analyse du temps

Dans le cadre de l’exécution de cette tâche de la destruction au fil conducteur de la problématique de la temporalité, le présent essai tente d’interpréter le chapitre du « Schématisme », et, à partir de là, la doctrine kantienne du temps. En même temps, il montre [24] pourquoi il devait demeurer interdit à Kant de percer la problématique de la temporalité. Deux choses ont fait obstacle à cet aperçu : d’abord l’omission de la question de l’être en général et, corrélativement, le manque d’une ontologie thématique du Dasein, ou, en termes kantiens, d’une analytique ontologique préalable de la subjectivité du sujet. À la place de celle-ci, Kant se borne à reprendre dogmatiquement, quitte à lui imprimer des développements essentiels, la position de Descartes. Mais du coup, son analyse du temps, en dépit d’une reprise de ce phénomène dans le sujet, demeure orientée sur la compréhension traditionnelle et vulgaire du temps, ce qui empêche en dernière instance Kant d’élaborer le phénomène d’une « détermination temporelle transcendantale » en sa structure et sa fonction propres. Du fait de cette double influence de la tradition, la connexion essentielle entre le temps et le « je pense » reste enveloppée dans une totale obscurité, si tant est qu’elle soit même problématisée. EtreTemps6

Dans l’élaboration du concept vulgaire de temps se manifeste une hésitation remarquable sur la question de savoir s’il convient d’attribuer au temps un caractère « subjectif » ou « objectif ». Même lorsqu’on le conçoit comme étant en soi, on ne laisse pas de l’assigner de manière privilégiée à l’« âme », et, au contraire, lorsqu’il est doué d’un caractère « conscient », il fonctionne pourtant « objectivement ». Dans l’interprétation du temps par Hegel, l’une et l’autre possibilités sont portées à une certaine assomption. Hegel s’efforce de déterminer la connexion entre « temps » et « esprit » afin de faire comprendre par là pourquoi l’esprit comme histoire « tombe dans le temps ». Dans son résultat, l’interprétation précédente de la temporalité du Dasein et de l’appartenance à elle du temps-du-monde parait converger avec celle de Hegel. Cependant, comme la présente analyse du temps se distingue fondamentalement de Hegel dès le point de départ, et comme elle est orientée par son but propre – à savoir son intention fondamental-ontologique – en sens contraire de la sienne, une brève exposition de la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit pourra n’être pas inutile pour clarifier – et conclure provisoirement – l’interprétation ontologico-existentiale de la temporalité du Dasein, du temps-du-monde et de l’origine du concept vulgaire de temps. [406] La question de savoir si et comment un « être » échoit au temps, pourquoi et en quel sens nous l’appelons « étant », ne peut recevoir réponse que s’il est montré en quelle mesure la temporalité elle-même, dans le tout de sa temporalisation, rend possible quelque chose comme une compréhension de l’être et une advocation de l’étant. Par suite, le plan de ce chapitre sera celui-ci : la temporalité du Dasein et la préoccupation [Besorgen] du temps (§79 [EtreTemps79]) ; le temps de la préoccupation [Besorgen] et l’intratemporalité (§80 [EtreTemps80]) ; l’intratemporalité et la genèse du concept vulgaire de temps (§81 [EtreTemps81]) ; dissociation de la connexion ontologico-existentiale de la temporalité, du Dasein et du temps-du-monde par rapport à la conception hegélienne de la relation entre temps et esprit (§82 [EtreTemps82]) ; l’analytique temporalo-existentiale du Dasein et la question fondamental-ontologique du sens de l’être en général (§83 [EtreTemps83]). EtreTemps78

Si Hegel appelle le temps le « devenir intuitionné », c’est donc que ni le naître ni le périr n’ont en lui de primauté. Néanmoins, il caractérise à l’occasion le temps comme l’« abstraction du consumer », portant ainsi l’expérience et l’explicitation vulgaires du temps à leur formulation la plus radicale [NA: Id., §25 [EtreTemps25]8, addition.]. D’un autre côté, Hegel est suffisamment conséquent pour ne point accorder, dans la définition proprement dite du temps, au consumer et au périr cette primauté qui, pourtant, est maintenue à bon droit dans l’expérience quotidienne [alltäglich] du temps ; car [432] cette primauté, il serait tout aussi peu en mesure de la fonder dialectiquement que la « circonstance » – produite par lui comme une « évidence » – selon laquelle, dans le se-poser-pour-soi du point, c’est justement le maintenant qui surgit. Et ainsi Hegel, même dans sa caractérisation du temps comme devenir, comprend celui-ci dans un sens « abstrait » qui va encore au-delà de la représentation du « flux » du temps. L’expression la plus adéquate de la conception hegélienne du temps réside par conséquent dans la détermination du temps comme négation de la négation (c’est-à-dire la ponctualité). Ici, la séquence [Abfolge] des maintenant est formalisée à l’extrême et nivelée de façon insurpassable [NA: De la primauté du maintenant nivelé, il appert que la détermination conceptuelle du temps par Hegel suit elle aussi la tendance de la compréhension vulgaire du temps, c’est-à-dire en même temps du concept traditionnel du temps. Il est possible de montrer que le concept hegélien du temps est même directement puisé dans la Physique d’Aristote. En effet, dans la Logique d’Iéna (cf. l’éd. G. Lasson, 1923), qui fut esquissée au temps de l’habilitation de Hegel, l’analyse du temps de l’Encyclopédie est déjà configurée en tous ses éléments essentiels. Or la section qu’elle consacre au temps (p. 202 sq.) se révèle même à l’examen le plus sommaire comme une paraphrase du traité aristotélicien du temps. Hegel, dès sa Logique d’Iéna, développe sa conception du temps dans le cadre de la philosophie de la nature (p. 186), dont la première partie est intitulée : « Système du Soleil » (p. 195). C’est en annexe à une détermination conceptuelle de l’éther et du mouvement que Hegel élucide le concept de temps. (L’analyse de l’espace, en revanche, est encore subordonnée à celle du temps.). Bien que la dialectique perce déjà, elle n’a pas encore ici la forme rigide, schématique qu’elle prendra plus tard, mais rend encore possible une compréhension souple des phénomènes. Sur le chemin qui conduit de Kant au système élaboré de Hegel s’accomplit une fois encore une percée décisive de l’ontologie et de la logique aristotéliciennes. Ce fait, sans doute, est depuis longtemps bien connu ; et pourtant les voies, les modalités et les limites de cette influence demeurent aujourd’hui encore tout aussi obscures. Une interprétation philosophique comparative concrète de la Logique d’Iéna de Hegel et de la Physique et de la Métaphysique d’Aristote apportera une lumière nouvelle. Pour éclairer notre méditation ci-dessus, quelques indications grossières peuvent ici nous suffire : Aristote voit l’essence du temps dans le nun, Hegel dans le maintenant. A. saisit le nun, comme horos, Hegel le maintenant comme « limite ». A. comprend le nun, comme stigme. H. interprète le maintenant comme point. A. caractérise le nun comme tode ti. H. appelle le maintenant le « ceci absolu ». A., en conformité à la tradition, met en relation le chronos avec la sphaira, Hegel met l’accent sur le « cours circulaire » du temps. À Hegel, bien entendu, échappe la tendance centrale de l’analyse aristotélicienne du temps, qui est de mettre à découvert entre nun, horos, stigme, tode ti une connexion de dérivation (akolouthein). – Quelles que soient les différences qui l’en séparent dans le mode de justification, la conception de Bergson s’accorde quant à son résultat avec la thèse de Hegel : l’espace « est » temps. Simplement, Bergson dit à l’inverse : le temps est espace. Du reste, la conception bergsonienne du temps provient elle aussi manifestement d’une interprétation du traité aristotélicien du temps. Ce n’est pas simplement une concomitance littéraire extérieure si, en même temps que l’Essai de Bergson sur les données immédiate de la conscience [Gewissen], où est exposé le problème du « temps » et de la « durée », parut un autre essai du même intitulé : Quid Aristoteles de loco senserit. En référence à la détermination aristotélicienne du temps comme arithmos kineseos Bergson fait précéder l’analyse du temps d’une analyse du nombre. Le temps comme espace (cf. Essai, p. 69) est succession quantitative. Par opposition à ce concept du temps, la durée est décrite comme succession qualitative. Ce n’est pas ici le lieu d’engager un débat critique avec le concept bergsonien du temps et les autres conceptions actuelles du temps. Indiquons seulement que, si ces analyses ont en général conquis quelque chose d’essentiel par rapport à Aristote et à Kant, ce gain concerne davantage la saisie du temps et la « conscience [Gewissen] du temps ». – Cela dit, nos indications au sujet de la connexion directe qui existe entre le concept hegélien du temps et l’analyse aristotélicienne du temps n’a point pour but d’attribuer à Hegel une « dépendance », mais d’attirer l’attention sur la portée ontologique fondamentale de cette filiation pour la logique hegélienne. – Sur « Aristote et Hegel », v. aussi l’essai ainsi intitulé de N. HARTMANN dans les « Beiträge zur philosophie des deutschen Idealismus », t. III, 1923, p. 1-36.]. C’est seulement à partir de ce concept formel-dialectique du temps que Hegel peut établir une connexion entre temps et esprit. EtreTemps82