poésie

Dichtung

Mais s’il est vrai non seulement que la compréhension d’être appartient au Dasein, mais encore que celle-ci s’élabore ou se défait selon ce qui est à chaque fois le mode d’être du Dasein lui-même, celui-ci peut disposer d’un riche capital d’interprétations. La psychologie philosophique, l’anthropologie, l’éthique, la « politique », la poésie, la biographie et l’historiographie, autant de disciplines qui, sur des chemins divers et dans une mesure variable, se sont attachées aux comportements, aux pouvoirs, aux facultés, aux possibilités et aux destinées du Dasein. La question est seulement de savoir si ces interprétations furent conduites d’une manière aussi originaire, du point de vue existential, qu’elles l’avaient peut-être été du point de vue existentiel. Car l’un et l’autre aspects ne vont pas forcément ensemble, pas plus qu’ils ne s’excluent mutuellement. Une interprétation existentielle peut exiger une analytique existentiale, si tant est que la connaissance philosophique soit comprise dans sa possibilité et sa nécessité. C’est seulement si les structures fondamentales du Dasein sont elles-mêmes suffisamment élaborées selon une orientation explicite sur le problème de l’être que l’acquis antérieur de l’interprétation du Dasein pourra obtenir sa justification existentiale. [EtreTemps5]

Tout art est en son essence poésie, c’est-à-dire une irruption de cet être ouvert où tout est autrement qu’autrement. De par le projet poétique, le reste de l’étant, l’étant jusqu’ici de mise devient non-étant. Mais la poésie n’est point pour autant la forgerie vagabonde de n’importe quelle réalité, ni une dissolution dans l’ir-réel. Ce que la poésie comme projet pro-jette en ce sens qu’elle le dé-ploie, cet ouvert, c’est lui qui tout d’abord laisse l’étant ad-venir comme tel et le porte à sa lueur propre (Hw. 60). 60 OOA1935 II

La vérité comme être-ouvert advient dans le projet de la poésie. L’art comme mise-en-oeuvre de la vérité est essentiellement poésie. Et pourtant, n’est-ce point pur et simple arbitraire que de reconduire l’art de bâtir, l’art de sculpter, l’art des sons à la « poésie » ? Tel serait en effet le cas si nous entreprenions d’interpréter les « arts » cités à partir de l’art du langage, et d’en faire des sous-espèces de celui-ci ? En fait, l’art de la langue (la « poésie ») lui-même n’est qu’une guise du projeter, du dire poétique au sens déterminé, mais plus vaste qu’on a indiqué. Ce qui n’empêche que l’oeuvre de langue — la poésie au sens plus strict — a une position insigne dans le tout des arts. Pour concevoir comment, il est besoin d’un concept correct de la langue elle-même (Hw. 60). 61 OOA1935 II

Selon sa représentation coutumière, la langue vaut comme un mode de « communication ». Assurément la langue sert à s’entretenir et à s’entendre, ou, plus généralement à se comprendre. Pourtant, elle n’est ni seulement ni primairement une expression phonique et graphique de ce qui doit être communiqué. Dans l’oeuvre, elle ne se contente pas de véhiculer le découvert ou le recouvert visés en tant que tels, mais son essence est d’abord et proprement de porter pour la première fois à l’ouvert l’étant en tant qu’un étant. Là où il n’y a aucune langue, chez la pierre, la plante, l’animal, là il n’y a non plus aucune être-ouvert de l’étant, ni, par suite, du non-étant et du vide. C’est seulement tandis que la langue nomme d’abord les choses qu’un tel nommer porte l’étant au mot et à l’apparaître. Ce nommer et ce dire est un projeter où est annoncé ce comme quoi l’étant est ouvert. Cette an-nonce projetante devient en même temps re-noncement à toute sourde confusion. Le dire projetant est poésie : le dit (Sage) du monde et de la terre et, avec eux, de l’espace de jeu de la proximité et du lointain des dieux. La langue est ainsi ce dire où, pour un peuple, son monde éclôt et sa terre est préservée en tant que refermée, commençant ainsi proprement à s’ouvrir ; ce dire qui, dans la formation du dicible, met en même temps au monde l’in-dicible en tant que tel. C’est en un tel dire que ses concepts majeurs, pour un peuple, reçoivent leur empreinte primitive (Hw. 60-61). 62 OOA1935 II

L’essence de la langue est poésie au sens large du terme. Et comme la langue, en même temps, est ce projet par lequel de l’étant s’ouvre en général pour la première fois comme étant à l’homme, l’oeuvre de langue est l’oeuvre d’art la plus originelle. Le bâtir et le figurer, au contraire, se produisent toujours déjà dans l’ouvert du dit et du nommer et ils sont embrassés et gouvernés par lui. Mais c’est pour cela justement qu’ils demeurent des chemins propres de l’art, un dire poétique à chaque fois spécifique (Hw. 61). 63 OOA1935 II

En tout projet poétique, est libéré un ouvert, cet « autrement qu’autrement » qui non seulement ne survient nulle part au sein de l’étant sous-la-main, mais encore demeure inaccessible à toute prétention de celui-ci. Le projeter est toujours un excédent. La poésie est libre donation et dispensation : une fondation. Et pourtant, il s’en faut que l’essence de la poésie, c’est-à-dire l’art soit épuisée par sa détermination comme projet (Hw. 62). 64 OOA1935 II

Si cependant un tel défi projetant est véritablement poésie, alors ce qui nous est jeté par lui ne saurait être une quelconque intimidation. Le projet véritablement poétique est bien plutôt l’ouverture de cela en quoi le Dasein comme historial est déjà jeté. Et cela, c’est la terre, et, pour un peuple, c’est toujours sa terre, le fond se refermant où il repose avec tout ce que — encore retiré à lui-même — il est déjà. Aussi bien, cette donation comprise dans le projet doit-elle être re-puisée dans le fond refermé, et proprement re-posée sur celui-ci. C’est ainsi que le fondement, en tant que portant, est pour la première fois fondé et re-pris dans l’ouvert du Dasein. Si la poésie est fondation, ce n’est pas seulement au sens de la libre dispensation, mais en même temps au sens de ce fonder qui re-pose le fondement. Le projet porte cet « autrement qu’autrement » à l’ouvert ; mais, au fond, il ne s’agit de rien d’étranger, mais seulement de la propriété la plus propre, bien que jusqu’ici demeurée en retrait, du Dasein historial (Hw. 62). 67 OOA1935 II

L’art comme poésie est fondation au double sens de la dispensation et de la re- position. Et en tant que tel l’art doit nécessairement s’engager dans le fondement — la terre —, et cela de telle sorte que celle-ci advienne dans l’ouvert du projet en tant que celle qui se referme. Autrement dit, il faut que le litige entre la terre et le projet du monde soit instauré — il faut qu’une oeuvre soit. 69 OOA1935 II

Le fondement de la nécessité de l’oeuvre se trouve dans l’essence de l’art comme poésie. Celle-ci est fondation comme instauration du litige — comme commencement. Ainsi pouvons-nous apercevoir ceci : l’art est poésie et comme tel, fondation en un triple sens : comme dispensation, comme re-fondation, comme commencement (Hw. 62-63). 70 OOA1935 II

Mais pourquoi faut-il que soit un tel provenir de la vérité, pourquoi faut-il que soit l’art en tant que poésie ? Réponse : parce que l’essence de la vérité comme hors-retrait [Unverborgenheit] inclut le re-trait. Celui-ci est aussi bien recouvrement (non-vérité) que, aussi, simple fermeture et, avec elle, limite de l’être-ouvert comme tel. À la vérité appartient le re- fermement, c’est-à-dire la terre. Celle-ci se refuse à tout assaut dissolvant. En elle, tout être-ouvert trouve sa borne. Mais cette borne, loin d’être extérieure à lui, est précisément ce qui borde l’être-ouvert, qui s’engage en lui, qui le porte et qui le lie ; c’est-à-dire que la vérité est essentiellement terrestre. 72 OOA1935 II

Le litige entre monde et terre instauré dans l’art comme poésie – l’oeuvre se tenant en soi – est toujours un créé. Nous nommons ainsi ce trait essentiel dans l’être-oeuvre de l’oeuvre que nous avons jusqu’ici laissé de côté. L’être-créé appartient à l’être-oeuvre lui- même ; car que pourrait sinon vouloir dire le mot « oeuvre » ? 88 OOA1935 II