Être et temps : § 77. Sur la connexion de l’exposition antérieure du problème de l’historialité avec les recherches de W. Dilthey et les idées du comte Yorck.

L’ex-plicitation du problème de l’histoire qui vient d’être accomplie est née d’une appropriation du travail de Dilthey. Elle a été confirmée, et en même temps consolidée par les thèses du comte Yorck, que l’on trouve dispersées dans ses lettres à Dilthey 1.

L’image de Dilthey encore aujourd’hui la plus répandue est celle-ci : il serait un subtil [398] exégète de l’histoire de l’esprit, et notamment de l’histoire de la littérature, qui, « en plus », aurait consacré ses efforts à délimiter les sciences de la nature et les sciences de l’esprit, mais, pour avoir alors assigné à l’histoire de ces sciences, et aussi bien à la « psychologie », un rôle privilégié, aurait noyé le tout dans une « philosophie de la vie » relativiste. Cette silhouette peut certes apparaître « exacte » à une observation superficielle. La « substance », pourtant, lui échappe. Elle recouvre plutôt qu’elle ne dévoile.

Schématiquement, il est possible de distribuer le travail de recherche de Dilthey en trois domaines : des études sur la théorie des sciences de l’esprit et leur délimitation par rapport aux sciences de la nature ; des recherches sur l’histoire des sciences de l’homme, de la société et de l’État ; des efforts en vue d’une psychologie capable d’exposer « la totalité du fait “homme” ». Ces recherches de théorie de la science, d’histoire de la science et d’herméneutique psychologique se compénètrent et se recoupent constamment. Que l’une de ces perspectives prédomine, et les autres jouent déjà le rôle d’un motif ou d’un moyen. Ce qui ressemble à du morcellement, à un « tâtonnement » incertain, hasardeux, est en réalité l’inquiétude élémentaire pour cet unique but : porter la « vie » à la compréhension philosophique, et assurer à cette compréhension un fondement herméneutique à partir de la « vie elle-même ». Tout est centré sur la « psychologie », qui doit comprendre la « vie » dans l’enchaînement historique de son évolution et de ses effets, comme la guise où l’homme est, comme objet possible des sciences de l’esprit et comme la racine de ces sciences tout à la fois. L’herméneutique est l’auto-éclaircissement de ce comprendre, et ne constitue que sous une forme dérivée la méthodologie de l’histoire.

Étant donné l’existence de commentaires contemporains, qui restreignaient unilatéralement au domaine de la théorie de la science ses propres recherches sur la fondation des sciences de l’esprit, Dilthey a lui-même souvent orienté ses publications dans cette direction. Néanmoins, la « logique des sciences de l’esprit » n’est pas plus centrale à ses yeux que sa « psychologie » « n’ » aspire à être « qu’ » une amélioration de la science positive du psychique.

La tendance philosophique la plus propre de Dilthey dans son échange avec son ami, le comte Yorck, c’est celui-ci qui en donne une fois l’expression la plus nette lorsqu’il fait allusion au « commun intérêt qui nous anime de comprendre l’historialité » (nous soulignons) 2. L’appropriation des recherches de Dilthey, qui ne nous sont accessibles qu’aujourd’hui dans toute leur étendue, exige la constante et la concrétion d’un débat fondamental. Ce n’est pas le lieu d’exposer tous les problèmes qui le tinrent en haleine, et [399] comment 3. En revanche, il s’impose de donner de quelques idées centrales du comte Yorck une caractérisation provisoire, en citant un choix de passages caractéristiques de ses lettres.

La tendance qui anime Yorck dans son échange avec le questionnement et le travail de Dilthey se manifeste justement dans sa prise de position par rapport aux tâches de la discipline fondatrice, la psychologie analytique. Il écrit en effet au sujet de l’essai académique de Dilthey « Idées directrices sur une psychologie descriptive et analytique » (1894) : « L’auto-méditation comme moyen primaire de connaissance, l’analyse comme procédé primaire de connaissance sont solidement affirmées. À partir de là sont formulées des propositions que l’expérience personnelle vérifie. Mais le propos ne va pas jusqu’à une analyse critique, une explication, et ainsi une réfutation interne de la psychologie constructive et de ses hypothèses » (p. 177) ; « …votre abstention d’une analyse critique = d’une certification psychologique de provenance aussi bien dans le détail que dans l’ensemble est liée, à mon avis, au concept et à la position que vous assignez à la théorie de la connaissance » (p. 177). « L’explication de l’inapplicabilité – le fait est affirmé et précisé – ne peut être donnée que par une théorie de la connaissance. C’est celle-ci qui a à rendre compte de l’inadéquation des méthodes scientifiques et à fonder la méthodologie, au lieu qu’aujourd’hui les méthodes sont empruntées – au petit bonheur, je dois le dire – aux domaines singuliers » (p. 179 sq.).

Dans cette exigence de Yorck – à savoir, fondamentalement, celle d’une logique précédant et guidant les sciences, comme c’était le cas pour la logique platonicienne et aristotélicienne -, est renfermée la tâche d’élaborer positivement et radicalement la structure catégoriale différentielle de l’étant-nature et de l’étant qui est histoire (du Dasein). Yorck estime que les recherches de Dilthey « accentuent trop peu la différence générique entre ontique et historique » (p. 191 ; nous soulignons). « En particulier, le procédé comparatif est revendiqué comme méthode des sciences de l’esprit. Ici, je me sépare de vous… La comparaison est toujours esthétique, elle s’attache toujours à la figure. Windelband assigne à l’histoire des figures pour objets. Son concept de type est un concept résolument intérieur. Il [400] s’agit alors de caractères, non pas de figures. L’histoire, pour lui, est une série d’images, de figures individuelles, bref une exigence esthétique. Au physicien, il ne reste justement, à côté de la science, comme moyen humain d’apaisement, que la jouissance esthétique. Votre concept de l’histoire, au contraire, est celui d’une connexion de forces, d’unités de forces auxquelles la catégorie “figure” ne devrait être applicable que métaphoriquement » (p. 193).

Grâce à cet instinct sûr de la « différence de l’ontique et de l’historique », Yorck reconnaît à quel point la recherche historique traditionnelle s’en tient encore à « des déterminations purement oculaires » (p. 192), visant le corporel, le figuré.

« Ranke n’est qu’un grand oculaire, pour lequel rien de ce qui a disparu ne peut devenir effectivité… Tout le style de Ranke contribue aussi à expliquer la restriction de la matière historique au politique. Celui-ci seul est le dramatique » (p. 60). « Les modifications que le cours du temps a apportées m’apparaissent inessentielles, et j’apprécierais ici les choses différemment. Car je tiens, par exemple, l’école dite historique pour un simple courant latéral à l’intérieur d’un même fleuve ; elle ne représente qu’un membre d’une opposition plus large. Son nom a quelque chose de trompeur. Cette école n’était nullement une école historique (nous soulignons), mais une école antiquaire, contruisant esthétiquement, tandis que le grand mouvement dominant était celui de la construction mécanique. Par suite, ce qu’elle a apporté méthodologiquement à la méthode rationnelle n’était qu’un sentiment d’ensemble » (p. 68 sq.).

« Le vrai philologue, c’est celui qui a un concept de l’histoire comme boite à antiquités. Là où il n’y a pas de palpabilité, là où ne peut conduire qu’une transposition psychique vivante, là, ces messieurs ne s’aventurent pas. Ils ne sont justement, au fond d’eux-mêmes, que des savants de la nature, et le fait que l’expérimentation fasse défaut ne contribue qu’à les rendre plus sceptiques. De tout le bric-à-brac – combien de fois Platon, par exemple, a-t-il été en Grande Grèce et à Syracuse -, il faut se tenir absolument éloigné. Nulle vitalité là-dedans. Cette manière extérieure, que j’ai scrutée critiquement, n’aboutit finalement qu’à un grand point d’interrogation, et elle a porté préjudice aux grandes réalités comme Homère, Platon, le Nouveau Testament. Toute réalité effective devient des schèmes si elle n’est pas considérée comme “chose en soi”, si elle n’est pas vécue » (p. 61). « Les “savants” se tiennent face aux puissances du temps comme jadis la société française raffinée face au mouvement révolutionnaire. Ici comme là, du formalisme, le culte de la forme. Les déterminations de rapports passent pour le dernier mot de la sagesse. Une telle orientation de pensée a [401] naturellement – je crois – son histoire non encore écrite. L’absence de sol de la pensée et de la croyance à une telle pensée – un comportement métaphysique, si on la considère du point de vue de la théorie de la connaissance – est un produit historique » (p. 39). « Les ondulations provoquées par le principe excentrique qui a produit depuis plus de quatre cents ans un temps nouveau me semblent être devenues aussi larges et plates que possible, la connaissance a progressé jusqu’à sa propre suppression, l’homme s’est à tel point éloigné de lui-même qu’il ne s’avise même plus de lui-même. L’”homme moderne”, c’est-à-dire l’homme depuis la Renaissance est prêt à aller en terre » (p. 83). Mais au contraire : « Toute histoire qui est vraiment vivante, et ne se borne pas à faire chatoyer la vie, est critique » (p. 19). « Mais la connaissance historique est pour la meilleure part connaissance des sources retirées » (p. 109). « Il en va ainsi avec l’histoire, que ce qui fait spectacle et frappe les yeux n’est pas la principale affaire. Les nerfs sont invisibles comme est en général invisible l’essentiel. Et de même qu’on dit : “Si vous étiez calme, vous seriez fort”, de même est également vraie la variante : “si vous êtes calme, vous percevrez, c’est-à-dire comprendrez” » (p. 26). « Et ensuite, je jouis du monologue tranquille et du commerce avec l’esprit de l’histoire. Un esprit qui n’est point apparu à Faust dans sa cellule, et pas non plus au maître Goethe. Si sérieuse et saisissante que fût son apparition, ils n’eussent point reculé effrayés devant lui. Car elle est fraternelle et proche, en un sens autre, plus profond que les habitants des bois et ceux des champs. Cet effort ressemble à la lutte de Jacob avec l’ange, qui combat, pourvu qu’il combatte, est sûr d’un gain. Voilà ce qui importe en premier lieu » (p. 133).

Son clair aperçu du caractère fondamental de l’histoire, la « virtualité », Yorck le doit à sa connaissance du caractère d’être du Dasein humain lui-même, il ne l’obtient point en examinant en théoricien de la science l’objet de la considération historique : « Que l’ensemble du donné psycho-physique ne soit pas [être = être-sous-la-main de la nature, N.d.A.] mais vive, voilà le point germinal de l’historialité. Et une auto-méditation orientée non pas sur un Moi abstrait, mais sur la plénitude de mon Soi-même me découvrira historiquement déterminé tout comme la physique me connaît cosmiquement déterminé. Comme je suis nature, je suis histoire… » (p. 71). Et Yorck, qui a scruté toutes les « déterminations » inauthentiques « de rapports » et tous les relativismes « privés de sol » n’hésite pas à tirer de son aperçu dans l’historialité du Dasein la conséquence ultime : « Mais d’un autre côté, étant donnée l’historialité interne de la conscience de soi, une systématique coupée de la science historique [402] est méthodiquement inadéquate. De même que la physiologie ne peut faire abstraction de la physique, de même la philosophie – spécialement si elle est critique – ne peut faire abstraction de l’historialité… Le comportement personnel et l’historialité sont comme la respiration et le bol d’air, et, cela paraîtrait-il à quelque degré paradoxal, la non-historialisation du philosopher m’apparaît, au point de vue méthodique, comme un résidu métaphysique » (p. 69). « C’est parce que philosopher, c’est vivre, c’est pour cette raison – ne vous effrayez pas – qu’il y a à mon avis une philosophie de l’histoire – qui pourrait l’écrire ! -, non certes au sens où on l’a jusqu’à maintenant envisagée et tentée – ce contre quoi vous vous êtes irréfutablement déclaré. Le questionnement jusqu’ici de mise était faux, et même impossible, mais il n’est pas le seul. C’est pourquoi, en outre, il n’est pas de philosopher réel qui ne soit historique. La séparation entre philosophie systématique et exposition historique est essentiellement incorrecte » (p. 251). « Du reste, le pouvoir-devenir-pratique est le fondement juridique authentique de toute science. Mais la praxis mathématique n’est pas la seule. La visée pratique de notre point de vue est la visée pédagogique, au sens le plus large et profond du mot. Elle est l’âme de toute vraie philosophie et la vérité de Platon et d’Aristote » (p. 42 sq.). « Vous savez ce que je pense de la possibilité d’une éthique comme science. Néanmoins, il est toujours possible de faire mieux. À qui, en vérité, de tels livres s’adressent-ils ? Ce sont des registres sur des registres ! Seule chose à remarquer : la tendance de la physique à aller en direction de l’éthique » (p. 73). « Si l’on comprend la philosophie comme une manifestation de la vie, et non comme l’expectoration d’une pensée sans sol, apparaissant privée de sol parce que le regard est détourné du sol de la conscience, alors la tâche est simple dans son résultat, si compliqué et pénible qu’en soit l’obtention. La liberté à l’égard des préjugés est la présupposition, et celle-ci, déjà, n’est pas facile à conquérir » (p. 250).

Que Yorck ait formé cette entreprise de saisir catégorialement l’historique par opposition à l’ontique (à l’« oculaire ») et d’élever la « vie » à une compréhension scientifique adéquate, c’est ce qui ressort clairement de l’allusion qu’il fait au mode propre de la difficulté de ce genre de recherches : le mode de pensée esthético-mécanique « excelle davantage à trouver l’expression verbale – ce qui est explicable compte tenu de la fréquente provenance des mots à partir de l’ocularité – que l’analyse qui va au-delà de l’intuition… En revanche, tout ce qui perce jusqu’au fond de la vitalité répugne à une présentation exotérique, et c’est bien pourquoi sa terminologie n’est point accessible à l’entendement, mais plutôt symbolique et inévitable. De la modalité particulière de la pensée philosophique découle la [403] particularité de son expression linguistique » (p. 70 sq.). « Mais vous connaissez ma prédilection pour les paradoxes, que je justifie en disant que le paradoxe est un index de la vérité, et que la communis opinio, à coup sûr, n’est jamais dans la vérité, n’étant qu’un précipité élémentaire d’une demi-compréhension généralisante ; par rapport à la vérité, elle est comme la vapeur sulfureuse que perce l’éclair. La vérité n’est jamais un élément. Ce serait une tâche de politique pédagogique que de dissiper l’opinion publique élémentaire et de favoriser autant que possible, par l’éducation, l’individualité du voir et du considérer. Car alors, au lieu d’une « conscience publique » – cette radicale superficialisation -, ce seraient à nouveau des consciences singulières, c’est-à-dire la conscience, qui l’emporteraient » (p. 249 sq.).

L’« intérêt de comprendre l’historialité » se confronte donc à la tâche d’une élaboration de la « différence générique entre ontique et historique ». Ainsi le but fondamental de la « philosophie de la vie » se trouve-t-il fixé. Néanmoins, le questionnement a besoin d’une radicalisation fondamentale. Car comment l’historialité pourrait-elle être philosophiquement saisie et « catégorialement » conçue dans sa différence avec l’ontique sinon en portant l’« ontique » aussi bien que l’« historique » à une unité plus originaire de comparabilité et de différenciabilité possible ? Or cela suppose d’apercevoir trois choses : 1. la question de l’historialité est une question ontologique s’enquérant de la constitution d’être de l’étant qui est historialement ; 2. la question de l’ontique est la question ontologique de la constitution d’être de l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, du sous-la-main au sens le plus large ; 3. l’ontique est seulement un domaine de l’étant. L’idée de l’être embrasse l’« ontique » et l’« historique ». C’est elle qui doit se laisser « génériquement différencier ».

Ce n’est pas un hasard si Yorck appelle « l’ontique », purement et simplement, l’étant qui n’est pas historial – mais plutôt un effet indirect de la souveraineté intacte de l’ontologie traditionnelle, qui, provenant du questionnement antique sur l’être, maintient la problématique ontologique dans une restriction fondamentale. Le problème de la différenciation entre l’ontique et l’historique ne peut être élaboré à titre de problème de recherche que s’il s’est préalablement assuré, grâce à la clarification fondamental-ontologique de la question du sens [404] de l’être en général, de son fil conducteur [[Cf. supra, [§5->art5] et [§6->art6], p. [15] sq.]. Et ainsi comprend-on aussi en quel sens l’analytique temporalo-existentiale préparatoire du Dasein est résolue à cultiver l’esprit du comte Yorck afin de mieux servir l’oeuvre de Dilthey.

  1. Cf. Briefwechsel zwischen W. Dilthey und dem Grafen Paul Yorck von Wartenburg, 1877-1897, Halle a.d. Saale, 1923.[]
  2. NA: Id., p. 185.[]
  3. Nous sommes d’autant plus autorisés à y renoncer ici que nous devons à G. MISCH une présentation concrète de Dilthey, spécialement attentive aux tendances centrales de sa pensée, dont aucun débat avec son oeuvre ne peut se passer. V. DILTHEY, Ges. Schriften, t. V, 1924, présentation, p. VII-CXVII.[]