Kant: Prolégomènes à toute métaphysique future

« Il y a des gens instruits, pour qui l’histoire de la philosophie ancienne ou moderne tient lieu de philosophie : ce n’est pas pour eux que sont écrits ces Prolégomènes. Il leur faut attendre le moment où ceux qui s’efforcent de puiser aux sources de la raison, en auront fini avec leur tâche, et ce sera leur tour alors de porter au monde la nouvelle du résultat. Mais par contre à les en croire, rien ne peut être dit, qui ne l’ait déjà été par ailleurs ; et voilà bien en effet un moyen infaillible de prédire le futur quel qu’il soit, — car l’intelligence humaine s’étant échauffée durant des siècles et de plus d’une façon sur d’innombrables objets, on ne manquera pas de trouver un ouvrage ancien qui présente quelque ressemblance avec le nouveau quel qu’il soit.

Mon intention est de convaincre d’une chose tous ceux qui jugent utile de s’occuper de métaphysique : qu’il leur est absolument indispensable d’interrompre provisoirement leur travail, de regarder tout ce qui s’est fait jusqu’ici comme si ce n’était pas advenu (ailes bisher Geschehene als ungeschehen anzusehen), et de soulever avant tout et de prime abord la question suivante : une chose comme la Métaphysique est-elle seulement possible? (ob auch so etwas als Mctaphysik überall nur möglich sei).

Si c’est une science, d’où vient qu’elle ne puisse obtenir, comme les autres sciences, une approbation générale et durable? Si elle n’en est pas une, d’où vient qu’elle se gonfle continuellement de cette apparence, et qu’elle tienne l’intelligence humaine en haleine d’espoirs impossibles à éteindre et pourtant jamais comblés? Qu’on doive la convaincre de savoir ou d’ignorance, il faut une bonne fois vérifier la nature de cette prétendue science, car on ne peut en rester plus longtemps sur ce pied-là. Alors que toutes les autres sciences progressent sans cesse, il semble presque ridicule que celle-là — qui veut être la sagesse et dont chacun consulte les oracles, — en soit à tourner sur place continuellement sans avancer d’un pas. Aussi bien ses adeptes ont-ils fort diminué, et l’on ne voit pas que ceux qui se sentent assez fort pour briller en d’autres sciences, veuillent risquer leur réputation dans celle-ci, oü le premier venu, tout ignorant qu’il soit par ailleurs, prétend à un jugement décisif, parce que de fait on n’y dispose pas encore de poids et de mesures assez sürs pour distinguer d’un plat bavardage la profondeur » (trad. Florent Gaboriau). Immanuel Kant, Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können, Riga, 1783, Vorrede.