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Sein und Zeit

Être et temps : § 75. L’historialité du Dasein et l’histoire du monde.

Ser e Tempo

quinta-feira 17 de julho de 2014, por Cardoso de Castro

Vérsions hors-commerce:

MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

De prime abord et le plus souvent, le Dasein se comprend à partir de ce qui lui fait encontre dans le monde ambiant et dont il se préoccupe circon-spectivement. Ce comprendre n’est pas une simple prise de connaissance de lui-même, qui se bornerait à accompagner tous les comportements du Dasein. Comprendre signifie se-projeter vers ce qui est à chaque fois la possibilité de l’être-au-monde, autrement dit exister en tant que cette possibilité. Ainsi, le comprendre comme entente constitue-t-il également l’existence inauthentique du On. Ce qui fait encontre à la préoccupation quotidienne dans l’être-l’un-avec-l’autre public, ce ne sont [388] pas seulement l’outil et l’ouvrage, mais aussi ce qui en « résulte » : les « affaires », les entreprises, les incidents et les accidents. Le « monde » en est à la fois le sol et le théâtre, et, comme tel, il appartient conjointement aux faits et gestes quotidiens. Dans l’être-l’un-avec-l’autre public, les autres ne nous font encontre que dans une affaire où « l’on est soi-même plongé ». Et cette affaire, on la connaît, on la commente, on la promeut, on la combat, on la préserve et on l’oublie - mais toujours en n’ayant primairement d’yeux que pour ce qui se poursuit ainsi et ce qui en « sort ». Le progrès, la stagnation, le changement, le « bilan » du Dasein singulier, nous ne les évaluons de prime abord qu’à partir du cours, de l’état, du changement et de la disponibilité de l’étant offert à la préoccupation. Si trivial que puisse être ce renvoi à la compréhension du Dasein qui caractérise l’entendement quotidien, il se trouve que, du point de vue ontologique, elle est rien moins que transparente. Car pourquoi, dans ces conditions, l’« enchaînement » du Dasein ne serait-il pas lui aussi déterminé à partir de ce dont on se préoccupe, de ce que l’on « vit » ? L’outil, l’ouvrage, et tout ce auprès de quoi le Dasein se tient, tout cela ne co-appartient-il pas à son « histoire » ? Le provenir de l’histoire, dès lors, ne serait-il que le déroulement - considéré isolément - de « flux de vécus » dans les sujets singuliers ?

En fait, l’histoire n’est ni le complexe dynamique des modifications des objets, ni la séquence arbitraire des vécus des « sujets ». Le provenir de l’histoire concerne-t-il donc alors l’« enchaînement » du sujet et de l’objet ? Mais voudrait-on rapporter ce provenir à la relation sujet-objet qu’il n’en faudrait pas moins s’enquérir du mode d’être de cet enchaînement comme tel, si c’est bien lui qui fondamentalement « provient ». La thèse de l’historialité du Dasein ne dit pas que c’est le sujet sans-monde qui est historial, mais bien l’étant qui existe comme être-au-monde. Le provenir de l’histoire est provenir de l’être-au-monde. L’historialité du Dasein est essentiellement historialité du monde qui, sur la base de la temporalité ekstatico-horizontale, appartient à la temporalisation de celle-ci. Pour autant que le Dasein existe facticement, de l’étant intramondain découvert lui fait aussi et déjà encontre. Avec l’existence de l’être-au-monde historial, de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main est à chaque fois déjà inclus dans l’histoire du monde. L’outil et l’ouvrage, des livres par exemple, ont leurs « destins », des monuments et des institutions ont leur histoire. Mais la nature elle aussi est historiale. Certes, elle ne l’est précisément pas lorsque nous parlons d’« histoire naturelle » [1], mais elle l’est bel et bien en tant que paysage, que domaine d’installation et d’exploitation, comme champ de bataille ou comme lieu de culte. Cet étant [389] intramondain est comme tel historial, et son histoire ne représente pas un cadre « extérieur » qui accompagnerait purement et simplement l’histoire « intérieure » de l’« âme ». Nous nommons cet étant le mondo-historial. Cependant, il faut ici prendre garde à l’équivoque de cette expression que nous venons de choisir, en lui donnant ici un sens ontologique : « histoire du monde ». Elle signifie d’une part le provenir du monde en son unité essentielle, existante avec le Dasein. Mais d’autre part, dans la mesure où avec le monde existant facticement de l’étant intramondain est à chaque fois découvert, elle désigne le « provenir » intramondain de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main. Le monde historial n’est facticement que comme monde de l’étant intramondain. Ce qui « provient » avec l’outil et l’ouvrage comme tel a un caractère propre de mobilité, qui jusqu’à maintenant est resté dans une obscurité totale. Un anneau, par exemple, qui est transmis et porté, ne subit pas simplement, dans un tel être, des changements de lieu. La mobilité du provenir où quelque chose « advient de lui » ne saurait être saisie à partir du mouvement comme transport local. Et autant vaut de tous les « processus » et événements mondo-historaux, mais aussi, en un sens, de « catastrophes naturelles ». Cependant, indépendamment même des limites de notre thème, nous pouvons d’autant moins poursuivre ici ce problème de la structure ontologique du provenir mondo-historial que l’intention de notre exposé est précisément de conduire devant l’énigme ontologique de la mobilité du provenir en général.

Tout ce qui nous incombe ici est de délimiter l’orbe de phénomènes qui, lorsqu’on parle de l’historialité du Dasein, est nécessairement co-visé ontologiquement. Sur la base de la transcendance, temporellement fondée, du monde, du mondo-historial est à chaque fois déjà « objectivement » là dans le provenir de l’être-au-monde existant, sans être saisi historiquement. Et comme le Dasein factice s’identifie de manière échéante à sa préoccupation, il comprend de prime abord son histoire mondo-historialement. Et comme de surcroît la compréhension vulgaire de l’être comprend indifféremment l’« être » comme être-sous-la-main, l’être du mondo-historial est expérimenté et explicité au sens d’un sous-la-main qui arrive, est présent et disparaît. Et comme, enfin, le sens de l’être vaut en général pour ce qu’il y a de plus « évident », la question du mode d’être du mondo-historial et de la mobilité du provenir en général passe « quand même et à parler vrai » pour la sophistication stérile d’un verbalisme creux.

Le Dasein quotidien est dispersé dans la multiplicité de ce qui « se passe » chaque jour. Les occasions, les circonstances auxquelles la préoccupation s’attend d’entrée de jeu [390] « tactiquement » produisent le « destin ». C’est seulement à partir de la préoccupation que le Dasein existant inauthentiquement se forme une histoire. Et comme il doit alors, assiégé qu’il est par ses « affaires » se reprendre hors de la dispersion et de l’incohérence de ce qui «se passe » dans le moment même s’il veut advenir à lui-même, c’est seulement de l’horizon de compréhension de l’historialité inauthentique que naît en général la question de la formation possible d’un « enchaînement » du Dasein, celui-ci étant pris au sens des vécus « également » sous-la-main du sujet. La possibilité de la domination de cet horizon de questionnement se fonde dans l’ir-résolution qui constitue l’essence de l’in-stabilité du Soi-même.

Ainsi est mise en évidence l’origine de la question d’un « enchaînement » du Dasein au sens de l’unité de la chaîne des vécus entre naissance et mort. La provenance de la question trahit en même temps son caractère inadéquat par rapport à une interprétation existentiale originaire de la totalité du provenir du Dasein. Mais d’autre part la prépondérance de cet horizon « naturel » de questionnement permet également d’expliquer pourquoi tout se passe comme si c’était justement l’historialité authentique du Dasein - le destin et la répétition - qui paraissait la moins capable de livrer le sol phénoménal requis pour porter à la figure d’un problème ontologiquement fondé ce que vise fondamentalement la question de l’« enchaînement » du Dasein.

La question, en effet, ne peut être : comment le Dasein obtient-il l’unité d’enchaînement permettant après coup de lier la séquence passée et actuelle des « vécus », mais : en quel mode d’être de lui-même le Dasein se perd-il de telle manière qu’il doive pour ainsi dire ne se reprendre qu’après coup à partir de la distraction et inventer pour l’ensemble ainsi réuni une unité englobante ? La perte dans le On et dans le mondo-historial s’est dévoilée antérieurement comme fuite devant la mort. Cette fuite devant… manifeste l’être pour la mort comme une déterminité fondamentale du souci. La résolution devançante porte cet être pour la mort à l’existence authentique. Or le provenir de cette résolution, autrement dit la répétition auto-délivrante de l’héritage des possibilités, a pu être interprété comme historialité authentique. Serait-ce que celle-ci contient l’être-é-tendu originaire, non perdu - et étranger à la nécessité d’un « enchaînement » - de l’existence totale ? La résolution du Soi-même contre l’in-stabilité de la distraction est en soi-même la continuité é-tendue où le Dasein en [391] tant que destin tient « inclus » dans son existence la naissance, la mort et leur « entre-deux », de telle manière qu’en une telle stabilité il est instantané pour le sens mondo-historial de ce qui lui est à chaque fois situation. Dans la répétition destinale de possibilités ayant été, le Dasein se re-porte « immédiatement », c’est-à-dire, en termes temporels, ekstatiquement, à ce qui a déjà été avant lui. Mais alors, avec cette auto-délivrance de l’héritage, la « naissance », dans le retour depuis la possibilité indépassable de la mort, est reprise dans l’existence, et cela, bien sûr, afin que celle-ci n’en accueille que plus lucidement l’être-jeté du Là propre.

La résolution constitue la fidélité de l’exigence envers le Soi-même propre. En tant que résolution prête à l’angoisse, la fidélité est en même temps possible respect de l’unique autorité que puisse avoir un libre exister, c’est-à-dire des possibilités répétables de l’existence. Ce serait mécomprendre ontologiquement la résolution que d’imaginer qu’elle n’est effective en tant que « vécu » qu’aussi longtemps que « dure » l’« acte » de décision. Dans la résolution est contenue la stabilité existentielle qui, par essence, a déjà anticipé tout instant possible né d’elle. La résolution comme destin est la liberté pour le sacrifice, tel qu’il peut être exigé par la situation, d’une décision déterminée. Par-là, la continuité de l’existence n’est point interrompue, mais au contraire justement avérée dans l’instant. La continuité ne se forme pas d’abord par et à partir de l’ajointement d’« instants », mais ceux-ci naissent au contraire de la temporalité déjà é-tendue de la répétition en tant qu’étant-été de façon avenante.

Dans l’historialité inauthentique, en revanche, l’être-é-tendu du destin est retiré. C’est in-stablement que, en tant que On-même, le Dasein présentifie son « aujourd’hui ». Attentif à la prochaine nouveauté, il a aussi et déjà oublié l’ancien. Le On se dérobe au choix. Aveugle aux possibilités, il est incapable de répéter de l’étant-été, mais il le conserve seulement, n’obtenant par là que ce qui reste en fait d’« effectivité » du mondo-historial passé - les résidus et la relation sous-la-main les concernant. Perdu dans la présentification de l’aujourd’hui, il comprend le « passé » à partir du « présent ». La temporalité de l’historialité authentique, au contraire, est en tant qu’instant devançant-répétant une dé-présentification de l’aujourd’hui et une désaccoutumance de l’ordinaire du On. L’existence inauthentiquement historiale, à l’inverse, chargée qu’elle est des séquelles - devenues pour elle-même méconnaissables - du « passé », cherche le moderne. L’historialité authentique comprend [392] l’histoire comme le « retour » du possible, et elle sait que la possibilité ne revient que si l’existence est ouverte à elle en tant que destinale-instantanée dans la répétition résolue.

L’interprétation existentiale de l’historialité du Dasein ne cesse, insensiblement, de s’enfoncer dans l’ombre. De telles obscurités peuvent d’autant moins être éliminées que les dimensions possibles d’un questionner authentique ne sont elles-mêmes déjà pas débrouillées, et que, en elles, c’est l’énigme de l’être et (comme il est maintenant devenu clair) du mouvement qui est à l’oeuvre. Néanmoins, un projet de la genèse ontologique de l’histoire comme science à partir de l’historialité du Dasein peut être risqué. Il servira de préparation à la clarification - que nous aurons à accomplir dans la suite - de la tâche d’une destruction historique de l’histoire de la philosophie [Cf. supra, §6, p. [19] sq.]].


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1Quant à la question de la délimitation ontologique du « devenir naturel » par opposition à la mobilité propre à l’histoire, cf. les réflexions de F. GOTTL, sur Die Grenzen der Geschichte [Les limites de l’histoire], 1904, qui, depuis longtemps, attendent d’être estimées à leur juste valeur.