modes d’être

Si la question de l’être doit être posée expressément et être accomplie dans une pleine transparence d’elle-même, alors une élaboration de cette question, d’après les élucidations antérieures, exige l’explication du mode de visée de l’être, du comprendre et du saisir conceptuel du sens, la préparation de la possibilité du choix correct de l’étant exemplaire, l’élaboration du mode authentique d’accès à cet étant. Or viser, comprendre et concevoir, choisir, accéder sont des comportements constitutifs du questionner, et ainsi eux-mêmes des modes d’être d’un étant déterminé, de l’étant que nous, qui questionnons, nous sommes à chaque fois nous-mêmes. Élaboration de la question de l’être veut donc dire : rendre transparent un étant – celui qui questionne – en son être. En tant que mode d’être d’un étant, le questionner de cette question est lui-même essentiellement déterminé par ce qui est en question en lui – par l’être. Cet étant que nous sommes toujours nous-mêmes et qui a entre autres la possibilité essentielle du questionner, nous le saisissons terminologiquement comme DASEIN. La position expresse et transparente de la question du sens de l’être exige une explication préalable adéquate d’un étant (le Dasein) au point de vue de son être. EtreTemps2

La personne n’est pas une chose, n’est pas une substance, n’est pas un objet. On (48) souligne ainsi ce que Husserl (NA: Cf. dans Logos, I, loc. Cit.) suggère, lorsqu’il exige pour l’unité de la personne une constitution essentiellement autre que pour les choses naturelles. Ce que Scheler dit de la personne, il le formule également à propos des actes : « Mais jamais un acte n’est aussi objet ; car il appartient à l’essence de l’être des actes de n’être vécus que dans l’accomplissement lui-même et d’être donnés (seulement) dans la réflexion » (NA: M. SCHELER, op. cit., p. 246). Les actes sont quelque chose de non-psychique. Il appartient à l’essence de la personne de n’exister que dans l’accomplissement des actes intentionnels, elle n’est donc essentiellement pas un objet. Toute objectivation psychique, donc toute saisie des actes comme quelque chose de psychique, est identique à une dépersonnalisation. La personne est toujours donnée comme ce qui accomplit des actes intentionnels qui sont liés par l’unité d’un sens. L’être psychique n’a donc rien à voir avec l’être-personne. Les actes sont accomplis, la personne est ce qui les accomplit. Mais quel est le sens ontologique de cet « accomplir », comment doit-on déterminer dans un sens ontologique positif le mode d’être de la personne ? En fait, l’interrogation critique ne peut en rester là. Car ce qui est en question, c’est l’être de l’homme tout entier, tel qu’on a coutume de le saisir comme unité à la fois corporelle, psychique et spirituelle. Le corps, l’âme, l’esprit, ces termes peuvent à nouveau désigner des domaines phénoménaux que l’on peut prendre pour thèmes séparés de recherches déterminées ; dans certaines limites, l’indétermination ontologique de ces domaines peut rester sans importance. Cependant, dans la question de l’être de l’homme, il est exclu d’obtenir celui-ci par la simple sommation des modes d’être – qui plus est encore en attente de détermination – du corps, de l’âme et de l’esprit. Même une tentative qui voudrait suivre une telle voie ontologique ne pourrait s’empêcher de présupposer une idée de l’être du tout. Ce qui cependant défigure et fourvoie la question fondamentale de l’être du Dasein, c’est l’orientation persistante sur l’anthropologie antico-chrétienne, dont même le personnalisme et la philosophie de la vie manquent d’apercevoir combien les fondements ontologiques en sont insuffisants. Cette anthropologie traditionnelle inclut : 1. La définition de l’homme : zoon logon echon interprétée comme : animal rationale, être vivant raisonnable. Mais le mode d’être du zoon est ici entendu au sens de l’être-sous-la-main et de la survenance. Quant au logos, il constitue un équipement de dignité supérieure, mais le mode d’être en demeure tout aussi obscur que celui de l’étant ainsi composé. 2. L’autre fil conducteur pour la détermination de l’être et de l’essence de l’homme est théologique : kai eipen ho theos : poesomen anthropon kat’ eikona hemeteran kai kath’ homoiosin (49), « faciamus hominem ad imaginem nostram et similitudinem » (NA: Genèse, I, 26.). C’est à partir de ce texte que l’anthropologie théologique chrétienne, reprenant en même temps à son compte la définition antique, élabore une interprétation de l’étant que nous appelons homme. Mais tout comme l’être de Dieu, de même, c’est avec les moyens de l’ontologie antique que l’être de l’ens finitum est interprété ontologiquement. Au cours des temps modernes, la définition chrétienne a été déthéologisée. Cependant l’idée de la « transcendance », selon laquelle l’homme est quelque chose qui tend à se dépasser soi-même, jette ses racines dans la dogmatique chrétienne, dont nul ne dira qu’elle se soit jamais fait un problème ontologique de l’être de l’homme. Cette idée de transcendance, d’après laquelle l’homme est plus qu’un être intelligent, a exercé son influence à travers diverses métamorphoses. On peut en illustrer la provenance par les citations suivantes : « His praeclaris dotibus excelluit prima hominis conditio, ut ratio, intelligentia, prudentia, judicium non modo ad terrenae vitae gubernationem suppeterent, sed quibus transcenderet usque ad Deum et aeternam felicitatem » (NA: CALVIN, Institutio, I, 15, §8 (EtreTemps8).; (NT: Cf. le Handbuch, p 457-458. « Par ces dons admirables, le premier état de l’homme fut rendu si excellent que sa raison, son intelligence, sa prudence, son jugement ne s’appliquaient point seulement à la conduite de la vie terrestre, mais encore l’élevaient jusqu’à Dieu et à la félicité éternelle. »)). « Denn dass der Mensch sin ufsehen hat uf Gott und sin wort, zeigt er klarlich an, dass er nach siner natur etwas Gott näher anerborn, etwas mee nachschlägt, etwas zuzugs zu jm hat, das alles on zwyfel darus flüsst, dass er nach der bildnus Gottes geschaffen ist » (NA: ZWINGLI, Von der Klarheit des Wortes Gottes, dans Deusche Schriften, t. I, p. 56.; (NA: Cf., sur cette référence, le Handbuch, p. 488-490. BW traduisaient ainsi la citation : « Mais par cela que l’homme regarde vers le haut, vers Dieu et son Verbe, il manifeste clairement qu’il est par sa nature né fort proche de Dieu, qu’il lui ressemble, qu’il a quelque rapport à lui, toutes choses qui sans doute viennent de ceci qu’il a été créé à l’image de Dieu. »)). EtreTemps10

Lorsque nous attribuons au Dasein lui-même une spatialité, un tel « être dans l’espace » doit manifestement être compris à partir du mode d’être de cet étant. La spatialité du Dasein – lequel n’a essentiellement rien à voir avec l’être-sous-la-main – ne peut signifier ni quelque chose comme la survenance dans un emplacement de l’« espace du monde », ni l’être-à-portée-de-la-main à une place. Car l’une et l’autre sont des modes d’être de l’étant rencontré à l’intérieur du monde. Le Dasein, lui, est « au » monde au sens de l’usage préoccupé et familier de l’étant qui fait encontre de manière intramondaine. Si donc de la spatialité lui échoit en quelque façon, cela n’est possible que sur le fondement de cet être-à. (105) Or la spatialité de celui-ci manifeste les caractères de l’é-loignement (Entfernung) et de l’orientation. EtreTemps23

La « préoccupation (Besorgen) » pour la nourriture et le vêtement, les soins donnés au corps malade sont eux aussi sollicitude (Fürsorge). Toutefois, nous comprenons cette expression, comme c’était le cas pour notre usage terminologique de la « préoccupation (Besorgen) », comme un existential. La sollicitude (Fürsorge) sous la forme factice et sociale de l’« assistance », par exemple, se fonde dans la constitution d’être du Dasein comme être-avec (Mitsein). Son urgence factice est motivée par le fait que le Dasein se tient de prime abord et le plus souvent dans les modes déficients de la sollicitude (Fürsorge). Être pour, contre, sans… les uns les autres, passer indifféremment les uns à côté des autres, ce sont là des guises possibles de la sollicitude (Fürsorge). Et précisément, les modes cités en dernier lieu de la déficience et de l’indifférence caractérisent l’être-l’un-avec-l’autre (Miteinandersein) quotidien (alltäglich) et moyen. Ces modes d’être manifestent derechef le caractère de non-imposition et d’« évidence » qui échoit tout aussi bien à l’être-Là-avec (Mitdasein) quotidien (alltäglich) intramondain d’autrui qu’à l’être-à-portée-de-la-main de l’outil (Zeug) dont on se préoccupe chaque jour. Ces modes indifférents de l’être-l’un-avec-l’autre (Miteinandersein) peuvent aisément conduire l’interprétation ontologique à expliciter de prime abord cet être au sens du pur être-sous-la-main de plusieurs sujets. Apparemment, il ne s’agit que de variantes infimes de ce même mode d’être, et pourtant, entre la survenance ensemble « indifférente » de choses quelconques et l’indifférence propre à des étants qui sont l’un avec (122) l’autre, la différence est essentielle. EtreTemps26

La réalité, en tant que titre ontologique, est rapportée à l’étant intramondain. Si ce titre sert de désignation pour ce mode d’être en général, c’est qu’être-à-portée-de-la-main et être-sous-la-main fonctionnent comme modes de la réalité. Au contraire, si on laisse au mot sa signification traditionnelle, il désigne alors l’être au sens du pur être-sous-la-main chosique. Toutefois, tout être-sous-la-main n’est pas être-sous-la-main chosique. La « nature » qui nous « environne » et nous « embrasse » est sans doute de l’étant intramondain, mais elle ne manifeste ni le mode d’être de l’être-à-portée-de-la-main ni celui du sous-la-main selon la guise de la « choséité (Dinglichkeit) naturelle ». Mais de quelque manière que cet « être » de la nature puisse être interprété, il n’en reste pas moins que tous les modes d’être de l’étant intramondain sont ontologiquement fondés dans la mondanéité (Weltlichkeit) du monde, et, par là, dans le phénomène de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). D’où il résulte cet aperçu : pas plus que la réalité n’a de primauté à l’intérieur des modes d’être de l’étant intramondain, pas davantage ce mode d’être ne peut-il adéquatement caractériser ontologiquement quelque chose comme le monde et le Dasein. EtreTemps43

Dans le cadre de la présente recherche, la caractérisation ontologique de la fin et de la totalité ne peut être que provisoire. Son achèvement requiert non seulement le dégagement de la structure formelle de la fin en général et de la totalité en général, mais encore elle a besoin d’un développement de ses possibles modifications structurelles régionales, autrement dit de ses modifications en tant que dé-formalisées, à chaque fois rapportées à l’étant « spécifique » concerné et déterminées à partir de l’être de celui-ci. Tâche qui, à son tour, présuppose une interprétation positive suffisamment univoque des modes d’être qui exigent une division régionale du tout de l’étant. Cependant, la compréhension de telle guise d’être exige derechef une idée clarifiée de l’être en général. Bref, un achèvement adéquat de l’analyse ontologique de la fin et de la totalité n’échoue pas seulement devant l’ampleur de son thème, mais encore sur la difficulté fondamentale consistant en ce que, pour maîtriser cette tâche, ce qui est cherché par une telle recherche (le sens de l’être en général) doit précisément être déjà présupposé comme trouvé et bien connu. EtreTemps48

La temporalité rend donc possible l’unité de l’existence, de la facticité et de l’échéance, et elle constitue ainsi originairement la totalité de la structure du souci. Les moments du souci ne sont nullement mis bout à bout, tout aussi peu que la temporalité elle-même se compose, « au fil du temps », de l’avenir, de l’être-été et du présent. La temporalité n’« est » absolument pas un étant. Elle n’est pas, mais se temporalise. Pourquoi cependant nous ne pouvons nous dispenser de dire : « La temporalité “est” – le sens du souci », « la temporalité “est” – déterminée de telle ou telle façon », cela ne peut être rendu intelligible qu’à partir de l’idée de l’être et du « est » en général une fois clarifiée. La temporalité temporalise, à savoir des guises possibles d’elle-même. Celles-ci possibilisent la multiplicité des modes d’être du Dasein, et avant tout la possibilité fondamentale de l’existence authentique et inauthentique. EtreTemps65