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Sein und Zeit

Être et temps : § 38. L’échéance et l’être-jeté.

Ser e Tempo

sábado 16 de julho de 2011, por Cardoso de Castro

Vérsions hors-commerce:

MARTIN HEIDEGGER, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau  . ÉDITION NUMÉRIQUE HORS-COMMERCE

HEIDEGGER, Martin. L’Être et le temps. Tr. Jacques Auxenfants  . (ebook-pdf)

Bavardage, curiosité et équivoque caractérisent la guise en laquelle le Dasein est quotidiennement son « Là », c’est-à-dire l’ouverture de l’être-au-monde. Ces caractères, en tant que déterminités existentiales, ne sont pas sous-la-main dans le Dasein, mais co-constituent son être. En eux et en leur connexion ontologique se dévoile un mode fondamental de l’être de la quotidienneté, que nous appelons l’échéance [1] du Dasein.

Ce titre, qui n’exprime aucune valorisation négative, doit signifier ceci : de prime abord et le plus souvent, le Dasein est auprès du « monde » dont il se préoccupe. Cette identification a le plus souvent le caractère de la perte dans la publicité du On. De prime abord, le Dasein est toujours déjà retombé de lui-même comme pouvoir-être-Soi-même authentique, et il est échu sur le « monde ». L’être-échu sur le « monde » désigne l’identification à l’être-l’un-avec-l’autre pour autant que celui-ci est conduit par le bavardage, la curiosité et l’équivoque. Ce que nous appelions l’inauthenticité du Dasein [2] reçoit [176] maintenant de l’interprétation de l’échéance une détermination plus aiguë. Cependant inauthenticité et non-authenticité ne signifient nullement que le Dasein, en un tel mode d’être, perdrait en général son être. L’inauthenticité désigne si peu quelque chose comme un ne-plus-être-au-monde qu’elle constitue précisément un être-au-monde privilégié qui est complètement pris par le « monde » et par l’être-Là-avec d’autrui dans le On. Le ne-pas-être-lui-même fonctionne comme possibilité positive de l’étant qui s’identifie essentiellement au monde par sa préoccupation. Ce non-être doit nécessairement être conçu comme le plus prochain mode d’être du Dasein, celui où il se tient le plus souvent.

Par suite, il ne faut pas non plus concevoir l’être-échu du Dasein comme une « chute » depuis un « état primitif » plus pur et plus élevé. De cela, en effet, non seulement nous n’avons ontiquement aucune expérience, mais encore, ontologiquement, nous n’avons aucune possibilité et aucun fil conducteur pour l’interpréter.

En tant qu’il échoit, le Dasein est déjà tombé de lui-même en tant qu’être-au-monde factice ; et il n’est pas échu sur quelque chose d’étant contre lequel il se heurterait (ou non) au cours de son existence, mais sur le monde qui lui-même appartient à son être. L’échéance est une détermination existentiale du Dasein lui-même et n’indique rien à son sujet en tant que sous-la-main, ou sur ses relations sous-la-main avec l’étant dont il « provient » ou avec lequel il est entré après-coup dans un commercium.

D’autre part, ce serait tout aussi peu comprendre la structure ontologico-existentiale de l’échéance que de leur prêter le sens d’une propriété ontique mauvaise et déplorable, susceptible d’être éliminée à des stades plus avancés de la culture humaine.

Lorsque nous avons pour la première fois renvoyé à l’être-au-monde comme constitution fondamentale du Dasein, puis caractérisé ses moments structurels constitutifs, nous n’avons pas poussé au-delà de l’analyse de la constitution d’être, jusqu’à la considération phénoménale du mode d’être de celle-ci. Sans doute les modes fondamentaux possibles de l’être-à, la préoccupation et la sollicitude, ont-ils été décrits. Toutefois la question du mode d’être quotidien de ces guises d’être est demeurée inélucidée. De plus, il est apparu que l’être-à est tout autre chose qu’un simple face-à-face considératif ou actif [avec le monde], c’est-à-dire qu’un être-ensemble-sous-la-main d’un sujet et d’un objet. Et pourtant, l’apparence devait forcément subsister que l’être-au-monde fonctionnât comme un cadre fixe à l’intérieur duquel se déroulent - sans affecter elle-même ontologiquement ce « cadre » - les possibles comportements du Dasein par rapport à son monde. Néanmoins, ce soi-disant « cadre » co-constitue lui-même le mode d’être du Dasein. Un mode existential de l’être-au-monde s’atteste dans le phénomène de l’échéance.

Le bavardage ouvre au Dasein l’être compréhensif pour son monde, pour autrui et pour [177] lui-même, mais de telle façon toutefois que cet être pour… a la modalité d’un flottement dépourvu de sol. La curiosité ouvre tout et n’importe quoi, mais de telle façon que l’être-à est partout et nulle part. L’équivoque ne cache rien à la compréhension du Dasein, mais c’est seulement pour maintenir l’être-au-monde dans-le-partout-et-nulle-part déraciné.

C’est seulement en clarifiant ontologiquement le mode d’être de l’être-au-monde quotidien qui perce à travers ces phénomènes que nous pouvons conquérir la détermination existentialement suffisante de la constitution fondamentale du Dasein. Quelle structure la « mobilité » de l’échéance manifeste-t-elle ?

Le bavardage et l’être-explicité public inclus en lui se constitue dans l’être-l’un-avec-l’autre. Il n’est jamais sous-la-main en tant que produit coupé de lui et subsistant pour soi à l’intérieur du monde. Tout aussi peu se laisse-t-il volatiliser en un « universel » qui, sous prétexte qu’il n’appartient essentiellement à personne, n’est « à proprement parler » rien du tout et ne survient « réellement » que dans la parole du Dasein singulier. Le bavardage est le mode d’être de l’être-l’un-avec-l’autre lui-même et il ne naît pas seulement de certaines circonstances qui agiraient « de l’extérieur » sur le Dasein. Mais si le Dasein se pré-donne à lui-même dans le bavardage et l’être-explicité public la possibilité de se perdre dans le On et de succomber à l’absence de sol, cela veut dire que le Dasein se prépare pour lui-même la constante tentation de l’échéance. L’être-au-monde est en lui-même tentateur.

Devenue ainsi déjà pour soi-même une tentation, l’être-explicité public maintient le Dasein dans son être-échu. Bavardage et équivoque, l’avoir-tout-vu-et-tout-compris constituent l’apparence selon laquelle l’ouverture ainsi disponible et régnante du Dasein pourrait lui garantir la sûreté, la vérité et la plénitude de toutes les possibilités de son être. L’auto-certitude et l’être-décidé du On propage une absence croissante de besoin quant à la compréhension affectée authentique. La prétention du On à nourrir et guider la « vie » pleine et vraie apporte un rassurement au Dasein, pour qui « tout va bien » et toutes les portes sont ouvertes. L’être-au-monde échéant est pour lui-même, en même temps que tentateur, rassurant.

Cependant, ce rassurement dans l’être inauthentique ne conduit pas à l’inertie et à l’oisiveté, mais pousse à la frénésie de l’« affairement ». L’être-échu sur le « monde » ne peut [178] plus désormais trouver le repos. Le rassurement tentateur accentue l’échéance. Du point de vue particulier de l’explicitation du Dasein, l’opinion peut désormais se faire jour selon laquelle la compréhension des cultures les plus étrangères et la « synthèse » de celles-ci avec la sienne propre pourrait conduire à un éclaircissement exhaustif et enfin véritable du Dasein sur lui-même. Une curiosité multiplie, une infatigable connaissance de tout organisent l’illusion d’une compréhension universelle du Dasein. Mais au fond la question de savoir ce qu’il s’agit à proprement parler de comprendre demeure indécise, et même elle n’est pas posée ; pas davantage ne comprend-on que le comprendre lui-même est un pouvoir-être qui ne doit être libéré que dans le Dasein le plus propre. Dans cette comparaison rassurée et universellement « intelligente » de soi-même avec tout, le Dasein oeuvre à une extranéation où son pouvoir-être le plus propre se retire à ses yeux. Tentateur et rassurant, l’être-au-monde échéant est en même temps aliénant.

Mais cette extranéation, à son tour, ne peut pas signifier que le Dasein serait facticement arraché à lui-même ; au contraire, elle conduit le Dasein à un mode d’être où l’« analyse de soi » la plus infatigable s’essaie à toutes les possibilités d’interprétations, à tel point que l’on ne parvient plus à dominer du regard les « caractérologie » et les « typologies » qui en résultent. Cette extranéation qui referme au Dasein son authenticité et sa possibilité, serait-ce même celle d’un échec véritable, ne le livre cependant pas à l’étant qu’il n’est pas lui-même, mais le pousse vers son inauthenticité, c’est-à-dire vers un mode d’être possible de lui-même. L’extranéation tentatrice et rassurante de l’échéance conduit, en sa mobilité propre, le Dasein à se prendre à lui-même.

Les phénomènes mis en évidence : la tentation, le rassurement, l’extranéation, la méprise, caractérisent le mode d’être spécifique de l’échéance. Cette « mobilité » du Dasein en son être propre, nous l’appelons la précipitation. Le Dasein se précipite de lui-même dans lui-même, dans l’absence de sol et la nullité de la quotidienneté inauthentique. Mais cette précipitation demeure retirée à ses yeux par l’être-explicité public, au point même d’être explicitée comme « progrès », et comme « vie concrète ».

Le mode de mouvement caractérisant la précipitation dans l’absence de sol - et au sein de l’absence de sol - de l’être inauthentique dans le On ne cesse d’arracher le comprendre au projeter de possibilités authentiques et de le jeter dans la prétention rassurée de tout posséder ou atteindre. Cette éjection constante hors de l’authenticité, qui ne va cependant jamais sans l’illusion de celle-ci, jointe à la projection dans le On, caractérise la mobilité de l’échéance comme tourbillon.

[179] L’échéance ne détermine pas seulement existentialement l’être-au-monde. Le tourbillon manifeste en même temps le caractère de jet et de mobilité de l’être-jeté qui peut s’imposer au Dasein lui-même dans son affection. Non seulement l’être-jeté n’est pas un « fait fixe », mais il n’est pas non plus un fait circonscrit. Il appartient à sa facticité que le Dasein, aussi longtemps qu’il est ce qu’il est, reste dans le jet et est entraîné par le tourbillon dans l’inauthenticité du On. L’être-jeté où la facticité se laisse voir phénoménalement appartient au Dasein pour lequel, en son être, il y va de cet être même. Le Dasein existe facticement.

Toutefois, cette mise en lumière de l’échéance ne dégage-t-elle pas un phénomène contraire à la détermination qui nous a servi à indiquer l’idée formelle d’existence ? Le Dasein peut-il être conçu comme l’étant dans l’être duquel il y va du pouvoir-être si cet étant, en sa quotidienneté, s’est précisément perdu, et si, dans l’échéance, il « vit » écarté de soi ? Réponse : l’échéance sur le monde ne peut devenir une « preuve » phénoménale contre l’existentialité du Dasein que si celui-ci est posé comme Moi-sujet isolé, comme un point d’identité dont il s’écarterait. Car le monde devient alors un objet ; alors, l’échéance sur lui est ontologiquement mésinterprétée en être-sous-la-main selon la guise propre à un étant intramondain. Si au contraire nous maintenons l’être du Dasein dans sa constitution d’être-au-monde, il devient manifeste que l’échéance, comme mode d’être de cet être-à, apporte bien plutôt la preuve la plus élémentaire à l’appui de l’existentialité du Dasein. Dans l’échéance, il n’y va de rien d’autre que du pouvoir-être-au-monde, même si c’est sur le mode de l’inauthenticité. Le Dasein ne peut échoir que parce qu’il y va pour lui de l’être-au-monde compréhensif et affecté. Inversement, l’existence authentique n’est pas quelque chose qui flotte au-dessus de la quotidienneté échéante : existentialement, elle n’est qu’une saisie modifiée de celle-ci.

Le phénomène de l’échéance ne nous révèle pas davantage quelque chose comme une « face nocturne » du Dasein, une propriété survenant ontiquement qui pourrait servir à compléter l’aspect anodin de cet étant. L’échéance dévoile une structure ontologique essentielle du Dasein lui-même, qui en détermine si peu une face nocturne qu’elle constitue au contraire tous ses jours dans la quotidienneté.

Par suite, l’interprétation ontologico-existentiale n’émet pas non plus d’énoncé ontique sur la « corruption de la nature humaine », et, si elle s’en abstient, ce n’est pas du tout parce que les moyens nécessaires pour la prouver lui font défaut, mais parce que sa problématique est antérieure à tout énoncé sur la corruption ou l’intégrité. L’échéance est un concept [180] ontologique du mouvement. Ontiquement, il n’est en rien décidé par là si l’homme a « déchu », « s’est noyé dans le péché », s’il se trouve dans le status corruptionis ou dans le status integritatis, ou encore dans un état intermédiaire, le status gratiae. Cependant la foi et la « conception du monde », dès l’instant qu’elles se prononcent dans tel ou tel sens et prononcent sur le Dasein comme être-au-monde, devront faire retour vers les structures existentiales qui ont été dégagées, à supposer du moins que leurs énoncés élèvent en même temps une prétention à la compréhension conceptuelle.

La question directrice de ce chapitre portait sur l’être du Là. Son thème a été la constitution ontologique de l’ouverture qui appartient essentiellement au Dasein. L’être de cette ouverture se constitue dans l’affection, le comprendre et le parler. Le mode quotidien d’être de l’ouverture est caractérisé par le bavardage, la curiosité et l’équivoque. Celles-ci manifestent elles-mêmes la mobilité de l’échéance, à travers les caractères essentiels de la tentation, du rassurement, de l’extranéation et de la captation.

Or, avec cette analyse, le tout de la constitution existentiale du Dasein est libéré en ses traits capitaux, et le sol phénoménal est conquis pour l’interprétation « synthétique » de l’être du Dasein comme souci.


Ver online : Sein und Zeit (1927), ed. Friedrich-Wilhelm von Herrmann, 1977, XIV, 586p. Revised 2018 [GA2]


[1NT: Voir l’index, s.v. Verfallen.

[2§9