phénomène de l’angoisse

C’est le phénomène de l’angoisse qui sera pris pour base de l’analyse, à titre d’affection satisfaisant à de telles requêtes méthodiques. L’élaboration de cette affection fondamentale et la caractérisation ontologique de ce qui y est ouvert en tant que tel prendra son départ dans le phénomène de l’échéance et délimitera l’angoisse par rapport au phénomène voisin, plus haut analysé, de la peur. L’angoisse, en tant que possibilité d’être du Dasein, en même temps que le Dasein même qui est ouvert en elle, livre le sol phénoménal requis pour la saisie explicite de la totalité originaire d’être du Dasein. L’être du Dasein se dévoile comme souci. L’élaboration ontologique de ce phénomène existential fondamental exige de le délimiter par rapport à des phénomènes qui pourraient être de prime abord identifiés à lui. Des phénomènes de ce genre sont la volonté, le souhait, la tendance, la pulsion. Mais le souci ne saurait être dérivé d’eux, car eux-mêmes sont fondés en lui. EtreTemps39

Pour aborder l’analyse de l’angoisse, nous ne sommes pas tout à fait démunis. Sans doute, son mode de connexion ontologique avec la peur demeure encore obscur, même si une parenté phénoménale de l’une et l’autre est manifeste : un indice en est le fait que les deux phénomènes demeurent le plus souvent indistincts, et que l’on appelle angoisse ce qui est peur et peur ce qui a le caractère de l’angoisse. Tentons maintenant de percer progressivement jusqu’au phénomène de l’angoisse. EtreTemps40

Ce pour-quoi (en-vue-de-quoi) l’angoisse s’angoisse se dévoile comme ce devant-quoi elle s’angoisse : l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). L’identité du devant-quoi de l’angoisse et de son pour-quoi s’étend même jusqu’au s’angoisser lui-même. Car celui-ci est en tant qu’affection un mode fondamental de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). L’identité existentiale de l’ouvrir avec l’ouvert, identité telle qu’en cet ouvert le monde est ouvert comme monde, l’être-à comme pouvoir-être isolé, pur, jeté, atteste qu’avec le phénomène de l’angoisse c’est une affection insigne qui est devenue le thème de l’interprétation. L’angoisse isole et ouvre ainsi le Dasein comme « solus ipse ». Ce « solipsisme » existential, pourtant, transporte si peu une chose-sujet isolée dans le vide indifférent d’une survenance sans-monde qu’il place au contraire le Dasein, en un sens extrême, devant son monde comme monde, et, du même coup, lui-même devant soi-même comme être-au-monde (In-der-Welt-sein). EtreTemps40

Plus rare encore que le fait existentiel de l’angoisse authentique sont les tentatives d’interpréter ce phénomène en sa constitution et sa fonction ontologico-existentiales fondamentales. Les raisons s’en trouvent en partie dans l’omission de l’analytique existentiale du Dasein en général, mais plus spécialement dans la méconnaissance du phénomène de l’affection (NA: Ce n’est point le fruit du hasard si les phénomènes de l’angoisse et de la peur, qui restent couramment confondus, ont pénétré ontiquement et aussi – quoiqu’en ses limites très étroites – ontologiquement dans le champ de la théologie chrétienne. Ce qui s’est toujours produit lorsque le problème anthropologique de l’être de l’homme pour Dieu a obtenu la primauté et que des phénomènes comme la foi, le péché, l’amour, le repentir ont guidé la problématique. Cf. la doctrine d’AUGUSTIN sur le timor castus et servilis, qui est fréquemment discutée dans ses écrits exégétiques et ses lettres. Sur la peur (crainte) en général, v. le De diversis quaestionibus (texte et trad. fr. par A. Beckaert, dans « Bibliothèque augustinienne », t. 10 (N.d.T.)), q. 33 : « de metu », q. 34 : « utrum non aliud amandum sit, quam metu carere », q. 35 : « quid amandum sit » (Migne, P.L., t. VII, 23 sq.). LUTHER a traité le problème de la peur non seulement dans le contexte traditionnel d’une interprétation de la poenitentia et de la contritio, mais aussi dans son commentaire de la Genèse, où l’analyse, évidemment moins conceptuelle qu’édifiante, n’en est pas moins impressionnante : cf. Enarrationes in Genesin, cap. 3, Éd. d’Erlangen, Exegetica opera latina, t. I, p. 177 sq. Mais c’est S. KIERKEGAARD qui a pénétré le plus loin dans l’analyse du phénomène de l’angoisse, même s’il ne l’a fait, lui aussi, que dans le cadre théologique d’une exposition « psychologique » du problème du péché originel : cf. Le concept d’angoisse, 1844, trad. allemande dans l’Éd. Diederichs des Werke, t. V.). Toutefois, la rareté factice du phénomène de l’angoisse ne peut rien contre le fait qu’il est particulièrement approprié à assumer pour l’analytique existentiale une fonction méthodique fondamentale. Bien au contraire, cette rareté du phénomène indique que le Dasein, qui demeure le plus souvent recouvert pour lui-même en son authenticité par l’être-explicité public du On, demeure ouvrable en son sens originaire dans cette affection fondamentale. EtreTemps40

Pour saisir ontologiquement la totalité du tout structurel du Dasein, nous devons d’abord poser la question suivante : le phénomène de l’angoisse, avec ce qui s’ouvre en lui, est-il capable de nous donner phénoménalement le tout du Dasein de manière suffisamment cooriginaire pour que le regard qui en cherche la totalité puisse se remplir dans cette donnée ? La réalité globale de ce que cette donnée inclut peut être enregistrée dans l’énumération formelle suivante : le s’angoisser est, en tant qu’affection, une guise de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) ; le devant-quoi de l’angoisse est l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) jeté; le en-vue-de-quoi de l’angoisse est le pouvoir-être-au-monde (In-der-Welt-sein). Par suite, le phénomène plein de l’angoisse manifeste le Dasein comme être-au-monde (In-der-Welt-sein) existant facticement. Les caractères ontologiques fondamentaux de cet étant sont l’existentialité, la facticité et l’être-échu. Ces déterminations existentiales n’appartiennent pas comme des morceaux à une totalité à laquelle l’un d’entre eux pourrait parfois faire défaut, mais en elles règne une connexion originaire qui constitue la totalité cherchée du tout structurel. Dans l’unité des déterminations d’être citées du Dasein, l’être de celui-ci devient comme tel ontologiquement saisissable. Comment cette unité elle-même doit-elle être caractérisée ? EtreTemps41