Tout ce qui est au sens fort (alles Wesende) dure. Mais ce qui dure n’est-il que ce qui perdure ? L’essence de la technique dure-t-elle au sens de la permanence d’une idée planant au-dessus de tout ce qui est technique ? Ainsi naîtrait l’apparence que le nom de la « technique » désigne une abstraction mythique. Comment la technique est-dans-son-être, c’est ce qu’on ne peut voir, si ce n’est à partir de cette perpétuation, dans laquelle l’Arraisonnement se produit comme destin de dévoilement. Au lieu de fortwähren (continuer à durer, perdurer) Goethe utilise une fois (Les Affinités électives, IIe partie, ch. X, nouvelle Les enfants étranges du voisin) le mot mystérieux forigewähren (continuer à accorder). Son oreille entend ici währen (durer) et gewähren (accorder, octroyer) dans une harmonie inexprimée. Mais si maintenant nous réfléchissons mieux que nous ne l’avons fait à ce qui proprement dure et peut-être est seul à durer, alors nous pouvons dire: Seul dure ce qui a été accordé. Ce qui dure à l’origine, à partir de l’aube des temps, c’est cela même qui accorde. En tant qu’il forme l’essence de la technique, l’Arraisonnement est « ce qui dure ». « Ce qui dure » domine-t-il aussi au sens de ce qui accorde? La seule question semble être une méprise évidente. Car, d’après tout ce qui a été dit, l’Arraisonnement est un destin qui rassemble en même temps qu’il envoie dans le dévoilement pro-voquant. « Pro-voquer » peut tout dire, mais non pas « accorder ». [GA7, pag. 42]
Seulement, si ce destin, l’Arraisonnement, est l’extrême péril, non seulement pour l’être de l’homme, mais pour tout dévoilement comme tel, alors cet acte qui envoie peut-il, lui aussi, être appelé un acte qui accorde? Certainement et complètement, si toutefois « ce qui sauve » doit croître dans ce destin. Tout destin de dévoilement se produit à partir de l’acte qui accorde et en tant que tel. Car c’est seulement celui-ci qui apporte à l’homme cette part qu’il prend au dévoilement et que l’avènement du dévoilement laisse-être-et-préserve (Braucht). En tant que celui qui est ainsi conduit à son être et préservé (Als der so Gebrauchte), l’homme, dans ce qu’il a en propre, est assigné (vereignet) à l’avènement (Ereignis) de la vérité. Ce qui accorde et qui envoie de telle ou telle façon (NT: en mode « poiétique », pro-ducteur, ou en mode pro-voquant.) dans le dévoilement, est comme tel ce qui sauve. Car celui-ci permet à l’homme de contempler la plus haute dignité de son être et de s’y rétablir. Dignité qui consiste à veiller sur la non-occultation et, avec elle et d’abord, sur l’occultation, de tout être qui est sur cette terre. C’est justement dans l’Arraisonnement, qui menace d’entraîner l’homme dans le commettre comme dans le mode prétendument unique du dévoilement et qui ainsi pousse l’homme avec force vers le danger qu’il abandonne son être libre, c’est précisément dans cet extrême danger que se manifeste l’appartenance la plus intime, indestructible, de l’homme à « ce qui accorde », à supposer que pour notre part nous nous mettions à prendre en considération l’essence de la technique. [GA7, pag 43]
Si nous considérons enfin que l’esse de l’essence (Das Wesende des Wesens, sous-entendu « de la technique) se produit (sich ereignet) dans « ce qui accorde » et qui, préservant l’homme, le main-tient (Braucht) dans la part qu’il prend au dévoilement, alors il nous apparaît que l’essence de la technique est ambigüe en un sens élevé. Une telle ambigüité nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité.
D’un côté l’Arraisonnement pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du commettre, qui bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en péril notre rapport à l’essence de la vérité.
D’un autre côté l’Arraisonnement a lieu dans « ce qui accorde » et qui détermine l’homme à persister (dans son rôle) : être – encore inexpérimenté, mais plus expert peut-être à l’avenir – celui qui est main-tenu à veiller sur l’essence de la vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve. [GA7, pag. 44]
Peut-être alors un dévoilement qui serait accordé de plus près des origines pourrait-il, pour la première fois, faire apparaître ce qui sauve, au milieu de ce danger qui se cache dans l’âge technique plutôt qu’il ne s’y montre?
[…]Au début des destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas autrement que techne. Il était un dévoilement unique et multiple. [GA7, pag. 46]
Les beaux-arts devraient-ils être appelés (à prendre part) au dévoilement poétique ? Le dévoilement devrait-il les réclamer d’une façon plus initiale, afin qu’ainsi pour leur part ils protègent spécialement la croissance de ce qui sauve, qu’ils réveillent, qu’ils fondent à nouveau le regard dirigé vers « ce qui accorde » et la confiance en ce dernier ?
Cette haute possibilité de son essence est-elle accordée à l’art au milieu de l’extrême danger? Personne ne peut le dire. Mais nous pouvons nous étonner. De quoi? De l’autre possibilité : que partout s’installe la frénésie de la technique, jusqu’au jour où, à travers toutes les choses techniques, l’essence de la technique déploiera son être dans l’avènement de la vérité. [GA7, pag.47]