DASEIN (hors ET)

L’oeuvre-temple, en se dressant là, porte le peuple à la conjonction de son monde. En même temps, il laisse la terre se lever comme le fond natal sur lequel son Dasein repose (Hw. 32). OOA1935: II

Plus proprement des oeuvres édifiées, sculptées, parlées se tiennent là en soi, et plus immédiatement elles sont le milieu du Dasein d’un peuple. Elles rassemblent toutes choses autour de soi et les libèrent en même temps à l’apérité de leur essence. OOA1935: II

Surgissant en soi, l’oeuvre ouvre un monde et le tient dans la demeurance. L’oeuvre installe un monde. Mais qu’est-ce que c’est que cela, un monde ? À propos de l’exemple du temple de Zeus, nous l’avons déjà suggéré, et maintenant encore le concept ne peut en être qu’indiqué. Pour le dire de manière préventive : le monde n’est pas le simple rassemblement de choses sous la main dénombrables ou innombrables. Mais le monde n’est pas non plus un cadre simplement imaginé, ajouté en représentation à la somme de l’étant sous la main. Le monde règne. Il est plus étant que les choses captables et calculables parmi lesquelles, quotidiennement, nous nous croyons à demeure. Le monde, surtout, n’est jamais un objet qui se tient devant nous, mais le toujours inobjectif auquel nous sommes sujets. Le monde tient nos faits et gestes captivés dans un ajointement de renvois à partir desquels le signe de la grâce des dieux et la frappe de leur disgrâce se présente et – se réserve. Même cette réserve est une guise, pour le monde, de régner. Tandis qu’un monde s’ouvre, toutes choses reçoivent pour la première fois leur apparaître et leur disparaître, leur lointain et leur proximité, leur expansion et leur resserrement. Là où sont prises, là où sont élaborées et abandonnées, là où sont questionnées et manquées les décisions sachantes et savantes fondamentales de notre Dasein, là est un monde. La pierre n’a pas de monde ; et pas d’avantage la plante, ni même l’animal : celui-ci a seulement la pression voilée d’un environnement où il s’insère (Hw. 33-34). OOA1935: II

Le monde : la jointure qui étreint notre Dasein – et conformément à la consigne de laquelle s’ajointe tout ce qui est en-joint quant à notre destin, et qui par conséquent doit nécessairement être décidé par nous. Le savoir du monde – de cette in-jonction qui fait-signe – précède toute connaissance des choses. OOA1935: II

Dans le projet poétique, en effet, ce n’est pas simplement cet “autrement qu’autrement” qui est ouvert, mais l’être-ouvert – qui est toujours tel pour un Là – qui est pré-jeté au Là, ou à celui qui est le Là. Et c’est seulement par une telle pré-jection que le Dasein devient avenant, c’est-à-dire historial. Le projet poétique est ad-jeté au Dasein. Le Dasein lui-même n’est jamais une généralité, mais à chaque fois celui-ci et quelque chose d’unique. Un peuple est toujours déjà jeté dans son Là. De cet être-jeté, Hölderlin, le poète, nous dit : “Et tout comme les petits de l’aigle, leur père les jette lui-même hors du nid, afin qu’ils se cherchent une proie dans la campagne, de même, en souriant, les dieux nous poussent en avant.” Voix du peuple, 1re version, éd. Hellingrath, tome IV, p. 140, ou 2e version, p.143 (Hw. 59) OOA1935: II

Si cependant un tel défi projetant est véritablement poésie, alors ce qui nous est jeté par lui ne saurait être une quelconque intimidation. Le projet véritablement poétique est bien plutôt l’ouverture de cela en quoi le Dasein comme historial est déjà jeté. Et cela, c’est la terre, et, pour un peuple, c’est toujours sa terre, le fond se refermant où il repose avec tout ce que – encore retiré à lui-même – il est déjà. Aussi bien, cette donation comprise dans le projet doit-elle être re-puisée dans le fond refermé, et proprement re-posée sur celui-ci. C’est ainsi que le fondement, en tant que portant, est pour la première fois fondé et re-pris dans l’ouvert du Dasein. Si la poésie est fondation, ce n’est pas seulement au sens de la libre dispensation, mais en même temps au sens de ce fonder qui re-pose le fondement. Le projet porte cet “autrement qu’autrement” à l’ouvert ; mais, au fond, il ne s’agit de rien d’étranger, mais seulement de la propriété la plus propre, bien que jusqu’ici demeurée en retrait, du Dasein historial (Hw. 62). OOA1935: II

Si le projet poétique vient du rien, c’est dans la mesure précise où il n’emprunte point son offrande à l’habituel, au traditionnel ; cependant, il ne provient en aucun cas de rien dans la mesure où ce qui est ad-jeté par lui n’est autre que la destination, tenue en dépôt, du Dasein historial (Hw. 62). OOA1935: II

L’art porte la vérité au provenir tandis qu’il met fondativement en oeuvre une manifesteté du Dasein. OOA1935: II

Partout où l’art commence, partout un choc s’imprime à l’histoire, qui pour la première fois commence, ou re-commence ; mais “histoire” ne signifie point ici : la séquence d’événements quelconques, si importants qu’ils soient, mais : l’em-portement du Dasein d’un peuple dans ce qui lui est dévolu comme re-portement dans ce qui lui est co-offert (Hw. 63-64). OOA1935: II

Mais qu’est-ce enfin que cela : commencer ? Réponse : faire le saut dans l’origine. Celle-ci n’est pas constituée par là, mais l’advenir de la vérité est enduré dans le fonder poétique. Or telle est l’essence du créer : capturer dans le projet en le supportant, soutenir le litige qui se lève dans l’oeuvre, in-sister dans le domaine insolite de la vérité nouvelle, faire le saut dans un milieu du Da-sein qui ne se détermine que dans le saut lui-même. Le créer ne se produit que dans la solitude d’une unicité singulière. Par elle, la vérité du Dasein historial d’un peuple est décidée. OOA1935: II

L’on ne saurait se dérober à cette phrase, c’est-à-dire à tout ce qui s’abrite derrière elle, en objectant par exemple à Hegel la constatation suivante : depuis le temps de son Esthétique, qui fut professé pour la dernière fois au semestre d’hiver 1828-1829, nous n’en avons pas moins vu éclore plus d’une oeuvre d’art de grande valeur. Car cette possibilité, Hegel lui-même est le dernier à l’avoir niée. Mais la question demeure : l’art est-il encore une guise essentielle et nécessaire en laquelle provient la vérité décisive pour notre Dasein historial, ou bien n’est-il plus cela ? Et s’il ne l’est plus, est-ce par exemple parce qu’il ne peut plus l’être ? (Hw. 66-67). OOA1935: II

Cette décision spirituelle ne peut être que préparée dans un long travail. Ce n’est point la rectitude ou la fausseté d’une théorie esthétique qui est ici en cause ; est au contraire soumise à décision cette question : savons-nous ce que l’art et l’oeuvre d’art peuvent et doivent être dans notre Dasein historial : un saut originel, et alors un sur-saut – ou bien un simple accompagnement, et ainsi un simple ajout après coup (Hw. 65). OOA1935: II