Descartes et la res extensae

En exposant le problème de la mondanéité [Weltlichkeit] (§ 14), nous avons insisté sur l’importance de la conquête d’un accès adéquat à ce phénomène. Notre élucidation critique du point de départ cartésien aura par conséquent à poser la question suivante : quel mode d’être du Dasein Descartes fixe-t-il comme la voie d’accès adéquate à l’étant à l’être duquel (extensio) il identifie l’être du « monde » ? Réponse : l’accès unique et authentique à cet étant est le connaître, l’intellectio, celle-ci étant prise au sens de la connaissance mathématico-physique. La connaissance mathématique vaut comme ce mode de saisie de l’étant qui peut toujours être assuré d’une possession certaine de l’étant saisi en elle. Ce qui a un mode d’être tel qu’il satisfasse à l’être qui est accessible dans la connaissance mathématique est au sens propre. Cet étant est ce qui est toujours ce qu’il est ; c’est pourquoi ce qui constitue l’être proprement dit [96] de l’étant expérimenté dans le monde est ce dont on peut montrer qu’il a le caractère de la demeurance constante — le remanens capax mutationum. N’est proprement que ce qui constamment subsiste. C’est la mathématique qui connaît un tel étant. Ce qui est accessible par elle dans l’étant constitue l’être de cet étant. Ainsi, c’est à partir d’une idée déterminée de l’être, celle qui est enveloppée dans le concept de substantialité, et à partir de l’idée d’une connaissance qui connaît ce qui est ainsi que son être est pour ainsi dire dicté au « monde ». Bien loin de se laisser prédonner par l’étant intramondain le mode d’être de cet étant, Descartes prescrit au contraire au monde son être « véritable » sur la base d’une idée de l’être (être = être-sous-la-main constant) qui n’est pas plus légitimée en son droit que dévoilée en son origine. Ce n’est donc pas primairement l’invocation d’une science spécialement appréciée pour des raisons contingentes, la mathématique, qui détermine l’ontologie du monde, mais bien plutôt l’orientation fondamentalement ontologique sur l’être comme être-sous-la-main constant, à la saisie duquel la connaissance mathématique satisfait en un sens privilégié. Ainsi Descartes accomplit-il philosophiquement et expressément le déplacement [NT: Littéralement : une « commutation » (Umschaltung), terme qui exprimerait aussi bien (il n’est cependant guère usuel) cet extraordinaire « changement dans la continuité » qui caractérise la position historiale unique de Descartes.] de l’influence de l’ontologie traditionnelle vers la physique mathématique moderne et ses fondements transcendantaux.

Descartes n’a pas besoin de poser de problème de l’accès adéquat à l’étant intramondain. Étant donnée la domination intacte de l’ontologie traditionnelle, le mode de saisie de l’étant véritable est d’emblée décidé. Il consiste dans le noein, l’« intuition » au sens le plus large, dont le dianoein, la « pensée » n’est qu’une forme d’accomplissement dérivée. Et c’est à partir de cette orientation fondamentalement ontologique que Descartes énonce sa « critique » de l’autre mode d’accès possible à l’étant qui accueille celui-ci en l’intuitionnant, à savoir la sensatio (aisthesis) par opposition à l’intellectio.

Que l’étant ne se montre pas de prime abord en son être authentique, Descartes le sait très bien. Ce qui est « de prime abord » donné, c’est ce morceau de cire avec sa couleur, sa saveur, sa dureté, sa froideur, sa résonance déterminées. Mais tout cela — en général tout ce que nous donnent les sens — demeure sans portée ontologique. « Satis erit, si advertamus sensuum perceptiones non referri, nisi ad istam corporis humani cum mente conjunctionem, et nobis quidem ordinarie exhibere, quid ad illam externa corpora prodesse possint aut nocere. » [NA: Id., II, 3, p. 41; NT: « Il suffira que nous remarquions que la perception des sens ne se rapporte qu’à cette union du corps humain avec l’esprit, et en effet nous montre ordinairement en quoi les corps extérieurs peuvent lui être utiles ou nuisibles. »]. Les sens ne nous font absolument pas connaître l’étant en son être, ils annoncent simplement l’utilité ou la nocivité des choses « extérieures » intramondaines pour [97] l’être-homme attaché à son corps. « Nos non docent, qualia (corpora) in seipsis existant » [NA Ibid.; NT: « Ils ne nous enseignent pas quels (corps) existent en eux-mêmes. »] : des sens, nous ne recevons absolument aucune révélation sur l’étant en son être. « Quod agentes, percipiemus naturam materiae, sive corporis in universum spectati, non consistere in eo quod sit res dura vel ponderosa vel colorata vel alio aliquo modo sensus afficiens : sed tantum in eo, quod sit res extensa in longum, latum et profondum » [NA: Id., 4, p. 42; NT: [« Ce faisant, nous comprendrons que la nature de la matière, ou du corps considéré en général ne consiste pas en ce qu’elle est une chose dure ou pesante ou colorée, ou affecte les sens d’une autre matière — mais seulement en ce qu’elle est une chose étendue en longueur, largeur et profondeur. »].

Combien peu Descartes parvient à se laisser donner en son mode d’être l’étant qui se montre dans la sensibilité, et même à déterminer ce mode d’être, c’est ce que fera apparaître une analyse critique de son interprétation de l’expérience de la dureté et de la résistance (cf. supra, § 19).

La dureté est saisie comme résistance. Celle-ci, cependant, est comprise tout aussi peu que la dureté elle-même dans un sens phénoménal — comme quelque chose d’expérimenté en lui-même et de déterminable dans une telle expérience. Résister signifie pour Descartes autant que : ne pas bouger de sa place, c’est-à-dire ne subir aucun changement local. Résister, pour une chose, signifiera donc : soit demeurer en un lieu déterminé, relativement à une autre chose qui change de lieu ; soit changer de lieu à vitesse telle qu’elle puisse être « rejointe » par cette chose. Pareille interprétation de l’expérience de la dureté abolit le mode d’être de l’accueil sensible, et, avec lui, la possibilité de saisir en son être l’étant qui fait encontre en cet accueil. Le mode d’être d’un accueil de quelque chose, Descartes le transporte dans le seul mode d’être qu’il reconnaisse : l’accueil de quelque chose devient la juxtaposition déterminée de l’être-sous-la-main de deux res extensae sous-la-main, le rapport de mouvement de deux étants lui-même pensé sur le mode de l’extensio qui caractérise primairement l’être-sous-la-main de la chose corporelle. Sans doute, l’« accomplissement » possible d’un comportement touchant requiert-il une « proximité » particulière du touchable. Mais cela ne signifie nullement que le toucher et — par exemple — la dureté qui s’annonce à lui consistent, du point de vue ontologique, dans les vitesses respectives de deux choses corporelles. La dureté et la résistance ne sauraient se manifester tant que n’est pas présent un étant ayant le mode d’être du Dasein ou, au moins, d’un vivant.

Ainsi, chez Descartes, l’élucidation des accès possibles à l’étant intramondain passe-t-elle sous la domination d’une idée de l’être qui a elle-même été empruntée à une région déterminée de cet étant.

L’idée de l’être comme être-sous-la-main constant ne motive pas seulement une détermination extrême de l’être de l’étant intramondain et son identification avec le monde en général, elle empêche en même temps de porter les comportements du Dasein sous un regard ontologiquement adéquat. Du même coup, tout chemin est complètement barré qui permettrait seulement d’apercevoir le caractère fondé de tout comportement sensible et intellectuel, et de le comprendre comme une possibilité de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Mais l’être du « Dasein », à la constitution fondamentale duquel l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] appartient, Descartes ne veut le saisir que sur le même mode que l’être de la res extensa, comme substance. [ET §21 [EtreTemps21]]