espace de jeu

Spielraum

Une orientation primaire, voire exclusive, sur des éloignements conçus comme distances mesurées recouvre la spatialité originaire de l’être-à. Ce qui est « prochain », ce n’est absolument pas ce qui est à la plus petite distance « de nous ». Le « prochain » consiste bien plutôt dans ce qui est é-loigné de la portée d’une atteinte, d’une saisie, d’un regard. [107] Comme le Dasein est essentiellement spatial selon la guise de l’é-loignement [Entfernung], l’usage se tient toujours dans un « monde ambiant » à chaque fois é-loigné de lui à l’intérieur d’un certain espace de jeu — et c’est bien pourquoi nous entendons et voyons de prime abord en dépassant ce qui, selon la distance, est le « plus proche » de nous. Si la vue et l’ouïe portent au loin, ce n’est pas sur la base de leur « portée » naturelle, mais parce que le Dasein en tant qu’é-loi-gnant se tient en eux de manière prépondérante. Pour celui qui, par exemple, porte des lunettes, qui pourtant sont si proches de lui par la distance qu’elle sont « sur son nez » [NT: C’est-à-dire : « sous son nez ».] , cet outil [Zeug] utilisé est plus éloigné, au sein du monde ambiant, qu’un tableau accroché au mur d’en face. Cet outil [Zeug] a si peu de proximité que souvent il passe même de prime abord absolument inaperçu. L’outil [Zeug] pour voir, et de même l’outil [Zeug] pour entendre, l’écouteur téléphonique par exemple, se caractérise par la non-imposition de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main. Ce qui vaut aussi, par exemple, de la rue — de l’outil [Zeug] pour aller. Tandis que nous marchons, la rue est touchée à chaque pas, apparemment elle est ce qu’il y a de plus proche et de plus réel dans l’à-portée-de-la-main, elle glisse pour ainsi dire le long de parties déterminées du corps, au long des semelles de nos souliers. Et pourtant, elle est bien plus éloignée que l’ami qui, durant cette marche, nous fait encontre à une « distance » de vingt pas. De la proximité et du lointain de l’à-portée-de-la-main de prime abord rencontré dans le monde ambiant, seule la préoccupation [Besorgen] circon-specte décide. Ce auprès de quoi celle-ci séjourne d’entrée de jeu, c’est cela qui est le « plus proche » et qui règle les é-loignement [Entfernung]s. [EtreTemps23]


Mais d’où cette détermination d’essence, et elle justement, vient-elle à l’oeuvre ? Nous posons ici la question de l’origine de l’oeuvre d’art, et cela désormais en prenant notre point de départ dans l’oeuvre elle-même. Or selon son pré-concept, plus haut élucidé, l’origine est ce fond qui rend possible et nécessaire l’essence de l’oeuvre. Ce fondement est manifestement autre chose que ce qui est en lui. Aussi convient-il de nous mettre d’abord en quête de cet autre, de ce à quoi l’oeuvre comme oeuvre appartient. Nous demandons donc : Qu’est-ce qui, dans l’oeuvre elle-même, mais en même temps par-delà elle, est en oeuvre ? Tenons-nous le temple, la statue, la tragédie présents. L’oeuvre est tandis que, installant le monde et pro-duisant la terre, elle dispute leur litige. Dans le litige, monde et terre se dis-socient, mais non sans désormais s’as-socier résolument l’un à l’autre. Le monde ouvert cherche à captiver la terre dans un ajointement mondain ; la terre attire en retour le monde en soi et l’entraîne vers son fond obscur. Dans cet disjonction conjoignante du litige s’ouvre un ouvert. Nous l’appelons le Là. Il est l’espace de jeu éclairci où, pour la première fois, s’engage et apparaît l’étant singulier en tant qu’ainsi ou ainsi manifeste. Cet être-ouvert du Là est l’essence de la vérité. Les Grecs la nommèrent a-lètheia (hors-retrait). C’est là seulement où l’être-ouvert du Là se produit que la terre peut se presser, en tant que celle qui se referme, vers un ouvert ; c’est là seulement où l’être-ouvert du Là – la vérité – advient que le monde peut être ouvert comme l’in-jonction signifiante de ce qui est enjoint. Mais lorsque l’étant apparaît comme tel, alors et aussitôt ce qui était jusqu’ici bien connu se révèle n’être que surface, apparence, confusion. Inséparables du devenir-manifeste de l’étant, le recouvrement et la dissimulation viennent au jour, c’est-à-dire qu’apparaît la non-vérité. Elle co-appartient constamment à la vérité comme la vallée à la montagne. Mais, tout aussi immédiatement, se dégage avec le non-retiré cela même qui se referme, ce retiré que tout être-ouvert tire à chaque fois vers l’ouvert comme sa limite. C’est seulement si nous parvenons à apercevoir tout cela ensemble : le hors-retrait de ce qui est à chaque fois justement ouvert, le recouvrement et la dissimulation, ce qui se referme et ce qui se retire absolument, que nous saisissons les rapports essentiels de ce qui appartient à un être ouvert, c’est-à-dire à l’essence de la vérité (Hw. 39-44). OOA1935: II

Selon sa représentation coutumière, la langue vaut comme un mode de “communication”. Assurément la langue sert à s’entretenir et à s’entendre, ou, plus généralement à se comprendre. Pourtant, elle n’est ni seulement ni primairement une expression phonique et graphique de ce qui doit être communiqué. Dans l’oeuvre, elle ne se contente pas de véhiculer le découvert ou le recouvert visés en tant que tels, mais son essence est d’abord et proprement de porter pour la première fois à l’ouvert l’étant en tant qu’un étant. Là où il n’y a aucune langue, chez la pierre, la plante, l’animal, là il n’y a non plus aucune être-ouvert de l’étant, ni, par suite, du non-étant et du vide. C’est seulement tandis que la langue nomme d’abord les choses qu’un tel nommer porte l’étant au mot et à l’apparaître. Ce nommer et ce dire est un projeter où est annoncé ce comme quoi l’étant est ouvert. Cette an-nonce projetante devient en même temps re-noncement à toute sourde confusion. Le dire projetant est poésie : le dit (Sage) du monde et de la terre et, avec eux, de l’espace de jeu de la proximité et du lointain des dieux. La langue est ainsi ce dire où, pour un peuple, son monde éclôt et sa terre est préservée en tant que refermée, commençant ainsi proprement à s’ouvrir ; ce dire qui, dans la formation du dicible, met en même temps au monde l’in-dicible en tant que tel. C’est en un tel dire que ses concepts majeurs, pour un peuple, reçoivent leur empreinte primitive (Hw. 60-61). OOA1935: II