âge atomique

Atomzeitalter

Car l’humanité en est maintenant arrivée à ce point que l’époque qui s’ouvre à son existence historique, elle la désigne d’après l’énergie atomique devenue livrable. Nous sommes, dit-on, dans l’ère atomique.

Nul besoin que nous voyions clairement tout ce qui est impliqué dans cette désignation. Qui pourrait se vanter d’y parvenir? Seulement, dès aujourd’hui, nous pouvons faire autre chose. Chacun peut réfléchir jusqu’à un certain point sur l’étrangeté inquiétante de ce qui se dissimule sous cette appellation, en apparence anodine, choisie pour notre époque. L’homme caractérise une époque de son existence historique et spirituelle par la mise à sa portée d’une énergie naturelle et par la pression qu’il en subit.
L’existence de l’homme – marquée par l’atome. Cette qualification désigne aujourd’hui quelque chose qui peut-être, à l’heure présente, n’est accessible à partir de la « pensée » qu’à un petit nombre d’hommes. Pourtant le nom d’ère atomique donné à notre époque atteint probablement ce qui est. Car tout ce que l’on trouve encore en elle et que l’on continue à appeler « culture » : théâtre, art, film et radio, mais aussi la littérature et la philosophie, et même la foi et la religion – tout cela partout ne fait plus que se trainer derrière ce qui marque l’époque comme ère atomique. […] Que notre méditation ne perde plus de vue ceci : une époque de l’histoire de l’humanité caractérisée par l’atome.

Il n’y aurait pas cependant d’ère atomique sans physique de l’atome. C’est là, comme on dit, une vérité de La Palisse. Elle ne représente pourtant qu’une demi-idée, qui nous est offerte pour le cas où nous nous en contenterions. Nous pouvons toujours, nous devons même, demander : d’où vient la science de l’atome? Elle est dirigée par cette discipline qu’on appelle la physique nucléaire, mais qu’aujourd’hui, plus exactement, on désigne déjà comme physique des particules élémentaires. Car récemment encore la microphysique contemporaine ne connaissait de l’atome que deux sortes de particules, le proton et le neutron. Aujourd’hui [NT : en 1955] on en connait plus de dix. Et déjà la science se voit entrainée vers la tâche qui consiste à ramener cette multiplicité dispersée de particules élémentaires à une nouvelle unité qui la soutienne. […] […] […] Si donc nous disons « âge atomique » et si nous ne le disons plus à la légère, nous faisons alors attention au fait que nous autres, qui vivons en cet âge, sommes placés sous la domination de l’appel du très puissant principium reddendae rationis. Si nous sommes des « hommes d’aujourd’hui », c’est seulement pour autant que nous régente complètement le très puissant appel qui veut que raison soît fournie. L’âge atomique, entendu comme époque planétaire de l’humanité, est caractérisé par ce fait que la puissance du très puissant principium reddendae rationis se déploie d’une façon troublante et dépaysante, pour ne pas dire qu’elle se déchaîne, dans le domaine déterminant de l’existence humaine. Les mots « troublante et dépaysante » (unheimlich), qui sont employés ici, ne sont pas pris dans un sens sentimental. Ils doivent être entendus proprement, à la lettre, en ce sens que le déchaînement, unique en son genre, de l’appel à fournir la raison menace tout ce qui pour l’homme constitue « son pays natal » (alles Heimische) et qu’il lui enlève tout sol et tout terrain permettant un enracinement, c’est à dire cet attachement au terroir dont jusqu’à présent sont sortis toute grande époque de l’humanité, tout esprit découvreur d’horizons, tout style donné aux formes humaines.

Par là se révèle à nous la situation extrêmement étrange de l’homme moderne, situation qui va contre tout ce qu’impliquent comme croyances habituelles nos représentations de tous les jours au milieu desquelles nous errons de tous côtés comme des sourds ou des aveugles : l’appel du très puissant principe exigeant que raison soit fournie arrache l’homme de nos jours au sol où il était attaché. En d’autres termes : plus résolument s’organise cette course au domptage d’énergies gigantesques, lesquelles doivent couvrir à tout jamais les besoins énergétiques de l’homme sur terre, et plus insuffisante devient la capacité de l’homme à bâtir et à habiter dans le domaine de l’essentiel. Il existe un jeu mystérieux de correspondances entre l’appel à fournir la raison et le retrait du sol natal.

Il s’agit pour nous d’apercevoir la forme, le mouvement de ce jeu supérieur de la fourniture et du retrait. Il s’agit de réfléchir au point de départ de ce jeu. Il s’agit de demander quel rôle, dans ce jeu, joue l’invisible domination du très puissant principe de raison. Il s’agit de bien observer dans quelle contrée nous nous trouvons quand notre méditation prend à corps le principe de raison. [GA10 92]