtra que l’idée de l’être en général est tout aussi peu « simple » que l’être du Dasein. La détermination du souci comme être-en-avant-de-soi-dans-l’être-déjà-dans… – comme être-auprès… montre nettement que ce phénomène est lui aussi en soi structurellement articulé. Or n’est-ce pas là l’indice phénoménal que la question ontologique doit être poussée encore plus loin pour dégager un phénomène encore plus originaire, qui porte ontologiquement l’unité et la totalité de la multiplicité structurelle du souci ? Mais avant que la recherche poursuive cette question, il est besoin d’une appropriation rétrospective et plus aiguë de ce qui a été jusqu’ici interprété, du point de vue de la question fondamental-ontologique du sens de l’être en général. Toutefois, nous devons auparavant montrer que ce qui en cette interprétation est ontologiquement « nouveau » est ontiquement tout à fait ancien. Bien loin de le plier à une idée imaginaire, l’explication de l’être du Dasein porte pour nous existentialement au concept ce qui a déjà été ouvert ontico-existentiellement. EtreTemps41

§42 [EtreTemps42]-. Confirmation de l’interprétation existentiale du Dasein comme souci à partir d’une auto-explicitation préontologique du Dasein. EtreTemps42

L’enjeu essentiel des interprétations précédentes, qui ont finalement conduit à dégager le souci comme être du Dasein, était de conquérir, pour l’étant que nous sommes à chaque [197] fois nous-même et que nous appelons « homme », les fondements ontologiques adéquats. Pour cela, l’analyse devait d’entrée de jeu quitter le point de vue de l’amorçage traditionnel – mais ontologiquement non clarifié et fondamentalement problématique – tel qu’il est prédonné par la définition traditionnelle de l’homme. Il se peut que l’interprétation ontologico-existentiale, mesurée à l’aune de celle-ci, déconcerte, spécialement si le « souci » est compris de manière simplement ontique au sens des « soucis » et des « tourments ». C’est pourquoi nous devons maintenant produire un témoignage préontologique, dont la force probante, sans doute, ne sera « qu’historique ». EtreTemps42

L’auto-explicitation du Dasein comme souci qu’on va lire est déposée dans une vieille fable [NA: C’est en consultant l’essai de K. BURDACH, « Faust und die Sorge » [« Faust et le souci »], dans Deutsche Viertel-jahrschrift fur Litteraturwissenschaft und Geistesgeschichte, 1, 1923, p. 1 sq. que l’auteur a rencontré ce témoignage préontologique en faveur de l’interprétation ontologico-existentiale du Dasein comme souci. Burdach montre que Goethe a reçu de Herder cette fable sur la cura – qui est transmise comme 220ème fable d’Hygin – et l’a exploitée dans la seconde partie de son Faust : v. notamment les vers 40 sq. – Le texte ci-dessus est cité d’après F. BÜCHELER, dans Rheinisches Museum, 41, 1886, p. 5, et traduit d’après BURDACH, op. cit., p. 41 sq.] : Cura cum fluvium transiret, videt cretosum lutum sustulitque cogitabunda atque coepit fingere. Dum deliberat quid iam fecisset, Jovis intervenit. Rogat eum Cura ut det illi spiritum, et facile impetrat. Cui cum vellet Cura nomen ex sese ipsa imponere, Jovis prohibuit suumque nomen ei dandum esse dictitat. Dum Cura et Jovis disceptant, Tellus surrexit simul suumque nomen esse volt cui corpus praebuerit suum. Sumpserunt Saturnum judicem, is sic aecus judicat : [198] « Tu Jovis quia spiritum dedisti, in morte spiritum, tuque Tellus, quia dedisti corpus, corpus ecipito, Cura enim quia prima finxit, teneat quamdiu vixerit, Sed quae nunc de nomine eius vobis controversia est, homo vocetur, quia videtur esse factus ex humo. » EtreTemps42

Ce qui procure à ce témoignage préontologique une signification particulière, c’est qu’il n’envisage pas seulement en général le « souci » comme quelque chose à quoi le Dasein humain est attaché « toute sa vie durant », mais que le « souci » y apparaît en connexion avec la conception bien connue de l’homme comme composé de corps (terre) et d’esprit. « Cura prima finxit » : cet étant tire l’« origine » de son être du souci. « Cura teneat, quamdiu vixerit » : l’étant en question n’est pas détaché de cette origine, mais tenu en elle, régi par elle aussi longtemps qu’il est « au monde ». L’« être-au-monde [In-der-Welt-sein] » a le caractère ontologique du « souci ». Son nom (homo), cet étant ne le reçoit pas en considération de son être, mais compte tenu de ce en quoi il consiste (humus). Où faut-il voir l’être « originaire » de cette [199] créature ? La décision sur ce point appartient à Saturne, le « temps » [NA: Cf. le poème de HERDER, Das Kind der Sorge, dans Werke, éd. Suphan, t. XXIX, p. 75.]. La détermination d’essence préontologique de l’homme exprimée dans la fable a donc d’entrée de jeu pris en vue le mode d’être qui régit son passage temporel dans le monde. EtreTemps42

L’histoire sémantique du concept ontique de « cura » permet encore d’apercevoir d’autres structures fondamentales du Dasein. Burdach [NA: Op. cit., p. 49. Dans le stoïcisme déjà, merimna était un terme fixé, qui revient dans le Nouveau Testament, traduit dans la Vulgate par sollicitudo. – Si l’auteur de ce livre en est venu à adopter cette perspective prédominante sur le « souci » qui gouverne l’analytique précédente du Dasein, c’est dans le cadre de ses tentatives pour interpréter l’anthropologie augustinienne – c’est-à-dire gréco-chrétienne – par rapport aux fondements posés dans l’ontologie d’Aristote.] attire l’attention sur une équivoque du terme « cura », selon laquelle il ne signifie pas seulement « effort anxieux », mais aussi « soin », « dévouement ». C’est ainsi que Sénèque écrit dans sa dernière lettre (Epist. CXXIV) : « Parmi les quatre natures existantes (arbres, animal, homme, Dieu), les deux dernières, qui seules sont douées de raison, se distinguent par ceci que le dieu est immortel, l’homme mortel. Or chez eux, ce qui achève le bien de l’un, à savoir du dieu, c’est sa nature, ce qui achève le bien de l’autre, à savoir de l’homme, c’est le souci (cura) » : « unius bonum natura perficit, dei scilicet, alterius cura, hominis. » EtreTemps42

La perfectio de l’homme, autrement dit le fait qu’il devienne ce qu’il peut être en son être-libre pour ses possibilités les plus propres (dans le projet), est un « achèvement » du « souci ». Mais celui-ci détermine cooriginairement le mode fondamental de cet étant, conformément auquel il est livré au monde de la préoccupation [Besorgen] (être-jeté). L’« équivoque » de cura vise une seule constitution fondamentale selon la structure essentiellement duelle du projet jeté. EtreTemps42

Considérée par rapport à l’interprétation ontique, l’interprétation ontologique n’est pas une simple généralisation ontico-théorique. Car cela voudrait dire simplement : ontiquement, toutes les conduites de l’homme sont « soucieuses » et guidées par un « dévouement » à quelque chose. Si « généralisation » il y a, elle est ontologico-apriorique. Elle ne vise pas des propriétés ontiques constamment récurrentes, mais une constitution d’être qui à chaque fois est à leur fondement. Celle-ci rend seule ontologiquement possible que cet étant soit ontiquement advocable comme cura. La condition existentiale de possibilité de « soucis de la vie » et de « dévouement » doit être conçue dans un sens originaire, c’est-à-dire ontologique, comme souci. EtreTemps42

L’« universalité » transcendantale du phénomène du souci et de tous les existentiaux [200] fondamentaux a d’autre part cette ampleur par laquelle seule est pré-donné le sol sur lequel se meut toute explicitation ontique du Dasein, qu’une telle « conception du monde » comprenne le Dasein comme « soucis de la vie » et détresse, ou en sens contraire. EtreTemps42

Le « vide » et la « généralité » qui s’attache du point de vue ontique aux structures existentiales n’en a pas moins sa déterminité [Bestimmtheit] et sa plénitude ontologiques propres. Le tout de la constitution d’être, par suite, n’est pas lui-même simple en son unité, mais il montre une articulation structurelle qui vient à l’expression dans le concept existential du souci. EtreTemps42

L’interprétation ontologique du Dasein a porté l’auto-explicitation préontologique de cet étant comme « souci » au concept existential du souci. Néanmoins, l’analytique existentiale ne vise point une fondation ontologique de l’anthropologie, son but est fondamental-ontologique. Ce but est ce qui a déterminé, certes tacitement, le cours des considérations antérieures, le choix des phénomènes et le degré de pénétration de l’analyse. EtreTemps42

Sous le titre de « problème de la réalité » se pressent des questions différentes : 1. celle de savoir si l’étant prétendu « transcendant à la conscience [Gewissen] » est en général ; 2. celle de savoir si cette réalité du « monde extérieur » peut être suffisamment prouvée ; 3. celle de savoir dans quelle mesure cet étant, s’il est réel, est connaissable en son être-en-soi ; 4. celle de savoir, enfin, ce que le sens de cet étant, la réalité, signifie en général. Notre élucidation du problème [202] de la réalité traitera, dans la perspective de la question fondamental-ontologique, des trois aspects suivants : a) la réalité comme problème de l’être et de la démonstrabilité du « monde extérieur » ; b) la réalité comme problème ontologique ; c) la réalité et le souci. EtreTemps43

Ces recherches préalables à une possible question ontologique de la réalité ont été conduites dans l’analytique existentiale précédente. D’après celle-ci, le connaître est un mode dérivé de l’accès au réel, qui n’est essentiellement accessible qu’en tant qu’étant intramondain. Tout accès à un tel étant est ontologiquement fondé dans la constitution fondamentale du Dasein, l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Celui-ci a la constitution d’être encore plus originaire du souci (être-en-avant-de-soi – être-déjà-dans-un-monde – en tant qu’être-auprès de l’étant intramondain). EtreTemps43

[206] Même si l’on voulait alléguer le fait que le sujet doit présupposer – et, inconsciemment, présuppose toujours déjà – que le « monde extérieur » est sous-la-main, la position purement constructive d’un sujet isolé n’en resterait pas moins encore en jeu. Le phénomène de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] serait alors tout aussi peu atteint qu’il ne l’est par la monstration d’un être-ensemble-sous-la-main du physique et du psychique. Avec de telles présuppositions, le Dasein arrive toujours déjà « trop tard » s’il est vrai que, s’il accomplit cette présupposition en tant qu’étant – et comment serait-elle possible autrement ? -, en tant qu’étant il est à chaque fois déjà dans un monde. « Plus ancienne » que toute présupposition et attitude du Dasein est l’« a priori » de sa constitution d’être selon le mode d’être du souci. EtreTemps43

Si le titre de réalité désigne l’être de l’étant sous-la-main à l’intérieur du monde (res) – et il n’est pas question d’y entendre autre chose -, cela signifie pour l’analyse de ce mode d’être que l’étant intramondain ne peut être ontologiquement conçu que si le phénomène de l’intramondanéité [Weltlichkeit] est clarifié. Or celle-ci se fonde dans le phénomène du monde, qui, quant à lui, appartient en tant que moment structurel essentiel de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] à la constitution fondamentale du Dasein. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein], à son tour, est ontologiquement solidaire de la totalité structurelle de l’être du Dasein, où nous avons reconnu le souci. Or ainsi sont caractérisés les fondements et les horizons dont la clarification rend seulement possible l’analyse de la réalité. Le caractère de l’en-soi, de même, ne peut devenir ontologiquement compréhensible que dans ce contexte. C’est en nous orientant sur ce contexte problématique que nos analyses antérieures ont interprété l’être de l’étant intramondain [NA: Récemment, Nicolai HARTMANN, à la suite de Scheler, a placé au fondement de sa théorie de la connaissance, qui est orientée ontologiquement, la thèse du connaître comme « relation d’être ». Cf. ses Grundzüge einer Metaphysik der Erkenntnis [Principes d’une métaphysique de la connaissance], 2ème éd. complétée, 1925. Mais Scheler comme Hartmann méconnaissent de la même manière, quelle que soit la différence séparant leurs bases de départ phénoménologiques, que l’ontologie en son orientation fondamentale traditionnelle achoppe sur le Dasein, et que la « relation d’être » (cf. supra, p. [59] sq.) renfermée dans le connaître contraint justement à sa révision fondamentale, et non pas simplement à son amélioration critique. La sous-estimation de l’influence silencieuse d’une position ontologiquement non clarifiée de la relation d’être entraîne Hartmann vers un « réalisme critique » qui, au fond, est totalement étranger au niveau même de la problématique exposée par lui. Sur la conception hartmanienne de l’ontologie, v. son étude « Wie ist kritische Ontologie überhaupt möglich ? » [« Comment l’ontologie critique est-elle en général possible ? »], dans la Festschrift Paul Natorp, 1924, p. 124 sq.]. EtreTemps43

[211] Aussi bien, la résistance n’est pas non plus expérimentée dans une pulsion ou une volonté « apparaissant » pour soi. L’une et l’autre se manifestent comme autant de modifications du souci. Seul un étant ayant ce mode d’être peut se heurter à du résistant en tant qu’intramondain. Lors donc que la réalité est déterminée par la résistivité, deux choses restent à considérer : d’une part, cette détermination n’atteint qu’un caractère de la réalité parmi d’autres ; ensuite, la résistivité présuppose nécessairement un monde déjà ouvert. La résistance caractérise le « monde extérieur » au sens de l’étant intramondain, mais jamais au sens de monde. La « conscience [Gewissen] de la réalité » est elle-même une guise de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. C’est à ce phénomène existential fondamental qu’est nécessairement ramenée toute « problématique du monde extérieur ». EtreTemps43

c) Réalité et souci. EtreTemps43

La réalité, dans l’ordre des connexions ontologiques de dérivation et dans celui d’une mise en lumière catégoriale et existentiale possible, doit être rapportée au phénomène du [212] souci. Mais que la réalité se fonde ontologiquement dans l’être du Dasein, cela ne peut pas vouloir dire que du réel ne pourrait être comme ce qu’il est en lui-même qu’à condition que et aussi longtemps que le Dasein existe. EtreTemps43

La dépendance citée de l’être, non pas de l’étant, vis-à-vis de la compréhension de l’être, autrement dit la dépendance de la réalité, non pas du réel, vis-à-vis du souci, préserve la suite de l’analytique du Dasein d’une interprétation non critique, et pourtant constamment tentante, du Dasein au fil conducteur de l’idée de réalité. Seule l’orientation sur l’existentialité interprétée ontologiquement de façon positive apporte la garantie qu’un quelconque sens, fût-il indifférent, de la réalité ne sera pas replacé au fondement lors du cours factice de l’analyse de la « conscience [Gewissen] » ou de la « vie ». EtreTemps43

Que l’étant qui a le mode d’être du Dasein ne puisse être conçu à partir de la réalité et de la substantialité, nous l’avons exprimé dans cette thèse : la substance de l’homme est l’existence. Toutefois, l’interprétation de l’existentialité comme souci et la délimitation de celle-ci par rapport à la réalité ne signifient pas que l’analytique existentiale est finie, mais ne font ressortir qu’avec plus d’acuité les enchevêtrements problématiques contenus dans la question de l’être et de ses modes possibles, et du sens de telles modifications : c’est seulement si la compréhension d’être est que de l’étant devient accessible comme étant ; c’est seulement si est un étant ayant le mode d’être du Dasein que la compréhension d’être est possible en tant qu’étant. EtreTemps43

Cependant, il a été montré par notre analyse antérieure de la mondanéité [Weltlichkeit] et de l’étant intramondain que la découverte de l’étant intramondain se fonde dans l’ouverture du monde. Or l’ouverture est le mode fondamental du Dasein conformément auquel il est son Là. L’ouverture est constituée par l’affection, le comprendre et le parler, et elle concerne cooriginairement le monde, l’être-à et le Soi-même. La structure du souci comme être-déjà-en-avant-de-soi-dans-un-monde-comme-être-auprès-de-l’étant-intramondain abrite en soi l’ouverture du Dasein. C’est avec et par elle qu’il y a de l’être-découvert, et par conséquent [221] c’est seulement avec l’ouverture du Dasein que le phénomène le plus originaire de la vérité est atteint. Ce qui a été plus haut mis au jour à propos de la constitution existentiale du Là [NA: Cf. supra, p. [134] sq.] et par rapport à l’être quotidien [alltäglich] du Là [NA: Cf. supra, p. [166] sq.] ne concernait rien d’autre que le phénomène le plus originaire de la vérité. Pour autant que le Dasein est essentiellement son ouverture, qu’en tant qu’ouvert il ouvre et découvre, il est essentiellement « vrai ». Le Dasein est « dans la vérité ». Cet énoncé a un sens ontologique. Il ne veut pas dire que le Dasein, ontiquement, est toujours ou même seulement à chaque fois expert « en toute vérité », mais qu’à sa constitution existentiale appartient l’ouverture de son être le plus propre. EtreTemps44

1. À la constitution d’être du Dasein appartient essentiellement l’ouverture en général. Elle embrasse le tout de la structure d’être qui est devenue explicite grâce au phénomène du souci. À celui-ci appartient non seulement l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], mais aussi l’être auprès de l’étant intramondain. Cooriginaire à l’être du Dasein et à son ouverture est l’être-découvert de l’étant intramondain. EtreTemps44

La condition ontologico-existentiale requise pour que l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] soit déterminé par la « vérité » et la « non-vérité » réside dans la constitution d’être du Dasein que nous avons caractérisée comme projet jeté. Elle est un constituant de la structure du souci. EtreTemps44

Que veut dire « présupposer » ? Comprendre quelque chose comme le fondement de l’être d’un autre étant. Une telle compréhension de l’étant en ses connexions d’être n’est possible que sur la base de l’ouverture, c’est-à-dire de l’être-découvrant du Dasein. Présupposer de la « vérité » signifie alors la comprendre comme quelque chose en-vue-de quoi le Dasein est. Mais le Dasein – ceci est impliqué dans la constitution d’être comme souci – est à chaque fois en avant de soi. Il est l’étant pour lequel, en son être, il y va de son pouvoir-être le plus propre. À l’être et au pouvoir-être du Dasein comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] appartient essentiellement l’ouverture et le découvrir. Pour le Dasein, il y va de son pouvoir-être-au-monde [In-der-Welt-sein], et, conjointement, de la préoccupation [Besorgen] circon-specte découvrante de l’étant intramondain. Dans la constitution d’être du Dasein comme souci, dans l’être-en-avant-de-soi, est inclus le « présupposer » le plus originaire. C’est parce qu’à l’être du Dasein appartient une telle auto-présupposition que « nous » devons nécessairement aussi « nous » présupposer, en tant que déterminés par l’ouverture. Ce « présupposer » inhérent à l’être du Dasein ne se rapporte pas à de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], et qui est de surcroît, mais uniquement à lui-même. La vérité présupposée, ou le « il y a » par lequel son être doit être déterminé a le mode ou le sens d’être du Dasein lui-même. Si nous devons nécessairement « faire » la présupposition de la vérité, c’est parce qu’elle est déjà « faite » avec l’être du « nous ». EtreTemps44

La réponse à la question du sens de l’être fait encore défaut. En quelle mesure l’analyse fondamentale du Dasein jusqu’ici accomplie a-t-elle contribué à préparer l’élaboration de cette question ? La libération du phénomène du souci a permis de clarifier la constitution d’être de l’étant à l’être duquel appartient quelque chose comme la compréhension de l’être. Ainsi, l’être du Dasein a été en même temps délimité par rapport à des modes d’être (être-à-portée-de-la-main, être-sous-la-main, réalité) qui caractérisent l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Enfin le comprendre lui-même a été précisé, ce qui a permis en même temps de garantir la transparence méthodique du procédé compréhensif-explicitatif de l’interprétation de l’être. EtreTemps44

Si c’est, avec le souci, la constitution d’être originaire du Dasein qui doit être conquise, alors il faut aussi que, sur cette base, la compréhension d’être comprise dans le souci puisse être portée au concept, autrement dit le sens de l’être délimité. Mais est-ce qu’avec le phénomène du souci la constitution ontologico-existentiale la plus originaire du Dasein est ouverte ? Est-ce que la multiplicité structurelle contenue dans le phénomène du souci livre la totalité la plus originelle de l’être du Dasein factice ? Est-ce que la recherche antérieure a en général réussi à prendre en vue le Dasein comme totalité ? EtreTemps44

Qu’est-ce qui a été conquis par l’analyse préparatoire du Dasein, et qu’est-ce qui est cherché ? Nous avons trouvé la constitution fondamentale de l’étant thématique, c’est-à-dire l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], dont les structures essentielles trouvent leur centre dans l’ouverture. La totalité de ce tout structurel s’est dévoilé comme souci. C’est dans le souci qu’est enclos l’être du Dasein. L’analyse de cet être a pris pour fil conducteur ce qui avait été déterminé anticipativement comme l’essence du Dasein – l’existence [NA: Cf. supra, §9 [EtreTemps9], p. [41] sq.]. Formellement, ce titre signifie ceci : le Dasein est en tant que ce pouvoir-être compréhensif pour lequel en son être il y va de cet être même. L’étant qui est ainsi, je le suis à chaque fois moi-même. L’élaboration du phénomène du souci nous a procuré un aperçu dans la constitution concrète de l’existence, c’est-à-dire dans le rapport qui l’unit cooriginairement avec la facticité et l’échéance du Dasein. EtreTemps45

Or pouvons-nous considérer que la caractérisation ontologique du Dasein comme souci constitue une interprétation originaire de cet étant ? Selon quel critère l’analytique existentiale du Dasein doit-elle être appréciée en son originarité ou sa non-originarité ? Que signifie en général l’originarité d’une interprétation ontologique ? EtreTemps45

Cependant, une interprétation ontologique originaire ne requiert pas seulement une situation herméneutique assurée en toute adéquation au phénomène : elle doit expressément s’assurer si elle a porté à la pré-acquisition le tout de l’étant thématique. De même, une première esquisse de l’être de cet étant, même si elle est phénoménalement fondée, ne suffit pas. La pré-vision [Vor-sicht] de l’être doit bien plutôt atteindre celui-ci du point de vue de l’unité des moments structurels qui lui appartiennent ou peuvent lui appartenir. C’est alors seulement que peut être posée et résolue avec sûreté phénoménale la question du sens de l’unité de la totalité d’être de l’étant en son tout. Or pouvons-nous dire que l’analyse existentiale du Dasein jusqu’ici accomplie provenait d’une situation herméneutique telle que par elle fût garantie l’originarité qui vient d’être réclamée du point de vue fondamental-ontologique ? Nous est-il possible, partant du résultat obtenu – l’être du Dasein est le souci -, de progresser jusqu’à la question de l’unité originaire de ce tout structurel ? EtreTemps45

Et qu’en est-il maintenant de la pré-acquisition de la situation herméneutique antérieure ? Quand et comment l’analyse existentiale s’est-elle assurée qu’en prenant son départ dans la quotidienneté [Alltäglichkeit], c’était tout le Dasein – cet étant depuis son « commencement » jusqu’à son « terme » – qu’elle pliait au regard phénoménologique thématisant ? Sans doute il a été affirmé que le souci est la totalité du tout structurel de la constitution du Dasein (NA: Cf. supra, §41 [EtreTemps41], p. [191] sq.). Mais l’amorçage de l’interprétation n’implique-t-il pas déjà le renoncement à la possibilité de porter au regard le Dasein en totalité ? La quotidienneté [Alltäglichkeit] est bien justement l’être « entre » naissance et mort. Si l’existence détermine l’être du Dasein et si l’essence de l’existence est co-constituée par le pouvoir-être, alors il faut que le Dasein, aussi longtemps qu’il existe, en pouvant-être, à chaque fois ne soit pas encore quelque chose. L’étant dont l’existence constitue l’essence répugne essentiellement à sa saisie possible comme étant total. Non seulement la situation herméneutique ne s’est pas jusqu’ici assurée de l’« acquisition » de tout cet étant, mais la question se pose même de savoir si cette acquisition peut en général être atteinte, et si au contraire une interprétation ontologique originaire du Dasein n’est pas condamnée à échouer – sur le mode d’être de l’étant thématique lui-même. EtreTemps45

En mettant en lumière un pouvoir-être-tout authentique du Dasein, l’analytique existentiale s’assure de la constitution de l’être originaire du Dasein, tandis que le pouvoir-être-tout authentique devient en même temps visible comme mode du souci. Ainsi est donc également assuré le sol phénoménalement suffisant pour une interprétation originaire du sens d’être du Dasein. EtreTemps45

C’est à partir d’elle seulement que la totalité structurelle articulée de l’être du Dasein comme souci devient existentialement intelligible. Néanmoins, l’interprétation du sens d’être du Dasein ne peut s’en tenir à cette indication. L’analyse temporalo-existentiale de cet étant a besoin de confirmation concrète. Les structures ontologiques du Dasein antérieurement conquises doivent être rétrospectivement libérées quant à leur sens temporel. La quotidienneté [Alltäglichkeit] se dévoile comme mode de la temporalité. Mais par cette répétition de l’analyse-fondamentale préparatoire du Dasein, d’autre part, c’est en même temps le phénomène de la temporalité qui [235] devient lui-même plus transparent. À la lumière de celle-ci, il devient ensuite possible de comprendre pourquoi le Dasein est et peut être historial au fond de son être, et pourquoi en tant qu’historial il est capable d’élaborer une enquête historique. EtreTemps45

Si c’est la temporalité qui constitue le sens originaire d’être du Dasein, et si par ailleurs il y va pour cet étant en son être de cet être même, alors il faut que le souci ait besoin de « temps », et ainsi qu’il compte avec « le temps ». La temporalité du Dasein élabore un « compte (comput) du temps ». Le « temps » expérimenté en lui est l’aspect phénoménal prochain de la temporalité. C’est de lui que provient la compréhension quotidienne [alltäglich]-vulgaire du temps. Et celle-ci se déploie dans le concept traditionnel du temps. EtreTemps45

La recherche exposée dans la présente section parcourra donc les étapes suivantes l’être-tout possible du Dasein et l’être pour la mort (chapitre I) ; l’attestation par le Dasein d’un pouvoir-être authentique et la résolution (chapitre II) ; le pouvoir-être-tout authentique du Dasein et la temporalité comme sens ontologique du souci (chapitre III) ; temporalité et quotidienneté [Alltäglichkeit] (chapitre IV) ; temporalité et historialité (chapitre V) ; la temporalité et l’intratemporalité comme origine du concept vulgaire du temps (chapitre VI) (NA: Au XIXème siècle, S. Kierkegaard s’est emparé expressément du problème de l’existence comme problème existentiel, et il l’a médité de façon pénétrante. Néanmoins, la problématique existentiale lui est si étrangère qu’il se tient, du point de vue ontologique, entièrement dans la mouvance de Hegel et de la philosophie antique telle que dévoilée par lui. Par suite, il y a plus à apprendre philosophiquement de ses écrits « édifiants » que de ses écrits théoriques – exception faite pour son essai sur Le concept d’angoisse.). EtreTemps45

Au souci, tel qu’il forme la totalité du tout structurel du Dasein, répugne manifestement, conformément à son sens ontologique, un être-tout possible de cet étant. Car le moment primaire du souci, le « en-avant-de-soi », signifie bel et bien que le Dasein existe à chaque fois en-vue-de-soi-même. « Aussi longtemps qu’il est », jusqu’à sa fin, le Dasein se rapporte à son pouvoir-être. Même lorsque, existant encore, il n’a plus rien « devant soi », qu’il a « soldé son compte », son être est encore déterminé par le « en-avant-de-soi ». Le désespoir, par exemple, n’arrache pas le Dasein à ses possibilités, et l’attitude sans illusions de celui qui est « prêt à tout » n’abrite pas moins en elle le « en-avant-de-soi ». Ainsi, ce moment structurel du souci indique sans équivoque qu’il y a encore dans le Dasein un excédent, quelque chose qui, en tant que pouvoir-être de lui-même, n’est pas encore devenu « effectif ». Dans l’essence de la constitution fondamentale du Dasein, il y a donc un constant inachèvement. La non-totalité signifie un excédent du pouvoir-être. EtreTemps46

Il ne saurait être question de biffer le « au-devant-de-soi » en tant que moment structurel essentiel du souci. Est-ce à dire cependant que ce que nous en avons conclu était pertinent ? N’est-ce pas au prix d’une argumentation purement formelle que nous avons exclu la possibilité d’une saisie du Dasein en son tout ? Ou bien n’aurions-nous pas au fond – et [237] subrepticement – posé le Dasein comme un étant sous-la-main devant lequel se glisserait constamment un non-encore-sous-la-main ? Notre argumentation a-t-elle saisi en un sens véritablement existential le n’être-pas-encore et le « en-avant-de-soi » ? Est-ce dans une adéquation phénoménale au Dasein que nous avons parlé de « fin » et de « totalité » ? L’expression de « mort » avait-elle une signification biologique ou ontologico-existentiale, et même en général une signification suffisamment et sûrement déterminée ? Et avons-nous réellement épuisé toutes les possibilités de rendre accessible le Dasein en sa totalité ? EtreTemps46

Il convient donc d’accomplir l’interprétation analytico-existentiale de la mort et de son caractère de fin au fil conducteur de la constitution fondamentale du Dasein jusqu’ici conquise, à savoir du phénomène du souci. EtreTemps48

Nos considérations sur l’excédent, la fin et la totalité ont mis en évidence la nécessité d’interpréter le phénomène de la mort comme être pour la fin à partir de la constitution fondamentale du Dasein. C’est à cette condition seulement qu’il peut nous apparaître dans quelle mesure est possible dans le Dasein lui-même, conformément à sa structure d’être, un être-tout constitué par l’être pour la fin. Or à titre de constitution fondamentale du Dasein, c’est le souci qui a été manifesté. La signification ontologique de ce terme s’exprimait dans la « définition » suivante : être-déjà-en-avant-de-soi-dans (le monde) comme être-auprès de l’étant faisant encontre (à l’intérieur du monde) [NA: Cf. supra, §41 [EtreTemps41], p. [192].]. Ainsi se trouvent exprimés les caractères [250] fondamentaux de l’être du Dasein : dans le en-avant-de-soi, l’existence, dans l’être-déjà-dans…, la facticité, dans l’être-auprès…, l’échéance. Or si la mort appartient en un sens privilégié à l’être du Dasein, il faut qu’elle (ou l’être pour la fin) se laisse déterminer à partir de ces caractères. EtreTemps50

La mort, elle, est une possibilité d’être que le Dasein a lui-même à chaque fois à assumer. Avec la mort, le Dasein se pré-cède lui-même en son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le Dasein purement et simplement de son être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Sa mort est la possibilité du pouvoir-ne-plus-être-Là. Tandis qu’il se pré-cède comme cette possibilité de lui-même, le Dasein est complètement assigné à son pouvoir-être le plus propre. Par cette pré-cédence, tous les rapports à d’autres Dasein sont pour lui dissous. Cette possibilité la plus propre, absolue, est en même temps la possibilité extrême. En tant que pouvoir-être, le Dasein ne peut jamais dépasser la possibilité de la mort. La mort est la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein. Ainsi la mort se dévoile-t-elle comme la possibilité la plus propre, absolue, indépassable. Comme telle, elle est une pré-cédence [251] insigne. La possibilité existentiale de celle-ci se fonde dans le fait que le Dasein est essentiellement ouvert à lui-même, et cela selon la guise du en-avant-de-soi. Ce moment structurel du souci a dans l’être pour la mort sa concrétion la plus originaire. L’être pour la fin devient phénoménalement plus clair en tant qu’être pour la possibilité insigne du Dasein qui vient d’être caractérisée. EtreTemps50

L’être pour la fin ne naît pas seulement d’une – et en tant que – disposition temporaire, mais il appartient essentiellement à l’être-jeté du Dasein, lequel se dévoile tel ou tel dans l’affection (la tonalité). Le « savoir » – ou l’« ignorance » – factice qui règne à chaque fois dans le Dasein au sujet de son être le plus propre pour la fin est seulement l’expression de la possibilité existentielle de se tenir selon diverses modalités dans cet être. Que beaucoup d’hommes, de facto, n’aient de prime abord et le plus souvent pas de savoir de la mort ne saurait valoir comme preuve en faveur de l’idée que l’être pour la mort n’appartiendrait pas « universellement » au Dasein, mais uniquement à l’appui du fait que le Dasein, de prime abord et le plus souvent, se recouvre, en fuyant devant lui, l’être le plus propre pour la mort. Le Dasein meurt facticement aussi longtemps qu’il existe, mais de prime [252] abord et le plus souvent selon la guise de l’échéance. Car l’exister factice n’est pas seulement en général et indifféremment un pouvoir-être-au-monde [In-der-Welt-sein] jeté, mais il s’est aussi toujours déjà identifié au «