Joly: thérapeutique du corps et de l’âme

Déjà au début du Protagoras 1, quand le jeune Hippocrate doit avouer qu’il ne sait pas ce qu’enseigne un sophiste, Socrate le gourmande en ces termes :

Eh bien ! Comprends-tu maintenant à quel péril tu es sur le point d’exposer ton âme ? Avant de confier ton corps à quelqu’un, s’il devait en résulter pour lui un grand risque de bien ou de mal, tu examinerais longuement le parti à prendre, et tu demanderais conseil à tes amis, à tes proches, passant bien des jours à délibérer. Et quand il s’agit d’une chose plus précieuse à tes yeux que ton corps, quand il s’agit de ton âme, de laquelle dépend tout ton bonheur ou ton malheur, selon qu’elle sera bonne ou mauvaise, dans ce cas tu ne consultes ni ton père ni ton frère, ni aucun de nous qui sommes tes amis, pour savoir si tu dois, oui ou non, la confier à ce nouveau venu, à cet étranger….

On remarquera qu’ici, le parallélisme prend l’allure d’un argument a fortiori, que l’infériorité du corps est nettement soulignée. Mais c’est là le cas exceptionnel 2 ; beaucoup d’autres textes laissent ce thème dans l’ombre, pour ne mettre en lumière que la similitude, la parenté qui, malgré tout, réunit l’âme et le corps.

Socrate, dans le Gorgias, après avoir constaté que les médecins (438) laissent toute liberté à un homme bien portant, mais sont obligés de brider les désirs du malade, continue en ces termes :

Quand il s’agit de l’âme, la règle n’est-elle pas la même ? Aussi longtemps qu’elle est mauvaise, par ignorance injustice ou impiété, il faut la priver de ce qu’elle désire et ne lui laisser faire que ce qui peut la rendre meilleure 3

La justice correspond à la santé, l’injustice à la maladie : c’est ce que la République proclame plus explicitement encore 4 :

Engendrer la santé, c’est établir entre les éléments du corps une hiérarchie qui les subordonne les uns aux autres conformément à la nature ; au contraire, engendrer la maladie, c’est établir une hiérarchie qui les subordonne les uns aux autres contrairement à l’ordre naturel.

En effet. — De même, repris-je, engendrer la justice, c’est établir entre les parties de l’âme une hiérarchie qui les subordonne les unes aux autres conformément à la nature ; au contraire, engendrer l’injustice, c’est établir une hiérarchie qui les subordonne les unes aux autres contrairement à l’ordre naturel.

La lourdeur même du parallélisme est très éloquente.

Nous disons encore aujourd’hui « la santé de l’âme », nous parlons encore de « maladie morale » : ce sont là des métaphores éminemment platoniciennes 5, mais Platon y voyait bien plus que des métaphores, comme nous le verrons dans un instant.

La même méthode se retrouve dans les derniers dialogues.

Une des plus belles pages du Politique l’illustre à merveille.

Platon maintient dans ce dialogue l’idéal de la République : le pouvoir politique ne devrait appartenir qu’à celui qui sait vraiment. Mais ici, l’auteur développe ce thème par référence aux lois et montre que celui qui sait se passe des lois ou les modifie quand il le juge bon : règne de l’illégalité idéale. C’est que la loi est générale et foncièrement incapable de prévoir les cas individuels et la perpétuelle mouvance des choses humaines.

Ici déjà Platon invoque la médecine, en même temps d’ailleurs que l’art nautique comme souvent dans les dialogues 6, et affirme que le vrai médecin peut éventuellement se moquer de la littérature médicale et prescrire παρά τάγεγραμμένα 7. En politique toutefois, c’est là un idéal pratiquement irréalisable et, comme solution de rechange la moins mauvaise, comme δεύτερος πλους 8, il faut se résigner au respect des lois.

Mais Platon a alors comme un réflexe et, avant de se résigner (439) tout à fait à cette légalité nécessaire, il trace fougueusement un tableau satirique de la démocratie athénienne en lutte contre la vraie compétence. Ce passage justement admiré 9 fait de nouveau appel au médecin et au pilote. Il montre ces malheureux forcés par la foule souveraine à respecter rigoureusement des lois que la verve de l’auteur feint de croire exister dans le domaine propre de leur science. La conclusion évidente est tirée par Socrate le jeune :

Il est clair que nous verrions tous les arts disparaître totalement sans espoir de retour, chassés par cette loi qui prohibe toute recherche, et la vie, si dure à cette heure, deviendrait alors totalement invivable 10.

  1. Protagoras, 313a. Cette traduction, comme celle de tous les passages cités plus loin, est empruntée à l’édition des Belles Lettres.[]
  2. Cf. aussi République, VII, 527e.[]
  3. Gorgias, 505a.[]
  4. République, IV, 444c-d.[]
  5. Cf. aussi Hippias mineur, 372e ; Protagoras, 313e, 1 ; Gorgias, 464a.[]
  6. Cf. J. Festugière, L’Ancienne Médecine, p. 44, n. 42 (Paris, 1948).[]
  7. Politique, 296b.[]
  8. Id., 300c, 1.[]
  9. Id., 298a-299e. P.-M. Schuhl semble oublier la portée satirique du texte lorsqu’il écrit : « et d’ailleurs, Platon conseille de faire passer tous les ans devant un tribunal aussi bien les médecins et les pilotes que les magistrats sortants, pour rendré compte de leur activité » (REG, 1960, p. 76).[]
  10. Id., 299e.[]