On pourrait penser que l’écoute du Silence donnant le ton à la Dimension panréelle procure à l’homme cette sorte d’euphorie qu’a pu impliquer la conception simpliste d’un “retour à la nature”, ce qui n’a d’ailleurs que peu à voir avec l’âme tragique d’un Rousseau. Mais il n’en est rien. Eprouvant le Silence comme Parole primordiale de la Vie sur elle-même, l’homme n’en peut dire la provenance puisqu’il se situe lui-même dans cette provenance, puisqu’il est lui-même produit par l’ampleur de ce qui veut se parler à soi-même. Ainsi l’écoute éveillée de l’homme à l’énergie vitale s’explicitant dans l’énergie spirituelle comme énergie parlante fait-elle de l’homme l’écho douloureux de ce qui se dit en lui et par lui-même dans l’inachèvement de ce qui doit se dire, dans la finitude. Comme si la Vie était parvenue à se dire elle-même sans encore pouvoir se révéler à elle-même la plénitude de sa propre Dimension.
<poesie>— « M : Quelque chose devrait s’éclater, par quoi l’offrande avenante de la Dimension s’ouvrirait et pour soi s’illuminerait, afin que le déploiement de la Parole en vienne à faire apparition.J : Quelque chose d’apaisant devrait se manifester en propre, qui calmerait la véhémence du Large dans l’ajointement de la Parole qui appelle. » 1
L’éclosion de la Parole est donc de nature tragique. Parce qu’elle fait l’être humain, elle le fait douleur. Parce que cette éclosion est par l’homme le moment d’achèvement de la conscience silencieuse de la Vie elle-même, il faut dire que la Vie même est d’essence douloureuse, que tout est douleur, dans l’inachèvement où le Dire s’enfante.
Un texte de Heidegger exprime admirablement cette nature douloureuse de le Vie universelle, conscience qui est également le coeur même de l’Eveil Zen :
<poesie>— « L’âme est grande selon qu’elle est capable du regard flamboyant par lequel elle cesse d’être étrangère à la douleur. A la douleur appartient en propre une nature en elle-même adverse…Le regard est le retrait de la douleur par laquelle elle parvient à la douceur et à partir de là au règne de ce qui en elle dévoile et conduit.
L’esprit est flamme. Ardente elle resplendit. Le resplendissement survient dans l’éclair du regard. C’est pour un tel regard que s’accomplit l’achèvement de la splendeur en laquelle réside tout ce qui est présence. A toute pensée qui se représente la douleur à partir de l’impression des sens, la nature de la douleur demeure dérobée. Le regard de flamme détermine (bestimmt) dans l’âme la grandeur.
L’esprit qui donne grandeur d’âme est comme douleur l’animant. Or, l’âme ainsi douée est ce qui donne vie. C’est pourquoi tout ce qui vit au sens de l’âme est transi par le trait fondamental de sa propre nature, la douleur. Tout ce qui vit est Douleur. » 2
L’âme tire sa grandeur de l’embrasement qu’elle éprouve lors de l’Eveil fulgurant où elle s’ouvre au Foyer d’où s’effectue la production pure de tout ce qui advient et peut advenir.
S’éveillant à une telle provenance, elle en laisse éclore la Parole silencieuse qui par elle en vient à se dire. Mais elle ne révèle pas cette provenance, elle se la laisse-dire, simplement. Dans cet écart réside la Douleur. Non point écart de l’homme par rapport à la Vie universelle, mais écart de la Vie par rapport à elle-même puisque tout ce qui en vient à s’effectuer en l’homme ne le fait qu’en fonction de cette puissance muette de la Vie universelle. C’est en cela que Douleur et souffrance ne veulent pas dire la même chose. Les animaux souffrent, mais leur souffrance n’est pas douloureuse, car en eux la Vie s’exprime mais ne se dit pas encore. Et la Douleur naît de la Parole. Elle est la profération inachevée que la Vie fait d’elle-même. Silence est Parole et Parole est Douleur. C’est en cela que la Douleur est inexprimable et ne se dit que dans l’étreinte. Artaud a pu écrire : son “essence est d’être inadaptable à aucun état connu, inajustable dans les mots.” 3 Cette “inarticulation” montre bien que la douleur est du côté de la Parole et non pas du langage ; du côté du Silence et non pas des mots ; du côté de la Vie s’effectuant dans la Finitude de sa propre extension et non pas des vivants effectués. La Douleur est consubstantielle au Silence en quoi la Vie se dicte à elle-même sa conscience inachevée. Quand le bras d’Antigone se lève aux jours du tragique Sophocle, c’est en théâtre à ciel ouvert qu’il le fait et ce geste devient bien alors le geste de l’Univers disant la Douleur de devoir parler sans pouvoir dire la provenance d’où cette nécessité procède, amplitude du Possible seulement pressentie, mais qui veut se déployer en plénitude, mais qui veut se dire en plénitude.
Silence et Douleur ; Silence est Douleur, deux mots qui ponctuent l’Expérience panréelle de l’inachèvement des Mondes.
Parce que la conscience que la Vie prend d’elle-même par l’homme qui porte la Parole primordiale du Silence douloureux est conscience tragique de son propre déploiement, pour cela l’accord avec “l’ousie” de la Parole n’aboutit nullement à une annihilation débilitante mais inspire — au sens fort de ce terme — à l’homme le Cri (art879) qui exprime et extériorise son accord blessé dans ce qui se déploie en se donnant et en se retenant. Le Cri de l’Eveil devient dès lors la première figure la première forme en quoi se configure l’impossible accord non de l’homme avec lui-même, non de l’homme avec la Vie (ce qu’on a trop longtemps affublé du vocable d’“angoisse existentielle”), mais de la Vie universelle avec elle-même.
Le Cri (art879) est la première figure des Voies du Silence, de l’extension de la Parole blessée dans la vibration de la Panréalité se disant à elle-même l’écartèlement de sa nature.
Ecoutons et voyons se configurer Cela qui vient à nous dans le Silence où bruit déjà la Première Parole de la Vie sur elle-même, réflexivité qui la blesse à son propre désir.
- GA12: « F : Denn es müsste sich etwas ereignen wodurch sich dem Botengang jene weite öffnete und zuleuchtete, in der das Wesen der Sage zum Scheinen kommt.
J : Ein Willendes müßte sich ereignen was das Wehen der Weite in das Gefüge der rufenden Sage beruhigte. »
« Quelque chose devrait » : Le conditionnel avoue l’inachèvement de ce qui ne se dit pas encore en plénitude, mais qui, se manifestant tel, aspire à le faire. C’est en cela que l’inachèvement de la finitude n’a rien à voir avec l’impuissance à s’achever que souligne les amateurs de la voie négative : c’est un inachèvement qui veut son achèvement ; c’est une douleur, comme nous seront encore amené à le souligner qui est douleur d’enfantement. C’est peut être le moment de faire à nouveau référence à Nietzsche et d’entendre droitement ce qu’il voulait dire, ce qu’il voulait laisser se dire, par la nécessité d’un dépassement de l’homme. Comme si l’homme n’était en effet qu’une transition, un pont douloureux devant conduire à la révélation plénière de toutes les virtualités de la Vie universelle. C’est en cela que l’écho de l’âme humaine au Silence qui la transit dans l’Instant de l’Eveil la définit comme de nature essentiellement tragique et par là définit la Vie même comme étant d’essence tragique, dionysiaque, du fait de ce jeu du tacite et de l’explicite où s’enroule la Vie dans l’éclosion de la Parole. Jean Beaufret, dans l’introduction au “Poème de Parménide”, nous dit bellement à cet égard :
<poesie>— « Ainsi la parole de Vérité, loin de se suffire à elle-même, ne s’accomplit qu’en nommant ce qui la dépasse, et devant quoi toute parole doit céder pour devenir ce qu’elle est cependant elle-même comme parole et comme vérité. Se tenir dans la vérité, ce n’est donc pas avoir séjour dans une lumière sans ombre. C’est au contraire s’aventurer dans la lumière du Jour jusqu’au secret contre-jour de l’abstension qui se réserve en elle-même et qu’elle nous réserve de soutenir. Mais soutenir la réserve d’une telle abstension n’est pas reculer dans l’indicible.C’est bien plutôt promouvoir à l’extrême l’achèvement du Dire, la parole ne pouvant jamais s’achever en un dit que fidèle au dédit du tacite dont elle n’achève jamais de s’acquitter. » [[Le Poème de Parménide présenté para Jean Beaufret. PUF, 1955, page 10[↩]
- GA12:62 « Das grosse der Seile misst sich an der Weise, wie sie das flammende Anschauen vermag, wodurch sie im Schmerz heimisch wird. Dem Schmerz eignet ein sich gegenwendiges Wesen…
Das Anschauen ist der Ruckriss im Schmerz wodurch dieser seine Milde erlangt und aus ihr sein entbergend-geleitende Walten.
Der Geist ist Flamme. Glühend leuchtet sie. Das Leuchten geschieht im Blick des Anschauens. Solchem Anschauen ereignet sich die Ankunft des Scheinenden, worin alles wesendes anwest. Dieses Flammende Anschauen ist der Schmerz. Jedem Meinen, das den Schmerz von der Empfindung hervorstellt, bleibt sein Wesen verschlossen. Das flammende Anschauen bestimmt das Grosse der Seile.
Der Geist, der “grosse Seele” gibt, ist als Schmerz das Beseelende. Die also begabte Seile aber ist das Belebende. Darum ist jegliches, was nach ihrem Sinne lebt, vom Grundzug ihres eigenen Wesens, vom Schmerz, durchwaltet. Alles, was lebt, ist schmerzlich. »[↩]
- Arthaud. Oeuvres complètes I, p. 323.[↩]