destaque
Original
Cette méfiance à l’égard de tout raccourci qui ferait surgir le temps lui-même dans le champ de l’apparaître se reconnaît à la stratégie de délai qui marque le traitement thématique de la question du temps. Il faut avoir traversé la longue première section — appelée « préliminaire » (ou mieux « préparatoire », vorbereitende) — avant d’accéder à la problématique de la seconde section : « Être-là et temporalité ». Il faut encore, dans cette seconde section, parcourir les multiples stades que l’on dira plus loin, avant de pouvoir articuler, au § 65 (ET65), la première définition du temps : « Ce phénomène unitaire d’un avenir qui, ayant-été, rend-présent, nous l’appelons la temporalité » (326). On peut, à cet égard, parler d’un retrait de la question du temps chez Heidegger.
Est-ce à dire que l’effort pour échapper au dilemme de l’intuition directe et de la présupposition indirecte ne peut aboutir qu’à une sorte d’hermétisme qu’on voudra mystifiant ? Ce serait négliger le travail de langage qui confère à l’Être et le Temps une grandeur qui ne sera éclipsée par aucune œuvre ultérieure. Par travail de langage, j’entends, d’abord, l’effort pour articuler de manière appropriée la phénoménologie herméneutique que l’ontologie enrôle : l’emploi fréquent du terme structure en témoigne ; j’entends, en outre, la recherche des concepts primitifs capables de soutenir l’entreprise de structuration : l’Être et le Temps, à cet égard, représente un immense chantier où sont formés les existentiaux qui sont à l’être-là ce que les catégories sont aux autres étants 1. Si la phénoménologie herméneutique peut prétendre échapper à l’alternative entre une intuition directe, mais muette, du temps, et une présupposition indirecte, mais aveugle, c’est bien grâce à ce travail de langage qui fait la différence entre interpréter (auslegen, § 32 (ET32)) et comprendre : interpréter, en effet, c’est développer la compréhension, ex-pliciter la structure d’un phénomène en tant que (als) tel ou tel. Ainsi peut être portée au langage, et par là à l’énoncé (Aussage, § 33 (ET33)), la compréhension que nous avons dès toujours de la structure temporelle de l’être-là 2.
- Le statut de ces existentiaux est une grande source de méprise. Pour les porter au langage, il faut, ou bien créer des mots nouveaux, au risque de n’être entendu de personne, ou bien tirer parti de parentés sémantiques oubliées dans l’usage courant, mais préservées dans le trésor de la langue allemande, ou bien rénover les significations anciennes de ces mots, voire leur appliquer une méthode étymologique qui, en fait, engendre des néo-significations, au risque, cette fois, de les rendre intraduisibles dans une autre langue, voire dans la langue allemande usuelle. Le vocabulaire de la temporalité nous donnera une ample idée de cette lutte quasi désespérée pour suppléer aux mots qui font défaut : les mots les plus simples, tels que « avenir », « passé », « présent », sont le lieu de cet exténuant travail de langage.[↩]
- Selon son titre, la première partie seule publiée de l’Être et le Temps veut être l’interprétation (Interprétation) de l’être-là par la temporalité et l’explication (Explikation) du temps comme horizon transcendantal de la question de l’être » (41) (59).[↩]