Pas plus que l’être de la « vérité » ne peut être « prouvé », pas plus un « sceptique » ne peut être réfuté. Du reste, le sceptique, s’il est facticement, selon la guise de la négation de la vérité, n’a pas non plus besoin d’être réfuté. Pour autant qu’il est et qu’il s’est compris dans cet être, il a éteint le Dasein, et avec lui la vérité, dans le désespoir du suicide. La vérité ne se laisse pas prouver dans sa nécessité, parce que le Dasein, le premier, ne saurait être pour lui-même soumis à une preuve. Aussi peu il est montré qu’il y a des « vérités éternelles », tout aussi peu il est montré qu’il y ait jamais eu — contrairement à ce que croient au fond, en dépit de leur entreprise même, les réfutations du scepticisme — un « vrai » sceptique. Et pourtant, il y en a eu peut-être plus souvent que ne voudrait le croire l’ingénuité des tentatives formalo-dialectiques pour confondre le scepticisme. [EtreTemps44]
Mais serait-il permis de toucher à la souveraineté de la « logique » ? Se pourrait-il que l’entendement ne soit pas, dans cette question portant sur le rien, réellement souverain ? Avec son aide, nous ne pouvons guère, d’une façon générale, que déterminer le rien et le poser tout au plus comme un problème qui se détruit lui-même. Car le rien est la négation de la totalité de l’étant, l’absolument non-étant… Mais parlant ainsi, nous rangeons le rien sous la détermination plus haute de ce qui est soumis à négation et, par là, de ce qui est nié. Or la négation est, selon la doctrine régnante et jamais contestée de la « logique », un acte spécifique de l’entendement. Comment, dès lors, pouvons nous prétendre, dans la question portant sur le rien et même dans celle de savoir s’il peut être questionné, congédier l’entendement ? Pourtant, ce que nous présupposons là est-il si assuré ? Le ne-pas, l’être-nié et ainsi la négation représentent-ils la détermination plus haute sous laquelle le rien, comme une espèce particulière de ce qui est nié, vient se ranger ? N’y a-t-il le rien que parce qu’il y a le ne-pas, c’est-à-dire la négation ? Ou est-ce l’inverse ? N’y a-t-il la négation et le ne-pas que parce qu’il y a le rien ? C’est ce qui n’est pas décidé, n’est pas même encore érigé expressément en question. Nous affirmons : le rien est plus originel que le ne-pas et la négation. 25 QQMETA
Si cette thèse est fondée, alors la possibilité de la négation comme acte de l’entendement, et par-là l’entendement lui-même, dépendent en quelque façon du rien. 26 QQMETA
Le rien est la négation intégrale de la totalité de l’étant. Cette caractéristique du rien ne pointerait-elle pas, finalement, dans la direction à partir de laquelle seule il peut nous rencontrer ? 31 QQMETA
La totalité de l’étant doit d’abord être donnée pour pouvoir, comme telle absolument, tomber sous le coup de la négation, en laquelle le rien lui-même aurait alors à se montrer. 32 QQMETA
Seulement, même si l’on fait abstraction de la nature problématique du rapport entre la négation et le rien, comment pourrons-nous — comme être finis — rendre accessible en soi en même temps qu’à nous-mêmes l’ensemble de l’étant dans sa totalité ? Tout au plus pouvons-nous imaginer l’ensemble de l’étant dans l’« idée », nier en pensée cet imaginaire et le « penser » comme nié. Sur cette voie, nous atteignons sans doute le concept formel du rien imaginé, mais jamais le rien lui-même. Or le rien n’est rien et entre le rien imaginé et le rien « en propre », il ne peut y avoir de différence, s’il est vrai que le rien représente la totale indifférenciation. Le rien lui-même « en propre » — ne serait-ce pas toutefois de nouveau ce concept masqué mais à contresens, d’un rien étant ? C’est la dernière fois que les objections de l’entendement arrêteront notre recherche, dont la légitimité ne peut être établie que par une épreuve fondamentale du rien. 33 QQMETA
Pourtant, lors même que les dispositions nous conduisent ainsi devant l’étant dans son ensemble, elles nous dissimulent le rien que nous cherchons. Et nous serons moins encore, à présent, d’avis que la négation de l’étant dans son ensemble, tel que les dispositions le manifestent, nous place devant le rien. Semblable chose ne pourrait advenir en une originelle correspondance que dans une disposition qui, selon son sens dévoilant le plus propre, manifesterait le rien. 38 QQMETA
Dans l’angoisse n’advient aucun anéantissement de tout l’étant en soi, mais pas davantage n’accomplissons-nous une négation de l’étant dans son ensemble, en vue d’obtenir le rien sans plus. Abstraction faite de ce que l’accomplissement exprès d’un énoncé de négation est étranger à l’angoisse comme telle, nous arriverions aussi bien, avec un telle négation d’où devrait résulter le rien, à tout moment trop tard. C’est avant, déjà, que le rien fait face. Nous disions qu’il fait face « en n’étant qu’un avec » l’étant dérivant dans son ensemble. 51 QQMETA
Il y a, dans l’angoisse, un mouvement de retraite devant… qui, assurément, n’est plus une fuite, mais un repos fasciné. Ce retrait devant… prend son issue du rien. Celui-ci n’attire pas à soi ; il est, au contraire, essentialement répulsif. Mais la répulsion qui écarte de soi est comme tel le renvoi, provoquant la dérive, à l’étant qui s’abîme dans son ensemble. Ce renvoi répulsif dans son ensemble, à l’étant dérivant dans son ensemble, selon quoi le rien investit l’être-là dans l’angoisse, est l’essence du rien : le néantissement [NT: J’adopte ici la traduction d’Henry Corbin qui rend le mieux compte du rapprochement des mots allemands Vernichtung anéantissement (nous ne disposons pas d’autre mot en français, rien n’ayant formé la racine d’aucun composé) et Nichtung. De même, plus loin : nichten, néantir, comme vernichten, anéantir.]. Il n’est pas plus un anéantissement de l’étant qu’il ne surgit d’une négation. Le néantissement ne se laisse pas non plus mettre au même compte que l’anéantissement et la négation. Le rien lui-même néantit. 52 QQMETA
Quel témoignage plus insistant de la manifestation constante et étendue, quoique masquée, du rien dans notre être-là, que la négation ? Mais celle-ci n’ajoute nullement à partir d’elle-même le ne-pas, comme moyen de différenciation et d’opposition au donné, pour l’y intercaler en quelque sorte. Comment la négation pourrait-elle, aussi bien, produire à partir d’elle-même le ne-pas, quand elle ne peut cependant nier que si quelque chose de niable lui est au préalable donné ? Mais comment quelque chose de niable et qui soit à nier pourrait-il entrer en vue comme se prêtant au ne-pas, si toute pensée comme telle n’avait pas d’avance déjà vue sur le ne-pas ? Or le ne-pas ne peut devenir manifeste que si son origine, le néantir du rien en général et par là le rien lui-même, est soustraite au cèlement. Le ne-pas ne vient pas de la négation ; c’est la négation, au contraire, qui se fonde sur le ne-pas, lequel surgit du néantir du rien. La négation n’est, en fait, qu’un mode du comportement néantissant, c’est-à-dire fondé préalablement sur le néantir du rien. [54] 63 QQMETA
Par là est établie dans se traits fondamentaux la thèse énoncée plus haut : le rien est l’origine de la négation et non l’inverse. Si la puissance de l’entendement est ainsi brisée dans le champ des questions portant sur le rien et sur l’être, c’est aussi le destin de la souveraineté de la « logique » à l’intérieur de la philosophie qui, par là même, se décide. L’idée même de la « logique » se dissout dans le tourbillon d’un interrogation plus originelle. 64 QQMETA
Aussi souvent et d’aussi multiples façons que la négation — qu’elle soit ou non exprimée — traverse toute pensée, aussi peu est-elle à elle seule le témoin pleinement valable de la manifestation du rien qui appartient essentialement à l’être-là. Car la négation ne peut être invoquée, ni comme l’unique comportement, ni même comme celui qui a le rôle directeur, où l’être-là reste ébranlé par le néantir du rien. Plus abyssales que le simple ajustement de la négation pensante sont la dureté de la transgression et le saisissement de l’horreur. Plus déterminantes sont la douleur du refus et le tranchant de l’interdiction. Plus lourde est l’amertume de la privation. 65 QQMETA
Ces possibilités du comportement néantissant — forces en lesquelles l’être-là porte son destin d’être jeté, sans pourtant s’en rendre maître — ne sont pas des espèces du nier simple. Mais cela n’empêche qu’elles s’expriment dans le non et dans la négation. En cela se trahit certes d’autant le vide et l’étendue de la négation. L’imprégnation de l’être-là par le comportement néantissant atteste la manifestation constante et sans doute obscurcie du rien, que seule l’angoisse originellement dévoile. D’où vient que cette angoisse originelle est le plus souvent réprimée dans l’être-là. L’angoisse est là. Elle sommeille seulement. Son souffle constamment tressaille à travers l’être-là. Au plus faible, à travers l’être-là « anxieux », et imperceptible pour les « oui, oui », et les « non, non » de l’affairé ; au plus proche à travers l’être-là rendu maître de soi ; au plus sûr, à travers celui qui se risque quant au fond. Mais cela n’advient qu’à partir de ce en vue de quoi il se prodigue, pour ainsi préserver l’ultime grandeur de l’être-là. 66 QQMETA
Ce rappel historique sommaire montre le rien comme concept antithétique de l’étant proprement dit, c’est-à-dire comme sa négation. Mais que le rien fasse en quelque façon problème, alors ce rapport antithétique non seulement reçoit une détermination plus claire, mais c’est seulement que s’éveille le questionnement métaphysique proprement dit sur l’être de l’étant. Le rien ne reste pas le vis-à-vis indéterminé de l’étant, mais se dévoile comme ayant part à l’être de l’étant. 76 QQMETA
S’il est vrai que la question portant sur l’être comme tel est la question englobante de la métaphysique, la question portant sur le rien s’avère être d’une espèce telle qu’elle embrasse l’ensemble de la métaphysique. Mais la question portant sur le rien traverse en même temps l’ensemble de la métaphysique, dans la mesure où elle nous oblige à nous placer devant le problème de l’origine de la négation, c’est-à-dire au fond, devant la décision touchant la souveraineté légitime de la « logique » dans la métaphysique. 78 QQMETA