à la mesure du Dasein

Daseinsmässig [SZ]

Les sciences sont des guises d’être du Dasein où il se rapporte également à l’étant qu’il n’a pas besoin d’être lui-même. Or au Dasein appartient essentiellement l’être dans un monde. La compréhension d’être inhérente au Dasein concerne donc cooriginairement la compréhension de quelque chose comme « le monde » et la compréhension de l’être de l’étant qui devient accessible à l’intérieur du monde. Les ontologies qui ont pour thème l’étant dont le caractère d’être n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] sont par conséquent elles-mêmes fondées et motivées dans la structure ontique du Dasein, qui comprend en soi la déterminité [Bestimmtheit] d’une compréhension préontologique de l’être. EtreTemps4

Le Dasein a par suite une primauté multiple sur tout autre étant. Son premier privilège est ontique : cet étant est déterminé en son être par l’existence. Le second privilège est ontologique : le Dasein, sur la base de sa déterminité [Bestimmtheit] d’existence, est en lui-même « ontologique ». Mais il lui appartient cooriginairement – en tant que constituant de la compréhension de l’existence – une compréhension de l’être de tout étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Le Dasein a donc un troisième privilège en tant que condition ontico-ontologique de la possibilité de toutes les ontologies. Ainsi, le Dasein s’est dévoilé comme l’étant qui doit, avant tout autre étant, être en premier lieu interrogé ontologiquement. EtreTemps4

Que la réponse à la question de l’être devienne ainsi l’assignation d’un fil conducteur à la recherche, cela suppose qu’elle n’a été donnée de manière satisfaisante que si, à partir d’elle, le mode d’être spécifique de l’ontologie traditionnelle, les destinées de son questionnement, de ses découvertes ou de ses échecs, se manifestent comme autant de nécessités à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. EtreTemps5

Considérée en son contenu, la phénoménologie est la science de l’être de l’étant – l’ontologie. Lors de notre éclaircissement des tâches de l’ontologie, nous est apparue la nécessité d’une ontologie-fondamentale ayant pour thème l’étant ontologico-ontiquement privilégié, le Dasein, mais aussi pour intention de se convoquer devant le problème cardinal, à savoir la question du sens de l’être en général. Or la recherche même nous montrera que le sens méthodique de la description phénoménologique est l’explicitation. Le logos de la phénoménologie du Dasein a le caractère de l’hermeneuein par lequel sont annoncés à la compréhension d’être qui appartient au Dasein lui-même le sens authentique de l’être et les structures fondamentales de son propre être. La phénoménologie du Dasein est herméneutique au sens originel du mot, d’après lequel il désigne le travail de l’explicitation. Cependant, dans la mesure où par la mise à découvert du sens de l’être et des structures fondamentales du Dasein en général est ouvert l’horizon de toute recherche ontologique ultérieure sur l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], cette herméneutique devient en même temps « herméneutique » au sens de l’élaboration des conditions de possibilité de toute recherche ontologique. Et pour autant, enfin, que le Dasein a la primauté ontologique sur tout étant – en tant qu’il est dans la possibilité de l’existence -, l’herméneutique en tant qu’explicitation [38] de l’être du Dasein reçoit un troisième sens spécifique, à savoir le sens, philosophiquement premier, d’une analytique de l’existentialité, de l’existence. Dans cette herméneutique, en tant qu’elle élabore ontologiquement l’historialité du Dasein comme la condition ontique de possibilité de la recherche historique, s’enracine par conséquent ce qui n’est nommé que dérivativement « herméneutique » : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit. EtreTemps7

Tous les éléments d’explication apportés par l’analytique du Dasein sont conquis du point de vue de sa structure d’existence. Comme ils se déterminent à partir de l’existentialité, nous appelons les caractères d’être du Dasein des existentiaux. Ils doivent être nettement séparés des déterminations d’être propres à l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], et que nous nommons catégories. Cette dernière expression est alors reprise et maintenue dans sa signification ontologique primaire. L’ontologie antique prend pour sol exemplaire de son explicitation de l’être l’étant qui fait encontre à l’intérieur du monde. Le mode d’accès à cet étant est le noein, ou le logos. C’est en lui que l’étant fait encontre. Mais l’être de cet étant doit devenir saisissable en un legein (faire-voir) privilégié, de telle manière que cet être devienne d’emblée intelligible comme ce qu’il est – ce qu’il est déjà en tout étant. EtreTemps9

La tournure [Bewandtnis], comme être de l’à-portée-de-la-main n’est elle-même à chaque fois découverte que sur la base de la pré-découverte d’une totalité de tournure [Bewandtnis]. La tournure [Bewandtnis] découverte, c’est-à-dire l’à-portée-de-la-main faisant encontre présuppose donc la prédécouverte de ce que nous appelons la mondialité [Weltmässigkeit] de l’à-portée-de-la-main. Cette totalité de tournure [Bewandtnis] pré-découverte abrite en soi un rapport ontologique au monde. Le laisser-retourner qui libère l’étant à la totalité de tournure [Bewandtnis] doit déjà avoir en quelque manière ouvert ce vers quoi il libère. Ce vers quoi de l’à-portée-de-la-main du monde ambiant est libéré en devenant alors pour la première fois accessible comme étant intramondain ne peut lui-même être conçu comme un étant selon le mode d’être ainsi découvert. Ce « vers », à vrai dire, n’est pas lui-même découvrable si nous réservons désormais le terme d’être-découvert pour désigner une possibilité d’être de tout étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. EtreTemps18

À l’intérieur du champ de recherches qui est actuellement le nôtre, l’essentiel est de maintenir de manière fondamentale les différences – que nous n’avons cessé de marquer – entre les diverses structures et dimensions de la problématique ontologique : 1. l’être de l’étant intramondain tel qu’il fait de prime abord encontre (être-à-portée-de-la-main) ; 2. l’être de l’’étant (être-sous-la-main) qui devient trouvable et déterminable dans une traversée spécifiquement découvrante de l’étant de prime abord rencontré ; 3. l’être de la condition ontique de possibilité de la découvrabilité de l’étant intramondain en général – la mondanéité [Weltlichkeit] du monde. L’être nommé en dernier lieu est une détermination existentiale de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], c’est-à-dire du Dasein. Quant aux deux premiers concepts de l’être, ce sont des catégories, qui ne concernent que l’étant dont l’être n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. – On peut certes saisir formellement le complexe de renvois qui constitue en tant que significativité [Bedeutsamkeit] la mondanéité [Weltlichkeit] au sens d’un système de relations. Mais il importe seulement d’observer que de telles formalisations nivellent les phénomènes jusqu’à en ruiner la teneur phénoménale authentique, surtout lorsqu’elles s’appliquent à des rapports aussi « simples » que ceux qu’abrite la significativité [Bedeutsamkeit]. En leur teneur phénoménale, ces « relations » et ces « relatifs » du pour…, du en-vue-de…, de l’avec… d’une tournure [Bewandtnis] répugnent à toute fonctionnalisation mathématique ; pas davantage ne sont-ils des notions, des fruits de la seule « pensée » : ils sont les rapports où la circon-spection préoccupée en tant que telle séjourne à chaque fois déjà. Ce « système de relation » comme constituant de la mondanéité [Weltlichkeit] volatilise si peu l’être de l’à-portée-de-la-main intramondain que c’est seulement sur la base de la mondanéité [Weltlichkeit] du monde que cet étant est découvrable en son « en soi substantiel ». Et de même c’est seulement si de l’étant intramondain peut en général faire encontre [begegnen] que s’ouvre la possibilité de rendre accessible dans le champ de cet étant le sans-plus-sous-la-main. Ce dernier type d’étant, sur la base de son être-sans-plus-sous-la-main, peut être déterminé mathématiquement en « concepts fonctionnels » du point de vue de ces « propriétés ». Mais des concepts fonctionnels de cette sorte ne sont en général ontologiquement possibles que par rapport à de l’étant dont l’être a le caractère de la pure substantialité : des concepts fonctionnels ne sont jamais possibles que comme concepts substantiels formalisés [NT: Allusion critique au livre d’E. Cassirer, Substanzbegriff und Funktionsbegriff, 1925, traduit en français en 1977 par P. Caussat sous le titre Substance et fonction.]. EtreTemps18

Par é-loignement [Entfernung] – le mot désignant un mode d’être du Dasein considéré en son être-au-monde [In-der-Welt-sein] – nous n’entendons point quelque chose comme l’éloignement (proximité) ou même une distance, un écart. Ce terme d’é-loignement [Entfernung], nous l’employons dans un sens actif et transitif. Il désigne une constitution d’être du Dasein, par rapport à laquelle le fait d’éloigner ou d’écarter quelque chose ne représente qu’une modalité déterminée, factice. É-loigner veut dire faire disparaître le lointain, c’est-à-dire l’être-éloigné, de quelque chose – approcher. Le Dasein est essentiellement é-loignant, c’est-à-dire qu’il laisse à chaque fois, comme l’étant qu’il est, de l’étant venir à l’encontre dans la proximité. L’é-loignement [Entfernung] découvre l’éloignement. Celui-ci, tout comme la distance, est une détermination catégoriale de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. L’é-loignement [Entfernung], au contraire, doit être établi comme existential. C’est seulement dans la mesure où de l’étant est en général découvert pour le Dasein en son être-éloigné que deviennent accessibles dans l’étant intramondain lui-même des « éloignements » et des distances par rapport à autre chose. Sinon, deux points sont tout aussi peu éloignés l’un de l’autre que ne le sont en général deux choses, s’il est vrai qu’aucun de ces étants, de par son mode d’être, ne peut é-loigner. Tout au plus ont-ils une distance trouvable et mesurable dans l’é-loigner. EtreTemps23

En apparence, nos indications formelles au sujet des déterminité [Bestimmtheit]s fondamentales du Dasein (cf. §9 [EtreTemps9]) ont déjà fourni la réponse à la question de savoir qui cet étant (le Dasein) est à chaque fois. Le Dasein est un étant que je suis à chaque fois moi-même, son être est mien. Cette détermination indique une constitution ontologique, mais elle ne fait pas plus. Elle contient en même temps l’indication ontique – au demeurant grossière – selon laquelle c’est à chaque fois un Je qui est cet étant, et non pas autrui. La question qui ? puise sa réponse dans le Je lui-même, dans le « sujet », le « Soi-même ». Le qui est ce qui se maintient identique dans le changement des comportements et des vécus, et qui se rapporte alors à cette multiplicité. Ontologiquement, nous le comprenons comme ce qui est à fois, déjà et constamment sous-la-main dans et pour une région close – comme ce qui gît au fond en un sens éminent : subjectum. Celui-ci, en tant qu’il reste même dans une altérité multiple, a le caractère du Soi-même. On peut bien récuser l’idée de substance de l’âme, de la choséité [Dinglichkeit] de la conscience [Gewissen] ou d’objectivité de la personne, il n’en reste pas moins que, du point de vue ontologique, l’on continue de poser quelque chose dont l’être conserve explicitement ou non le sens de l’être-sous-la-main. La substantialité, tel est le fil conducteur ontologique de la détermination de l’étant à partir duquel la question du qui ? reçoit réponse. Tacitement, le [115] Dasein est d’emblée conçu comme sous-la-main ; à tout le moins l’indétermination de son être implique-t-elle toujours ce sens d’être. Et pourtant, l’être-sous-la-main est le mode d’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. EtreTemps25

Cependant, la caractérisation du faire-encontre des autres s’oriente à nouveau à chaque fois sur le Dasein propre. Est-ce à dire qu’elle parte elle aussi d’un « Moi » privilégié et isolé, de telle manière qu’il faille ensuite chercher un passage conduisant de ce sujet isolé vers autrui ? Pour éviter ce contresens, il convient de préciser en quel sens nous parlons ici des « autres ». « Les autres », cela ne veut pas dire : tout le reste des hommes en-dehors de moi, dont le Moi se dissocierait – les autres sont bien plutôt ceux dont le plus souvent l’on ne se distingue pas soi-même, parmi lesquels l’on est soi-même aussi. Cet être-Là-aussi avec eux n’a pas le caractère ontologique d’un être-sous-la-main « ensemble » à l’intérieur d’un monde. L’« avec » est ici à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], le « aussi » désigne une mêmeté d’être comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] préoccupé de manière circon-specte. L’« avec » et le « aussi » doivent être compris existentialement, non pas catégorialement. Sur la base de ce caractère d’avec propre à l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde commun [Mitwelt]. L’être-à est être-avec [Mitsein] avec les autres. L’être-en-soi intramondain de ceux-ci est être-Là-avec [Mitdasein]. EtreTemps26

C’est dans les caractères d’être de l’être-les-uns-parmi-les-autres quotidien [alltäglich] – distancement [Abständigkeit], médiocrité, nivellement, publicité, déchargement d’être et complaisance – que réside le « maintien » prochain du Dasein. Ce maintien ne concerne pas l’être-sous-la-main persistant de quelque chose, mais le mode d’être du Dasein comme être-avec [Mitsein]. En étant selon les modes cités, le Soi-même du Dasein propre et le Soi-même des autres ne s’est pas encore trouvé, ou s’est perdu. On est selon la guise de la dépendance et de l’inauthenticité. Cette guise d’être ne signifie pas plus une diminution de la facticité du Dasein que le On [das Man] en tant que personne n’est un rien. Tout au contraire, c’est dans ce mode d’être que le Dasein est ens realissimum, si tant est que la « réalité » puisse désigner l’être qui est à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. EtreTemps27

Mais, par-delà les rapports essentiels que nous avons appelés l’être-auprès du monde (préoccupation [Besorgen]), l’être-avec [Mitsein] (sollicitude [Fürsorge]) et l’être-Soi-même (qui), qu’est-ce qu’il peut bien rester à mettre en évidence dans l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] ? La possibilité demeure, en tout état de cause, de déployer dans toute son ampleur l’analyse antérieure en procédant à une caractéristique comparée des modifications de la préoccupation [Besorgen] et de sa circon-spection, ainsi que de la sollicitude [Fürsorge] et de son égard, et de dissocier, grâce à une explication plus aiguë de l’être de tout étant intramondain possible, le Dasein par rapport à tout étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Sans aucun doute possible, bien des tâches sont encore à accomplir dans cette direction. À bien des égards, nos résultats précédents appellent des compléments en vue d’une élaboration complète de l’a priori existential de l’anthropologie philosophique. Et pourtant, tel n’est pas le but de la présente recherche. Son intention est fondamental-ontologique. Si, par conséquent, nous nous enquérons thématiquement de l’être-à, assurément ce ne peut être avec le dessein d’annuler l’originarité du phénomène en le dérivant d’autres phénomènes, autrement dit de le soumettre à une analyse inadéquate au sens d’une dissolution. Néanmoins, l’indérivabilité d’un phénomène originaire n’exclut nullement qu’il ne soit constitué par une multiplicité de caractères d’être. Que de tels caractères se montrent, et ils seront alors existentialement cooriginaires. Le phénomène de la cooriginarité des moments constitutifs a souvent échappé à l’ontologie, en raison d’une tendance méthodiquement non réfrénée à faire provenir tout et n’importe quoi d’un « fondement originel » simple. EtreTemps28

En tant qu’ouvrir, le comprendre concerne toujours la constitution fondamentale totale de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. En tant que pouvoir-être, l’être-à est à chaque fois pouvoir-être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Celui-ci n’est pas seulement ouvert, en tant que monde, comme significativité [Bedeutsamkeit] possible, mais encore la libération de l’étant intramondain lui-même libère cet étant vers ses possibilités. L’à-portée-de-la-main est comme tel découvert dans son utilité, son employabilité, son importunité. La totalité de tournure [Bewandtnis] se dévoile comme le tout catégorial d’une possibilité de complexion d’étant à-portée-de-la-main. Même l’« unité » du [145] sous-la-main en sa diversité, la nature, ne devient découvrable que sur la base de l’ouverture d’une possibilité à elle propre. Est-ce un hasard si la question de l’être de la nature vise les « conditions de sa possibilité » ? Or où un tel questionnement se fonde-t-il ? Face à lui, une autre question ne peut pas ne pas s’élever : pour-quoi, en-vue-de-quoi l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] est-il compris en son être lorsqu’il est ouvert vers ses conditions de possibilité ? Cette compréhension, Kant la présuppose peut-être à bon droit. Cependant, ce présupposé même ne saurait, à tout le moins, rester sans légitimation. EtreTemps31

L’expression « bavardage [Gerede] » ne doit pas être prise ici dans un sens dépréciatif. Elle signifie terminologiquement un phénomène positif qui constitue le mode d’être du comprendre et de l’expliciter du Dasein quotidien [alltäglich]. Le parler, la plupart du temps, s’ex-prime et s’est toujours déjà ex-primé. Il est parole. Mais dans l’ex-primé sont alors à chaque fois déjà inclus la compréhension et l’explication. La langue comme être-ex-primé abrite en soi un être-explicité du Dasein. Cet être-explicité est tout aussi peu que la parole sans plus sous-la-main, au contraire son être est lui-même à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Le Dasein, de prime abord et dans certaines limites, lui est constamment remis – il règle et distribue les possibilités du comprendre moyen et de l’affection qui lui appartient. L’être-ex-primé, dans la totalité de ses [168] complexes articulés de signification, préserve un comprendre du monde ouvert et, cooriginairement, de l’être-Là-avec [Mitdasein] d’autrui et de l’être-à à chaque fois propre. La compréhension déjà déposée ainsi dans l’être-ex-primé concerne aussi bien l’être-découvert de l’étant à chaque fois atteint et transmis que, aussi, la compréhension à chaque fois prise de l’être et les possibilités et horizons disponibles d’une explicitation et d’une articulation conceptuelle renouvelées. Cependant, au-delà de cette simple référence au fait de l’être-explicité du Dasein, il convient de s’enquérir du mode d’être existential du parler ex-primé et s’ex-primant. S’il ne peut être conçu comme sous-la-main, quel est son être, et que nous dit fondamentalement cet être sur le mode d’être quotidien [alltäglich] du Dasein ? EtreTemps35

L’analytique du Dasein, en poussant jusqu’au phénomène du souci, est destinée à préparer la problématique fondamental-ontologique, la question du sens de l’être en général. Il convient donc, à partir des résultats acquis, d’infléchir expressément le regard dans cette direction, autrement dit de dépasser la tâche particulière d’une anthropologie apriorique existentiale. Or pour cela, les phénomènes qui se tiennent dans la connexion la plus étroite avec la question directrice de l’être doivent être pris en vue rétrospectivement et saisis de manière encore plus pénétrante. Ces phénomènes, ce sont d’une part les guises de l’être qui ont été expliquées : l’être-à-portée-de-la-main, l’être-sous-la-main, qui déterminent l’étant intramondain qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Or comme la problématique ontologique, depuis toujours, a compris primairement l’être au sens de l’être-sous-la-main (« réalité », effectivité du monde) tout en laissant l’être du Dasein ontologiquement indéterminé, il est besoin d’une élucidation de la connexion ontologique entre souci, mondanéité [Weltlichkeit], être-à-portée-de-la-main et être-sous-la-main (réalité). Ce qui nous conduira à une détermination plus aiguë du concept de réalité dans le cadre d’une discussion des problématiques gnoséologiques orientées sur cette idée, à savoir celle du réalisme et de l’idéalisme. EtreTemps39

Que veut dire « présupposer » ? Comprendre quelque chose comme le fondement de l’être d’un autre étant. Une telle compréhension de l’étant en ses connexions d’être n’est possible que sur la base de l’ouverture, c’est-à-dire de l’être-découvrant du Dasein. Présupposer de la « vérité » signifie alors la comprendre comme quelque chose en-vue-de quoi le Dasein est. Mais le Dasein – ceci est impliqué dans la constitution d’être comme souci – est à chaque fois en avant de soi. Il est l’étant pour lequel, en son être, il y va de son pouvoir-être le plus propre. À l’être et au pouvoir-être du Dasein comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] appartient essentiellement l’ouverture et le découvrir. Pour le Dasein, il y va de son pouvoir-être-au-monde [In-der-Welt-sein], et, conjointement, de la préoccupation [Besorgen] circon-specte découvrante de l’étant intramondain. Dans la constitution d’être du Dasein comme souci, dans l’être-en-avant-de-soi, est inclus le « présupposer » le plus originaire. C’est parce qu’à l’être du Dasein appartient une telle auto-présupposition que « nous » devons nécessairement aussi « nous » présupposer, en tant que déterminés par l’ouverture. Ce « présupposer » inhérent à l’être du Dasein ne se rapporte pas à de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], et qui est de surcroît, mais uniquement à lui-même. La vérité présupposée, ou le « il y a » par lequel son être doit être déterminé a le mode ou le sens d’être du Dasein lui-même. Si nous devons nécessairement « faire » la présupposition de la vérité, c’est parce qu’elle est déjà « faite » avec l’être du « nous ». EtreTemps44

La réponse à la question du sens de l’être fait encore défaut. En quelle mesure l’analyse fondamentale du Dasein jusqu’ici accomplie a-t-elle contribué à préparer l’élaboration de cette question ? La libération du phénomène du souci a permis de clarifier la constitution d’être de l’étant à l’être duquel appartient quelque chose comme la compréhension de l’être. Ainsi, l’être du Dasein a été en même temps délimité par rapport à des modes d’être (être-à-portée-de-la-main, être-sous-la-main, réalité) qui caractérisent l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Enfin le comprendre lui-même a été précisé, ce qui a permis en même temps de garantir la transparence méthodique du procédé compréhensif-explicitatif de l’interprétation de l’être. EtreTemps44

Toutefois, même cette caractérisation de l’étant qui subsiste encore n’épuise pas la pleine donnée phénoménale à laquelle nous avons ici affaire selon qu’elle est à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. EtreTemps47

De plus, à la faveur de notre caractérisation du passage du Dasein au ne-plus-être-Là en tant que ne-plus-être-au-monde [In-der-Welt-sein], il est apparu que la sortie-du-monde du DASEIN au sens du mourir doit être distinguée d’une sortie-du-monde du seulement vivant. Ce finir propre à un [241] vivant, nous le désignons terminologiquement par le terme périr. La différence citée ne peut être rendue visible que par une délimitation du finir qui est à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] par rapport à la fin d’une vie [NA: Cf. supra, §10 [EtreTemps10], p. [45] sq.]. Sans doute, il est également possible de concevoir le mourir en termes physiologico-biologiques. Néanmoins, le concept médical d’« exitus » ne coïncide pas avec le concept du périr. EtreTemps47

On pourra dire par exemple : pour la lune, le dernier quartier [NT: Le quartier encore obscur, et non pas ce que nous appelons « dernier quartier ».] est encore en excédent, jusqu’à ce qu’elle soit pleine. Le ne-pas-encore diminue avec la disparition de l’ombre qui le recouvre ? Néanmoins, la lune est alors toujours déjà sous-la-main en tant que totalité. Abstraction faite de ce que la lune, même pleine, ne peut jamais être totalement saisie, le ne-pas-encore ne signifie ici nullement un ne-pas-encore-être-ensemble des parties qui lui appartiennent, mais il concerne uniquement la saisie percevante. Mais le ne-pas-encore appartenant au Dasein ne demeure pas seulement inaccessible provisoirement et temporairement à l’expérience propre et étrangère : il n’« est » absolument pas encore « effectif ». Le problème ne concerne pas la saisie du ne-pas-encore qui est à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], mais son être – ou son non-être – possible. Le Dasein doit nécessairement et en tant que lui-même devenir, c’est-à-dire être ce qu’il n’est pas encore. Par suite, pour pouvoir déterminer comparativement l’être à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] du ne-pas-encore, nous devons nécessairement prendre en considération un étant au mode d’être duquel le devenir appartient. EtreTemps48

La tentative d’atteindre, à partir d’une clarification du ne-pas-encore et via la caractérisation du finir, une compréhension de la totalité qui est à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] ne [246] nous a pas conduit au but. Tout ce qu’elle a montré négativement, c’est ceci : le ne-pas-encore que le Dasein est à chaque fois répugne à être interprété comme excédent. La fin pour laquelle le Dasein est en existant n’est déterminée que de manière inadéquate par un être-à-la-fin. Mais en même temps, la réflexion a été conduite à montrer plus clairement que sa propre démarche devait être inversée. La caractérisation positive des phénomènes litigieux (ne-pas-être-encore, finir, totalité) ne peut réussir qu’au prix d’une orientation univoque sur la constitution d’être du Dasein. Mais cette univocité est négativement garantie contre les déviations par l’aperçu pris sur l’appartenance régionale des structures de la fin et de la totalité, qui sont ontologiquement contraires au Dasein. EtreTemps48

Nous demandons donc : notre analyse antérieure de la constitution d’être du Dasein nous montre-t-elle un chemin sur lequel rendre ontologiquement intelligible le mode d’être de l’appelant et, avec lui, celui de l’appeler ? Que l’appel ne soit pas expressément accompli par moi, mais au contraire que « ça » appelle, cela n’autorise pas encore à chercher l’appelant dans un étant qui ne serait pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Or le Dasein existe bel et bien toujours facticement. Il n’est pas un se-projeter flottant en l’air, mais, déterminé par l’être-jeté comme le fait de l’étant qu’il est, il a à chaque fois été – et il demeure constamment – remis à l’existence. Cependant, la facticité du Dasein se distingue essentiellement de la factualité d’un sous-la-main. Le Dasein existant ne vient pas à la rencontre de lui-même comme d’un sous-la-main intramondain. D’autre part, l’être-jeté ne s’attache pas non plus au Dasein comme un caractère inaccessible et sans conséquence [Abfolge] pour son existence. En tant que jeté, le Dasein est jeté dans l’existence. Il existe comme un étant qui a à être comment il est et peut être. EtreTemps57

Mais ce que la conscience [Gewissen] atteste ne peut parvenir à sa pleine déterminité [Bestimmtheit] qu’à condition qu’ait été délimité avec une clarté suffisante le caractère que doit nécessairement et originairement présenter l’entendre qui correspond nativement à l’appeler. En effet, le comprendre authentique, celui qui « suit » l’appel, n’est pas un simple supplément qui s’annexerait au phénomène de la conscience [Gewissen], un processus qui se déclencherait ou non. C’est seulement à partir de la compréhension de l’ad-vocation [An-ruf] et tout uniment avec elle que le vécu plein de la conscience [Gewissen] peut se laisser saisir. Si c’est le Dasein à chaque fois propre qui est luimême tout à la fois l’appelant et l’ad-voqué, alors il y a dans toute més-entente de l’appel, dans toute mécompréhension de soi un mode d’être déterminé du Dasein. Un appel flottant en l’air, dont « rien ne résulterait », n’est, du point de vue existential, qu’une fiction impossible. « Que rien n’en résulte », cela signifie, à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], quelque chose de positif. EtreTemps57

Le comprendre inauthentique se temporalise comme ce s’attendre présentifiant à l’unité [339] ekstatique duquel doit nécessairement appartenir un être-été correspondant. L’ad-venir à soi authentique de la résolution devançante est en même temps un re-venir au Soi-même le plus propre, jeté dans son isolement. C’est cette ekstase qui rend possible que le Dasein, en se résolvant, assume l’étant qu’il est déjà. Dans le devancement, le Dasein se ramène et se reconduit devant le pouvoir-être le plus propre. Nous appelons l’être-été authentique la répétition. Mais le se-projeter inauthentique vers les possibilités puisées dans l’objet de préoccupation [Besorgen] tandis que celui-ci est présentifié n’est possible qu’autant que le Dasein s’est oublié en son pouvoir-être jeté le plus propre. Un tel oubli n’est pas rien, ni seulement le défaut du souvenir, mais un mode ekstatique propre, « positif » de l’être-été. L’ekstase (échappée) de l’oubli a le caractère d’un désengagement fermé à soi-même devant l’«été » le plus propre, de telle sorte que ce désengagement devant… referme ekstatiquement le devant-quoi et, avec lui, soi-même. L’oubli comme être-été inauthentique se rapporte ainsi à l’être jeté et propre ; il est le sens temporel du mode d’être conformément auquel je suis été de prime abord et le plus souvent. Et c’est seulement sur la base de cet oubli que le présentifier qui se préoccupe et s’attend peut conserver – à savoir conserver l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], mais fait encontre dans le monde ambiant. À ce conserver correspond une non-conservation, qui représente un « oubli » au sens dérivé. EtreTemps68

Bien loin de remplir seulement, à travers les phases de ses effectivités momentanées, un cours et un chemin « de la vie » qui serait en quelque manière sous-la-main, le Dasein s’é-tend lui-même, et cela de telle manière que c’est son être propre qui est d’emblée constitué comme ex-tension. C’est dans l’être du Dasein que se trouve déjà le « entre » de la naissance et de la mort. En revanche, le Dasein n’« est » nullement effectif en un point temporel, ni, de surcroît, « entouré » par la non-effectivité de sa naissance et de sa mort. Entendue existentialement, la naissance n’est pas, n’est jamais du passé au sens d’un étant qui n’est plus sous-la-main, et pas davantage la mort n’a-t-elle le mode d’être d’un « reste » non encore sous-la-main et seulement à venir. Le Dasein factice existe nativement, et c’est nativement encore qu’il meurt au sens de l’être pour la mort. L’une et l’autre « fins », ainsi que leur « entre deux » sont aussi longtemps que le Dasein existe facticement, et elles sont comme il leur est seulement possible d’être sur la base de l’être du Dasein comme souci. Dans l’unité de l’être-jeté et de l’être pour la mort fugitif – ou devançant -, naissance et mort « s’enchaînent » à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. En tant que souci, le Dasein est l’« entre-deux ». EtreTemps72

Est primairement historial – avons-nous affirmé – le Dasein. Mais est secondairement historial l’étant qui fait encontre de manière intramondaine : non pas seulement l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main au sens le plus large, mais aussi la nature du monde ambiant en tant que « sol historial ». L’étant qui, sans être à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], est historial sur la base de son appartenance au monde, nous le nommons mondo-historial. Il est possible de montrer que le concept vulgaire de l’« histoire du monde » provient justement de l’orientation sur cet historial secondaire. Le mondo-historial n’est pas seulement historial, par exemple, sur la base d’une objectivation historique, il l’est comme l’étant que, faisant encontre à l’intérieur du monde, il est en lui-même. EtreTemps73

L’« intérêt de comprendre l’historialité » se confronte donc à la tâche d’une élaboration de la « différence générique entre ontique et historique ». Ainsi le but fondamental de la « philosophie de la vie » se trouve-t-il fixé. Néanmoins, le questionnement a besoin d’une radicalisation fondamentale. Car comment l’historialité pourrait-elle être philosophiquement saisie et « catégorialement » conçue dans sa différence avec l’ontique sinon en portant l’« ontique » aussi bien que l’« historique » à une unité plus originaire de comparabilité et de différenciabilité possible ? Or cela suppose d’apercevoir trois choses : 1. la question de l’historialité est une question ontologique s’enquérant de la constitution d’être de l’étant qui est historialement ; 2. la question de l’ontique est la question ontologique de la constitution d’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig], du sous-la-main au sens le plus large ; 3. l’ontique est seulement un domaine de l’étant. L’idée de l’être embrasse l’« ontique » et l’« historique ». C’est elle qui doit se laisser « génériquement différencier ». EtreTemps77

Le « temps public » se révèle être le temps « où » de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main intramondain fait encontre. Ce qui prescrit de nommer cet étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] de l’étant intratemporel. L’interprétation de l’intratemporalité procure un aperçu plus originaire dans l’essence du « temps public » et rend en même temps possible la délimitation de son « être ». EtreTemps80

Ce qui parait aussi éclairant que la différence séparant l’être du Dasein existant de l’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] (la réalité, par exemple) n’est pourtant que le [437] départ de la problématique ontologique, et non point quelque chose où la philosophie pourrait trouver son apaisement. Que l’ontologie antique travaille avec des « concepts de choses » et que le péril subsiste de « réifier la conscience [Gewissen] », on le sait depuis longtemps. Mais que signifie réification ? D’où provient-elle ? Pourquoi l’être est-il justement « de prime abord » « conçu » à partir du sous-la-main et non pas à partir de l’à-portée-de-la-main, qui pourtant se trouve encore davantage à proximité ? Pourquoi cette réification assure-t-elle constamment de nouveau sa souveraineté ? Comment l’être de la « conscience [Gewissen] » est-il positivement structuré pour que la réification lui demeure inadéquate ? La « différence » entre « conscience [Gewissen] » et « chose » suffit-elle en général à un déploiement originaire de la problématique ontologique ? Les réponses à ces questions sont-elles obvies ? Et la réponse peut-elle même être seulement cherchée tant que la question du sens de l’être en général demeure non posée et non clarifiée ? EtreTemps83

Quelque chose comme l’« être » est ouvert dans la compréhension de l’être, qui, en tant que comprendre, appartient au Dasein existant. L’ouverture préalable, quoique non conceptuelle, de l’être rend possible que le Dasein, en tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein] existant, se rapporte à de l’étant – aussi bien à celui qui lui fait encontre à l’intérieur du monde qu’à lui-même, qui existe. Comment un comprendre ouvrant de l’être est-il en général possible à la mesure du Dasein [Daseinsmässig] ? La question peut-elle trouver sa réponse grâce à un retour à la constitution d’être originaire du Dasein qui comprend l’être ? La constitution ontologico-existentiale de la totalité du Dasein se fonde dans la temporalité. Par suite, il faut qu’une guise de temporalisation originaire de la temporalité ekstatique possibilise elle-même le projet ekstatique de l’être en général. Comment ce mode de temporalisation de la temporalité doit-il être interprété ? Un chemin conduit-il du temps originaire au sens de l’être ? Le temps lui-même se manifeste-t-il comme horizon de l’être ? EtreTemps83