Jusqu’ici cependant, c’est l’ethnologie qui met à notre disposition la connaissance des primitifs. Or il se trouve que l’ethnologie, dès qu’elle entreprend d’« enregistrer » son matériel, de le trier et de l’élaborer, se meut dans des préconceptions et des interprétations du Dasein humain comme tel, et il n’est nullement assuré que la psychologie quotidienne [alltäglich], voire la psychologie et la sociologie scientifiques que l’ethnologue met à contribution, offrent la garantie scientifique d’une possibilité d’accès, d’une interprétation et d’une présentation adéquates des phénomènes à explorer. Nous retrouvons ici la même situation que dans le cas des disciplines précédemment citées. L’ethnologie présuppose déjà une analytique suffisante du Dasein comme fil conducteur. Mais comme les sciences positives ne « peuvent » ni ne doivent attendre que se soit achevé le travail ontologique de la philosophie, la poursuite de la recherche s’accomplira non pas comme un « progrès », mais comme une répétition et une purification ontologiquement plus clairvoyante de ce qui aura été ontiquement découvert [NA: Récemment, E. Cassirer a fait du Dasein mythique le thème d’une interprétation philosophique : v. Philosophie des formes symboliques, t. II, La pensée mythique, 1925 [trad. fr. de J. Lacoste, 1972 (N.d.T.)]. Cette recherche de Cassirer met à la disposition de l’ethnologie des fils conducteurs plus riches. Néanmoins, du point de vue de la problématique philosophique, la question reste ouverte de savoir si les fondations mêmes de l’interprétation sont suffisamment transparentes, et, notamment si l’architectonique de la Critique de la raison pure de Kant et en général sa teneur systématique peuvent offrir son plan à une telle entreprise, ou, au contraire, s’il n’est pas ici un besoin d’un amorçage nouveau. Du reste, C. aperçoit lui-même la possibilité d’une telle tâche, ainsi que le montre sa note, p. 16 sq., où il envoie aux horizons phénoménologiques ouverts par Husserl. Au cours d’une conversation que l’auteur de ce livre eut avec Cassirer à l’occasion d’une conférence faite à la section hambourgeoise de la Kantgesellschaft sur « Les tâches et les voies de la recherche phénoménologique », l’accord se fit sur la nécessité d une analytique existentiale, dont cette conférence présentait l’esquisse.]. EtreTemps11
Ce qui procure à ce témoignage préontologique une signification particulière, c’est qu’il n’envisage pas seulement en général le « souci » comme quelque chose à quoi le Dasein humain est attaché « toute sa vie durant », mais que le « souci » y apparaît en connexion avec la conception bien connue de l’homme comme composé de corps (terre) et d’esprit. « Cura prima finxit » : cet étant tire l’« origine » de son être du souci. « Cura teneat, quamdiu vixerit » : l’étant en question n’est pas détaché de cette origine, mais tenu en elle, régi par elle aussi longtemps qu’il est « au monde ». L’« être-au-monde [In-der-Welt-sein] » a le caractère ontologique du « souci ». Son nom (homo), cet étant ne le reçoit pas en considération de son être, mais compte tenu de ce en quoi il consiste (humus). Où faut-il voir l’être « originaire » de cette [199] créature ? La décision sur ce point appartient à Saturne, le « temps » [NA: Cf. le poème de HERDER, Das Kind der Sorge, dans Werke, éd. Suphan, t. XXIX, p. 75.]. La détermination d’essence préontologique de l’homme exprimée dans la fable a donc d’entrée de jeu pris en vue le mode d’être qui régit son passage temporel dans le monde. EtreTemps42
Remarques bien circonstanciées, dira-t-on. Car que le Dasein humain soit au fond le « sujet » primaire de l’histoire, nul ne le nie, et même le concept vulgaire cité de l’histoire l’exprime assez nettement. Certes, mais la thèse : « le Dasein est historial » ne désigne pas seulement le fait ontique que l’homme représente un « atome » plus ou moins lourd dans le tourbillon de l’histoire du monde et demeure le jouet des circonstances et des événements, mais elle pose le problème suivant : dans quelle mesure, et sur la base de quelles conditions ontologiques l’historialité appartient-elle à titre de constitution d’essence à la subjectivité du sujet « historial » ? EtreTemps73
Son clair aperçu du caractère fondamental de l’histoire, la « virtualité », Yorck le doit à sa connaissance du caractère d’être du Dasein humain lui-même, il ne l’obtient point en examinant en théoricien de la science l’objet de la considération historique : « Que l’ensemble du donné psycho-physique ne soit pas [être = être-sous-la-main de la nature, N.d.A.] mais vive, voilà le point germinal de l’historialité. Et une auto-méditation orientée non pas sur un Moi abstrait, mais sur la plénitude de mon Soi-même me découvrira historiquement déterminé tout comme la physique me connaît cosmiquement déterminé. Comme je suis nature, je suis histoire… » (p. 71). Et Yorck, qui a scruté toutes les « déterminations » inauthentiques « de rapports » et tous les relativismes « privés de sol » n’hésite pas à tirer de son aperçu dans l’historialité du Dasein la conséquence [Abfolge] ultime : « Mais d’un autre côté, étant donnée l’historialité interne de la conscience [Gewissen] de soi, une systématique coupée de la science historique [402] est méthodiquement inadéquate. De même que la physiologie ne peut faire abstraction de la physique, de même la philosophie – spécialement si elle est critique – ne peut faire abstraction de l’historialité… Le comportement personnel et l’historialité sont comme la respiration et le bol d’air, et, cela paraîtrait-il à quelque degré paradoxal, la non-historialisation du philosopher m’apparaît, au point de vue méthodique, comme un résidu métaphysique » (p. 69). « C’est parce que philosopher, c’est vivre, c’est pour cette raison – ne vous effrayez pas – qu’il y a à mon avis une philosophie de l’histoire – qui pourrait l’écrire ! -, non certes au sens où on l’a jusqu’à maintenant envisagée et tentée – ce contre quoi vous vous êtes irréfutablement déclaré. Le questionnement jusqu’ici de mise était faux, et même impossible, mais il n’est pas le seul. C’est pourquoi, en outre, il n’est pas de philosopher réel qui ne soit historique. La séparation entre philosophie systématique et exposition historique est essentiellement incorrecte » (p. 251). « Du reste, le pouvoir-devenir-pratique est le fondement juridique authentique de toute science. Mais la praxis mathématique n’est pas la seule. La visée pratique de notre point de vue est la visée pédagogique, au sens le plus large et profond du mot. Elle est l’âme de toute vraie philosophie et la vérité de Platon et d’Aristote » (p. 42 sq.). « Vous savez ce que je pense de la possibilité d’une éthique comme science. Néanmoins, il est toujours possible de faire mieux. À qui, en vérité, de tels livres s’adressent-ils ? Ce sont des registres sur des registres ! Seule chose à remarquer : la tendance de la physique à aller en direction de l’éthique » (p. 73). « Si l’on comprend la philosophie comme une manifestation de la vie, et non comme l’expectoration d’une pensée sans sol, apparaissant privée de sol parce que le regard est détourné du sol de la conscience [Gewissen], alors la tâche est simple dans son résultat, si compliqué et pénible qu’en soit l’obtention. La liberté à l’égard des préjugés est la présupposition, et celle-ci, déjà, n’est pas facile à conquérir » (p. 250). EtreTemps77