Venu du latin societas, « société » traduit Gesellschaft, et les deux termes n’ont acquis que tardivement un sens précis, dont la genèse est retracée par Heidegger dans le § 104 d’À propos d’Ernst Jünger (GA90, 118-120). Désignant, en un premier sens très large, l’association qui permet aux êtres humains (voire aux animaux) de vivre ensemble, le terme prend un second sens plus net lorsque l’on parle de la société civile (distincte de l’État), qui définit la sphère des intérêts particuliers et qui est inséparable de la formation de l’économie politique ayant accompagné le développement des échanges marchands : le concept en a été fixé par Hegel dans Les Principes de la philosophie du droit (§ 182-256). En un troisième sens, le terme « société » peut désigner l’harmonie cachée qui se dégage de l’affrontement des égoïsmes individuels (la « main invisible » dont parle Adam Smith redistribuant pour le profit de tous ce qui est produit par chacun lorsqu’il ne vise que son profit personnel). Ce concept libéral de la société se distingue du concept de communauté (Gemeinschaft), comme l’a montré Ferdinand Tönnies dans Communauté et société (1887) : si la communauté est un tout organique reposant sur l’économie familiale et sur une adhésion spontanée, la société est une forme d’association artificielle et intéressée dans le cadre d’échanges marchands. Selon Tönnies, le triomphe de la société ruine la vie en commun et les solidarités qui la soutiennent : s’inspirant de Marx, il estime que la lutte des classes et la rivalité des intérêts économiques correspondent à la dernière phase de la société où se dissolvent les derniers liens organiques. Son idéal, rappelle Raymond Aron, est « non le retour à une communauté primitive, mais le dépassement de la société par un vrai socialisme » (La Sociologie allemande contemporaine, p. 21).
L’analyse du concept de société s’accompagne ainsi d’une approche critique de la société industrielle où s’observe, sous l’effet de l’urbanisation et de la division du travail, la désagrégation des liens sociaux. Par-delà une approche sociologique, Heidegger en fait apparaître la dimension métaphysique : la société industrielle appartient en effet à une époque de l’histoire de l’être, déterminée par le Dispositif où tout est posé dans l’horizon de ce qui est tenu à disposition, et dont le réseau toujours plus contraignant des impératifs socio-économiques est l’un des visages. En 1965, dans L’Affaire de la pensée et en 1969, lors du séminaire du Thor (Questions iv), Heidegger montre ainsi que, dans le cadre de la société industrielle, il n’y a plus d’objets mais seulement des fonds disponibles convoqués puis remplacés selon les plans du moment, en suivant les rythmes frénétiques de nouveautés sans cesse renouvelées dans un jeu généralisé où tout peut prendre la place de tout, ce que manifeste empiriquement l’industrie des produits de consommation. Et il n’y a plus de sujets, chacun se trouvant enrôlé par un Dispositif qui dispose l’être humain d’une certaine manière et parvient de la sorte à disposer de lui, en le transformant en simple suppôt à tout moment prêt à l’emploi.
Dès lors, la lutte des classes ne s’attaque pas à ce qui a rendu possible la société industrielle, dont la structure ne peut être ébranlée par une révolution. Heidegger précise ainsi, en 1973, lors du séminaire de Zähringen (Questions iv), que le marxisme correspond à la situation d’aujourd’hui sans parvenir à remettre en question son assise, puisqu’il pense à partir de la production : production de la société par elle-même, et autoproduction de l’homme comme être social se comprenant et agissant en tant que producteur. Sortir de la contrainte des impératifs socio-économiques signifierait pour l’homme, montre Heidegger, renoncer à se penser comme producteur et s’engager à une limitation générale de la consommation et de la production. (LDMH:1229-1230)