Au fur et à mesure que fait encontre, dans l’être-l’un-avec-l’autre quotidien, ce qui est accessible à tous et sur quoi tout le monde peut dire quelque chose, il devient de plus en plus impossible de décider ce qui est ouvert dans un comprendre authentique et ce qui ne l’est pas. Cette équivoque ne s’étend pas seulement au monde, mais tout aussi bien à l’être-l’un-avec-l’autre comme tel, et même à l’être du Dasein pour (zu) lui-même.
Tout a l’air d’être véritablement compris, saisi, dit, et au fond ne l’est pas – à moins qu’il n’ait l’air de ne pas l’être et qu’au fond il le soit. L’équivoque ne concerne pas seulement le mode ontique sur lequel nous disposons de l’étant accessible dans l’usage et la jouissance, mais elle s’est déjà établie dans le comprendre comme pouvoir-être, dans le mode du projet et la prédonation de possibilités du Dasein. Non seulement chacun connaît et discute ce qui est là et survient, mais encore chacun s’entend d’ores et déjà à parler de ce qui doit seulement arriver, de ce qui n’est pas là mais devrait « évidemment » être fait. D’avance, chacun a toujours déjà pressenti et senti ce que d’autres ont aussi pressenti et flairé. Cet être-sur-la-trace, et encore par ouï-dire – celui qui est « sur la trace » de quelque chose de manière authentique n’en parle pas -, est la guise la plus insidieuse en laquelle l’équivoque prédonne des possibilités du Dasein, non sans en même temps les étouffer dans l’oeuf.
À supposer en effet que ce que l’on pressentait et flairait advienne un jour effectivement, alors l’équivoque s’est justement déjà préoccupée qu’instantanément l’intérêt pour la chose réalisée s’évanouisse. Car cet intérêt ne subsiste que selon la guise de la [174] curiosité et du bavardage, aussi longtemps qu’existe la possibilité d’un simple pressentiment commun qui n’engage à rien. Ceux-là même qui sont « de la partie » si et aussi longtemps que l’on est sur la trace de la chose, refusent de suivre dès que s’annonce l’accomplissement de ce que l’on pressentait. Car avec cet accomplissement, le Dasein est à chaque fois forcé de faire retour vers lui-même. Le bavardage et la curiosité perdent alors leur puissance – ce dont ils ont tôt fait de se venger. Devant l’accomplissement de ce qu’on pressentait en commun, le bavardage s’empresse d’intervenir, disant : « on en aurait bien fait autant » – puisque aussi bien on le pressentait avec les autres. Finalement, le bavardage est même fâché pour peu qu’arrive effectivement ce qu’il pressentait et ne cessait de réclamer : car c’est alors l’occasion de pressentir davantage qui lui est arrachée.
Comme cependant le temps du Dasein engagé est, dans le silence de l’exécution et de l’échec vrai, un temps tout autre, et, du point de vue public, essentiellement plus lent que celui du bavardage, qui « vit plus vite », ce bavardage a depuis longtemps émigré vers une autre affaire, à chaque fois la plus nouvelle. L’affaire auparavant pressentie, puis enfin accomplie, est arrivée trop tard par rapport au tout nouveau. Bavardage et curiosité, dans leur équivoque, se préoccupent que toute création véritable et nouvellement aboutie, dès son apparition, soit déjà vieillie aux yeux du public. Elle ne peut se libérer en sa possibilité positive qu’à condition que le bavardage qui la recouvre soit devenu inefficace, et que se soit éteint l’intérêt « commun ».
L’équivoque de l’être-explicité public fait passer le bavardage anticipé et le pressentiment curieux pour l’événement proprement dit, et elle marque l’accomplissement, l’action elle-même de l’estampille de l’après-coup, de l’anodin. Par suite, le comprendre du Dasein dans le On ne cesse de se méprendre en ses projets quant à ses possibilités d’être véritables. Le Dasein est toujours équivoquement « là », c’est-à-dire dans cette ouverture publique de l’être-l’un-avec-l’autre où le bavardage le plus bruyant et la curiosité la plus astucieuse mènent l’« affaire » – là où quotidiennement tout est sans qu’au fond rien n’arrive.
Cette équivoque nourrit toujours la curiosité des aliments qu’elle cherche, et elle donne au bavardage l’illusion que c’est en lui que tout se décide.
Mais ce mode d’être de l’ouverture de l’être-au-monde ne régit pas moins l’être-l’un-avec-l’autre comme tel. L’autre est de prime abord « là » à partir de ce que l’on a entendu de lui, de ce qu’on dit et sait à son sujet. C’est devant l’être-l’un-avec-l’autre originaire que le [175] bavardage fait d’abord écran. Chacun observe d’abord l’autre pour savoir comment il se comportera, ce qu’il dira sur ceci ou cela. L’être-l’un-avec-l’autre dans le On n’est absolument pas une juxtaposition fermée, indifférente, mais une observation mutuelle tendue, équivoque, un secret espionnage réciproque. Sous le masque de l’être-l’un-envers-l’autre joue un être-l’un-contre-l’autre.
Il faut ici remarquer que l’équivoque ne naît pas d’abord d’une intention expresse de dissimulation et de déformation, qu’elle n’est pas seulement provoquée par le Dasein singulier. Elle réside déjà dans l’être-l’un-avec-l’autre en tant qu’il est jeté en un monde. Mais aux yeux du public elle est justement retirée, et l’on ne manquera jamais de dénier que cette interprétation du mode d’être de l’être-explicité du On soit pertinente. Pour l’explication de ces phénomènes, ce serait un malentendu que de chercher sa confirmation dans l’approbation du On.
La mise en évidence des phénomènes du bavardage, de la curiosité et de l’équivoque a en même temps manifesté entre eux une cohésion ontologique. Quel est le mode d’être de cette cohésion ? C’est ce qu’il convient maintenant de saisir de manière ontologico-existentiale. Le mode fondamental de l’être de la quotidienneté, voilà ce que nous devons essayer de comprendre dans l’horizon des structures d’être du Dasein conquises jusqu’ici.