langue

Sprache

Mais la significativité [Bedeutsamkeit] elle-même, avec laquelle le Dasein est à chaque fois déjà familier, abrite en elle la condition ontologique de possibilité permettant que le Dasein compréhensif, en tant qu’il est également explicitatif, puisse ouvrir quelque chose comme des « significations » qui, de leur côté, fondent à nouveau l’être possible du mot et de la langue. [EtreTemps18]

Parler la langue est tout à fait différent de : utiliser une langue. Le parler habituel ne fait qu’utiliser la langue. Son caractère d’être habituel consiste précisément en un tel rapport à l’égard de la langue. Or, étant donné que la pensée, ou, d’une façon différente, la poésie n’utilise pas des termes (Wörter), mais qu’elle dit les paroles (die Worte), nous sommes, dès que nous prenons le chemin de la pensée, aussitôt tenus de prêter spécialement attention au dire de la parole. [GA8 140]

Des oeuvres d’art, nous en connaissons. Ici et là-bas, des oeuvres architecturales et plastiques sont disposées et entreposées. Des oeuvres sonores, des oeuvres de langue nous sont présentes. Ces oeuvres proviennent des époques les plus diverses ; elles appartiennent à notre peuple et à des peuples étrangers. Du reste, autant que ces oeuvres mêmes, nous connaissons aussi le plus souvent leur « origine ». Car où donc une oeuvre d’art pourrait- elle trouver son origine, sinon dans sa production par l’artiste ? Par suite, il convient de décrire les processus qui se déroulent lors de la confection de produits artistiques. Et parmi ces processus, le plus « originaire » est de toute évidence la conception de l’idée artistique, s’il est vrai que c’est à partir d’elle que s’accomplit cette transposition qu’est la mise en oeuvre, que c’est d’elle que procède en dernière instance le produit. Une analyse de ces « vécus » psychiques — ainsi que de leurs arrières-plans — chez l’artiste peut mettre au jour bien des résultats. Oui — mais de telles investigations n’ont rien à voir avec la question de l’origine de l’oeuvre d’art ; car pas plus qu’elles ne partent de l’oeuvre, pas plus elles n’y reviennent (Hw. 46). 9 OOA1935 I

De même encore pour l’oeuvre de langue — la tragédie ; là, rien n’est représenté ni seulement porté à la connaissance, mais c’est le combat des nouveaux dieux contre les anciens qui est ouvert. Tandis que l’oeuvre de langue se dresse dans le dire du peuple, celui-ci ne parle pas sur le combat, mais, par l’oeuvre de langue, le dire est métamorphosé de telle manière qu’en tout mot essentiel il mène le combat et porte à la décision ce qui est grand et ce qui est petit, ce qui est vaillant et ce qui est lâche, ce qui est durable et ce qui est fugace, ce qui est maître et ce qui est esclave (Hw. 32). 30 OOA1935 II

Lorsqu’une oeuvre est entreposée dans une collection ou disposée dans une exposition, nous disons également qu’elle est installée (aufgestellt). Mais cette installation est essentiellement différente de l’édification d’un bâtiment, de l’érection d’une statue, de la représentation d’une tragédie lors d’une fête, qui est toujours en même temps le surgissement d’une oeuvre de langue dans la langue d’un peuple (Hw. 32-33). 34 OOA1935 II

Quant au second, nous le nommons par le mot « pro-duction » (Herstellung). Ce mot doit être compris dans un sens correspondant à « installation ». Autrement dit : l’oeuvre, en son se-tenir-en-soi, est elle-même productrice. Ordinairement, nous parlons de « production » à propos d’une oeuvre d’art lorsque nous voulons dire qu’elle est produite, c’est-à-dire en l’occurrence apprêtée à partir de tel ou tel matériau, pierre, bois, métal, couleur, son, langue. Mais, de même que l’oeuvre requiert une installation — le geste de dresser qui consacre et glorifie — parce qu’en soi et selon son essence elle installe un monde, tout de même la production comme apprêtement à partir d’un « matériau » n’est- elle nécessaire que parce que l’oeuvre, en soi, explicitement ou non, est pro-ductrice. Seulement, la question ne fait alors que rebondir : que pro-duit l’oeuvre, et comment ? (Hw. 34). 40 OOA1935 II

La vérité comme être-ouvert advient dans le projet de la poésie. L’art comme mise- en-oeuvre de la vérité est essentiellement poésie. Et pourtant, n’est-ce point pur et simple arbitraire que de reconduire l’art de bâtir, l’art de sculpter, l’art des sons à la « poésie » ? Tel serait en effet le cas si nous entreprenions d’interpréter les « arts » cités à partir de l’art du langage, et d’en faire des sous-espèces de celui-ci ? En fait, l’art de la langue (la « poésie ») lui-même n’est qu’une guise du projeter, du dire poétique au sens déterminé, mais plus vaste qu’on a indiqué. Ce qui n’empêche que l’oeuvre de langue — la poésie au sens plus strict — a une position insigne dans le tout des arts. Pour concevoir comment, il est besoin d’un concept correct de la langue elle-même (Hw. 60). 61 OOA1935 II

Selon sa représentation coutumière, la langue vaut comme un mode de « communication ». Assurément la langue sert à s’entretenir et à s’entendre, ou, plus généralement à se comprendre. Pourtant, elle n’est ni seulement ni primairement une expression phonique et graphique de ce qui doit être communiqué. Dans l’oeuvre, elle ne se contente pas de véhiculer le découvert ou le recouvert visés en tant que tels, mais son essence est d’abord et proprement de porter pour la première fois à l’ouvert l’étant en tant qu’un étant. Là où il n’y a aucune langue, chez la pierre, la plante, l’animal, là il n’y a non plus aucune être-ouvert de l’étant, ni, par suite, du non-étant et du vide. C’est seulement tandis que la langue nomme d’abord les choses qu’un tel nommer porte l’étant au mot et à l’apparaître. Ce nommer et ce dire est un projeter où est annoncé ce comme quoi l’étant est ouvert. Cette an-nonce projetante devient en même temps re-noncement à toute sourde confusion. Le dire projetant est poésie : le dit (Sage) du monde et de la terre et, avec eux, de l’espace de jeu de la proximité et du lointain des dieux. La langue est ainsi ce dire où, pour un peuple, son monde éclôt et sa terre est préservée en tant que refermée, commençant ainsi proprement à s’ouvrir ; ce dire qui, dans la formation du dicible, met en même temps au monde l’in-dicible en tant que tel. C’est en un tel dire que ses concepts majeurs, pour un peuple, reçoivent leur empreinte primitive (Hw. 60-61). 62 OOA1935 II

L’essence de la langue est poésie au sens large du terme. Et comme la langue, en même temps, est ce projet par lequel de l’étant s’ouvre en général pour la première fois comme étant à l’homme, l’oeuvre de langue est l’oeuvre d’art la plus originelle. Le bâtir et le figurer, au contraire, se produisent toujours déjà dans l’ouvert du dit et du nommer et ils sont embrassés et gouvernés par lui. Mais c’est pour cela justement qu’ils demeurent des chemins propres de l’art, un dire poétique à chaque fois spécifique (Hw. 61). 63 OOA1935 II