La primauté ontico-ontologique qui a été attribuée au Dasein pourrait favoriser l’opinion selon laquelle cet étant devrait aussi et nécessairement être la donnée ontico-ontologiquement première, non pas simplement au sens d’une saisissabilité « immédiate » de l’étant lui-même, mais également du point de vue d’une prédonation tout aussi « immédiate » de son mode d’être. Certes, ontiquement, le Dasein n’est pas seulement proche, ou même le plus proche – mais nous le sommes même nous-mêmes. Néanmoins, ou plutôt pour cette raison même, il est ontologiquement le plus lointain. Sans doute il appartient à son être le plus propre d’avoir de cet être une compréhension, et de se tenir toujours déjà dans une certaine explicitation de son être. Toutefois, cela ne revient nullement à dire que cette explicitation préontologique prochaine de son être propre puisse être prise pour fil conducteur adéquat, comme si cette compréhension d’être devait nécessairement jaillir d’une méditation thématiquement ontologique sur sa constitution d’être la plus propre. Bien plutôt le Dasein a-t-il, conformément au mode d’être qui lui appartient, la tendance à comprendre son être propre à partir de l’étant par rapport auquel il se rapporte essentiellement de façon constante et immédiate – à partir du « monde ». Dans le Dasein lui-même, donc dans sa propre [16] compréhension d’être, il y a ce que nous mettrons en lumière comme réflection ontologique de la compréhension du monde sur l’explicitation du Dasein. EtreTemps5
Dès le début (§1), il a été montré que la question du sens de l’être non seulement n’est pas réglée, non seulement n’est pas posée de façon satisfaisante, mais encore que, malgré tout l’intérêt porté à la « métaphysique », elle est tombée dans l’oubli. L’ontologie grecque et son histoire qui, à travers diverses filiations et déviations, détermine aujourd’hui encore la [22] conceptualité de la philosophie, est la preuve que le Dasein comprend lui-même et l’être en général à partir du « monde », et que l’ontologie ainsi née bute sur la tradition qui la fait sombrer dans l’évidence et la ravale au rang d’un matériau qui n’attendrait plus que d’être retravaillé (ainsi en va-t-il pour Hegel). Cette ontologie grecque déracinée devient au Moyen Âge un capital doctrinal fixe. Mais cette systématique est tout autre chose que l’assemblage de fragments transmis en un édifice : même à l’intérieur des limites d’une reprise dogmatique des conceptions fondamentales des Grecs sur l’être, une telle systématisation n’en inclut pas moins bien des acquisitions encore incomprises. Sous cette empreinte scolastique, c’est encore pour l’essentiel l’ontologie grecque qui, via les Disputationes metaphysicae de Suarez, passe dans la « métaphysique » et la philosophie transcendantale des temps modernes et détermine les fondations et les buts de la Logique de Hegel. Mais comme au cours de cette histoire, ce sont des régions d’être déterminées et privilégiées qui sont prises en vue, et même qui guident primairement la problématique (l’ego cogito de Descartes, le Moi, la raison, l’esprit, la personne), ces régions, conformément à l’omission complète de la question de l’être, demeurent non questionnées quant à l’être et à la structure de leur être. Bien plutôt le fonds catégorial de l’ontologie traditionnelle, au prix des formalisations correspondantes et de restrictions purement négatives, est-il transposé à cet étant, à moins que la dialectique ne soit appelée à l’aide en vue d’une interprétation ontologique de la substantialité du sujet. EtreTemps6
Que Descartes soit « dépendant » de la scolastique médiévale et utilise sa terminologie, tout connaisseur du Moyen Âge peut s’en apercevoir. Néanmoins, rien n’est philosophiquement gagné avec cette « découverte » aussi longtemps que demeure obscure la portée fondamentale de cette influence de l’ontologie médiévale sur la détermination – ou la non-détermination – ontologique de la res cogitans pour les temps à venir. Et cette portée ne peut être appréciée que si préalablement le sens et les limites de l’ontologie antique sont mises en évidence à partir d’une orientation sur la question de l’être. En d’autres termes, la destruction se voit confrontée à la tâche d’interpréter le sol de l’ontologie antique à la lumière de la problématique de l’être-temporal. Or il apparaît alors que l’explicitation antique de l’être de l’étant est orientée sur le « monde » ou la « nature » au sens le plus large et qu’en effet elle obtient la compréhension de l’être à partir du « temps ». La preuve extérieure – elle n’est bien sûr que cela – en est la détermination du sens de l’être comme parousia ou ousia, ce qui signifie ontologico-temporalement la « présence ». L’étant est saisi en son être comme « présence », c’est-à-dire qu’il est compris par rapport à un mode temporel déterminé, le « présent ». EtreTemps6
[52] Si facile qu’il soit de délimiter formellement la problématique ontologique par rapport à la recherche ontique, l’exécution, et avant tout le point de départ d’une analytique existentiale du Dasein ne vont pas sans difficultés. En effet, sa tâche inclut une exigence qui tourmente depuis longtemps la philosophie, sans qu’elle soit pourtant jamais parvenue à la satisfaire : l’élaboration de l’idée d’un « concept naturel du monde ». La richesse aujourd’hui disponible des connaissances concernant les cultures et les formes du Dasein les plus diverses et les plus éloignées paraît favorable à la réussite d’une telle entreprise. Pourtant, ce n’est là qu’une apparence, et cette abondance de connaissances risque en réalité de nous induire à méconnaître le véritable problème. De lui-même, un comparatisme ou un typologisme syncrétique ne peut prétendre apporter une authentique connaissance d’essence ; pas davantage qu’il ne suffit de maîtriser le divers en le classifiant pour acquérir une compréhension effective du matériel ainsi mis en ordre. Le vrai principe de l’ordre a sa teneur philosophique propre que la pratique ordonnatrice, bien loin de l’avoir découvert, a toujours déjà présupposée. Ainsi, pour mettre en ordre des conceptions du monde, est-il besoin de l’idée explicite du monde en général. Et s’il est vrai que le « monde » est lui-même un constituant du Dasein, alors l’élaboration conceptuelle du phénomène du monde exige un aperçu dans les structures fondamentales du Dasein. EtreTemps11L’expression complexe « être-au-monde [In-der-Welt-sein] » indique en sa formation même que c’est un phénomène unitaire qui est visé par là. Cette donnée primaire doit être aperçue en son tout. L’indissolubilité en parcelles subsistantes n’exclut point une pluralité de moments structurels constitutifs de cette constitution. Le phénomène indiqué par cette expression autorise en fait une triple perspective. Il est permis, tout en maintenant d’emblée la totalité du phénomène, d’y dégager : 1. Le « au-monde » : par rapport à ce moment, s’impose la tâche de s’enquérir de la structure ontologique du « monde » et de déterminer l’idée de la mondanéité [Weltlichkeit] comme telle (chapitre III de la présente section). 2. L’étant qui est selon la guise de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. S’enquérir de lui, c’est s’enquérir de ce que nous interpellons dans la question « qui ? » Une mise en lumière phénoménologique doit permettre de déterminer qui est sur le mode de la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre du Dasein (chapitre IV). 3. L’être-à… comme tel ; la constitution ontologique de l’inhérence doit être mise en évidence (chapitre V). Toute mise en relief de l’un de ces moments constitutifs ne peut aller sans celle des autres, autrement dit : sans un aperçu, à chaque fois, sur le tout du phénomène. Si cependant l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] est une constitution a priori nécessaire du Dasein, il s’en faut de beaucoup qu’elle suffise à déterminer pleinement son être [NT: Telle quelle, cette phrase intermédiaire demeure ici assez obscure ; elle anticipe sur le §28 [EtreTemps28], où elle recevra son explication.]. Avant d’engager l’analyse thématique particulière des trois phénomènes à l’instant distingués, il convient donc, afin de lui procurer une orientation, de caractériser le dernier moment constitutif cité. EtreTemps12
L’« être-auprès » du monde en tant qu’existential ne peut en aucun cas signifier de chose survenantes. Un « être-à-côté » d’un étant nommé Dasein et d’un autre étant nommé « monde », cela n’existe pas. D’ailleurs, nous avons coutume d’exprimer parfois l’être-ensemble de deux choses sous-la-main en disant : « La table est “auprès” de la porte », « la chaise “touche” le mur ». Mais de « contact », il ne saurait ici être question en toute rigueur, non seulement parce qu’un examen plus attentif finit toujours par constater l’existence d’un espace intermédiaire entre la chaise et le mur, mais plutôt parce que la chaise ne peut fondamentalement pas toucher le mur, quand bien même l’espace intermédiaire en question s’annulerait. Pour cela, en effet, il faudrait que le mur puisse faire encontre [begegnen] « à » la chaise. Un étant ne peut toucher un étant sous-la-main à l’intérieur du monde que s’il a nativement le mode d’être de l’être-à… – que si, avec son Da-sein, lui est déjà découvert quelque chose comme un monde à partir duquel de l’étant puisse se manifester dans le contact, pour ainsi devenir accessible en son être-sous-la-main. Deux étants qui sont sous-la-main à l’intérieur du monde et, qui plus est, sont en eux-mêmes sans-monde ne sauraient se « toucher », aucun des deux ne peut « être auprès de » l’autre. Notre ajout : « et qui de surcroît sont sans-monde » ne doit pas être omis, puisque même un étant qui n’est pas sans-monde – par exemple le Dasein lui-même – est sous-la-main « dans » le monde, plus exactement peut être appréhendé avec un certain droit et dans certaines limites comme seulement sous-la-main. Ce qui exige de faire totalement abstraction de, ou ne pas apercevoir du tout la constitution existentiale de l’être-à… Néanmoins, il n’est pas question de confondre cette appréhension possible du « Dasein » comme étant, ou n’étant plus que sous-la-main, avec certain mode d’« être-sous-la-main » propre au Dasein. Ce mode, en effet, n’est plus accessible à qui fait abstraction des structures spécifiques du Dasein, mais au contraire seulement à qui les comprend d’emblée. Le Dasein [56] comprend son être le plus propre au sens d’un certain « être-sous-la-main factuel » (NA: Cf. infra, §29 [EtreTemps29], p. [134-140]). Et pourtant la « factualité » du fait du Dasein propre est ontologiquement sans commune mesure avec la survenance factuelle d’une espèce minérale. La factualité propre au fait du Dasein, ce mode en lequel tout Dasein est à chaque fois, nous l’appelons sa facticité. La structure compliquée de cette déterminité [Bestimmtheit] d’être ne peut elle-même être saisie comme problème qu’à la lumière d’une élaboration préalable des constituants existentiaux fondamentaux du Dasein. Le concept de facticité inclut ceci : l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] d’un étant « intramondain », mais d’un étant capable de se comprendre comme lié en son « destin » à l’être de l’étant qui lui fait encontre à l’intérieur de son propre monde. EtreTemps12
L’être-à…, on l’a dit, n’est point une « qualité » que le Dasein possède à tel moment ou ne possède pas à tel autre, sans laquelle il pourrait être aussi bien qu’avec elle. L’homme n’« est » pas, en ayant encore et de surcroît un rapport d’être au « monde », que de temps en temps il exercerait. Le Dasein n’est jamais « d’abord » un étant pour ainsi dire « libre-d’être-à… », qui aurait occasionnellement envie d’assumer une « relation » au monde. Assumer de telles relations au monde n’est possible que parce que le Dasein est comme être-au-monde [In-der-Welt-sein] ce qu’il est. Cette constitution d’être ne prend pas naissance du simple fait qu’en dehors de l’être qui a le caractère du Dasein est sous-la-main un autre type d’étant qui se rencontrerait avec lui. « Se rencontrer avec » le Dasein, cet autre étant ne le peut que pour autant qu’il peut en général se montrer à partir de lui-même à l’intérieur d’un monde. EtreTemps12
Le propos souvent cité aujourd’hui : « l’homme a son environnement » ne peut rien signifier ontologiquement tant que cet « avoir » reste indéterminé. L’« avoir » est fondé en sa possibilité dans la constitution existentiale de l’être-à… C’est en étant essentiellement en cette [58] guise que le Dasein peut découvrir expressément l’étant qui lui fait encontre sur le mode du monde ambiant, le connaître, en disposer, avoir le « monde ». Le propos ontiquement trivial : « avoir un environnement » pose un problème ontologique. Le résoudre ne réclame rien d’autre que de déterminer d’abord l’être du Dasein de manière ontologiquement satisfaisante. Que la biologie – surtout à nouveau depuis K. E. v. Baer fasse usage de cette constitution d’être, cela n’autorise pas à taxer son usage philosophique de « biologisme ». Car la biologie, en tant que science positive, n’est pas capable elle non plus de découvrir et de déterminer cette structure – elle est obligée de la présupposer et d’en faire constamment usage. Toutefois, la structure en question ne peut être elle-même explicitée philosophiquement en tant qu’a priori de l’objet thématique de la biologie que si elle est préalablement comprise comme structure du Dasein. C’est seulement en s’orientant sur la structure ontologique ainsi conçue qu’il est possible, par voie privative, de délimiter aprioriquement la constitution d’être de la « vie ». Aussi bien ontiquement qu’ontologiquement, c’est à l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] comme préoccupation [Besorgen] que revient la primauté. Cette structure reçoit de l’analytique du Dasein son interprétation fondamentale. EtreTemps12
Dans le Dasein lui-même, au Dasein lui-même cette constitution d’être est toujours déjà en quelque manière « bien connue ». Or à partir du moment où elle doit être effectivement [59] connue, la connaissance expresse – en tant que connaissance du monde – se prend justement elle-même pour relation exemplaire de l’« âme » au monde [NT: Phrase « lourde » dans l’original, et en même temps trop expressive pour qu’on ait cru devoir la « refaire ». Heidegger parle du phénomène de la « connaissance du monde » presque comme d’une personne qui se fait passer pour ou « pose à » (sich nehmen zu… ) – en l’occurrence au « modèle » de tout être-au-monde [In-der-Welt-sein] possible. Comme c’est ici – comme toujours – de la modalité propre du phénomène qu’il s’agit, il est impossible d’affaiblir ce genre d’énoncés dans un sens métaphorique, et, par conséquent, de les traduire de manière autre que littérale.]. La connaissance du monde (noein) ou l’advocation et la discussion du « monde » (logos) fonctionne par conséquent comme le mode primaire de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] sans que celui-ci soit conçu comme tel. Or comme cette structure d’être demeure ontologiquement inaccessible, mais qu’elle est expérimentée ontiquement comme « relation » entre un étant (monde) et un autre étant (âme), comme enfin l’être est de prime abord compris grâce au point d’appui ontologique de l’étant en tant qu’intramondain, l’on tentera de concevoir cette relation entre les étants cités sur la base de ces étants et conformément au sens de leur être, bref comme être-sous-la-main. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein], bien qu’expérimenté et connu préphénoménologiquement, est rendu invisible par une interprétation ontologiquement inadéquate. On ne connaît plus maintenant cette constitution d’être – non sans la considérer comme quelque chose d’« évident » – que sous l’empreinte à elle imposée par l’interprétation inadéquate. Dès lors, elle deviendra ensuite le point de départ « évident » pour les problèmes de théorie de la connaissance ou de « métaphysique de la connaissance ». Car quoi de plus « évident » qu’un tel rapport d’un « sujet » à un « objet », et inversement ? Ce « rapport sujet-objet » doit nécessairement être présupposé. Néanmoins il demeure une présupposition parfaitement fatale, bien que, ou parce qu’inattaquable en sa facticité tant que sa nécessité ontologique et avant tout son sens ontologique sont laissés dans l’ombre. EtreTemps12
C’est le moment structurel « monde » que, dans l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], il convient en premier lieu de manifester. L’exécution de cette tâche paraît facile et si triviale que l’on croit encore et toujours en être dispensé. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire : décrire « le monde » comme phénomène ? Faire voir ce qui se montre, en fait d’« étant », à l’intérieur du monde. Le premier pas sera donc une énumération de ce qu’il y a « dans » le monde : des maisons, des arbres, des hommes, des montagnes, des astres. Nous pouvons dépeindre l’« aspect » de cet étant et raconter ce qui survient en lui et avec lui. Cependant, tout cela reste à l’évidence une « affaire » pré-phénoménologique, qui ne peut prétendre à aucune pertinence phénoménologique. La description reste attachée à l’étant. Elle est ontique. Mais c’est l’être qui est cherché. Le « phénomène » au sens phénoménologique a été déterminé formellement comme ce qui se montre en tant qu’être et structure d’être. EtreTemps14
Décrire phénoménologiquement le « monde », cela signifiera par conséquent : mettre en lumière et fixer conceptuellement et catégorialement l’être de l’étant sous-la-main à l’intérieur du monde. L’étant à l’intérieur du monde, ce sont les choses, les choses naturelles et les choses « douées de valeur ». Leur choséité [Dinglichkeit] devient problème ; et comme la choséité [Dinglichkeit] des dernières s’édifie sur la choséité [Dinglichkeit] des premières, c’est l’être des choses naturelles, la nature comme telle, qui formera le thème principal. Le caractère d’être primordial des choses naturelles, des substances, est la substantialité. Qu’est-ce qui en constitue le sens ontologique ? Avec cette question, la recherche est engagée sur une voie claire et univoque. EtreTemps14
Et pourtant, est-ce là vraiment s’enquérir du « monde » de manière ontologique ? Ontologique, la problématique à l’instant caractérisée l’est sans aucun doute. Néanmoins, quand bien même elle réussirait à fournir l’explication la plus pure de l’être de la nature, en parfaite conformité aux propositions fondamentales qu’énonce la science mathématique de la nature sur ce type d’étant, cette ontologie ne saurait atteindre le phénomène du « monde ». Car la nature est elle-même un étant qui fait encontre à l’intérieur du monde et s’y laisse découvrir par différentes voies et à différents niveaux. EtreTemps14
Ni la description ontique de l’étant intramondain, ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant ne touchent, comme telles, au phénomène « monde ». Dans l’un et l’autre modes d’accès à l’« être objectif », le « monde » est déjà – et diversement – « présupposé ». EtreTemps14
N’est-il pas possible, enfin, de traiter le « monde » comme une détermination de l’étant cité ? Cet étant, nous le qualifions pourtant bien d’intramondain. Le « monde » serait-il même un caractère d’être du Dasein ? Et tout Dasein aurait-il alors « de prime abord » son monde ? Mais le « monde » ne devient-il pas ainsi quelque chose de « subjectif » ? Ou comment dans ces conditions peut-il y avoir encore ce monde « commun » « dans » lequel nous sommes pourtant bel et bien ? Et lorsque la question du « monde » est posée, quel monde est-il donc visé ? Réponse : Ni celui-ci, ni celui-là, mais la mondanéité [Weltlichkeit] du monde en général. Quel chemin suivre pour atteindre ce phénomène ? EtreTemps14
La « mondanéité [Weltlichkeit] » est un concept ontologique, qui désigne la structure d’un moment constitutif de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Or nous connaissons l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] comme une détermination existentiale du Dasein. La mondanéité [Weltlichkeit], par conséquent, est elle-même un existential. En nous enquérant ontologiquement du « monde », nous ne quittons donc en aucune manière le champ thématique de l’analytique du Dasein. Le « monde », au sens ontologique, n’est pas une détermination de l’étant que le Dasein n’est essentiellement pas, mais un caractère du Dasein lui-même. Ce qui n’exclut pas que le chemin de la recherche du phénomène du « monde » doive passer par l’étant intramondain et l’être de cet étant. La tâche d’une « description » phénoménologique du monde est si peu claire que sa seule détermination suffisante exige déjà des clarifications ontologiques essentielles. EtreTemps14
Les considérations précédentes aussi bien que l’emploi courant du mot « monde » témoignent avec éclat de sa plurivocité. Débrouiller cette multiplicité de sens peut être un bon moyen d’indiquer les divers phénomènes qui leur correspondent, ainsi que leurs connexions mutuelles : 1. « Monde » est employé comme concept ontique et signifie alors le tout de l’étant qui peut-être sous-la-main à l’intérieur du monde. 2. « Monde » fonctionne comme terme ontologique et signifie l’être de l’étant nommé sous 1. « Monde » peut alors très bien devenir le titre d’une région embrassant une multiplicité d’étants ; dans l’expression : le « monde » du mathématicien, par exemple, le [65] monde signifie la région des objets possibles de la mathématique. 3. « Monde » peut être encore une fois compris dans un sens ontique. Il ne désigne plus, à présent, l’étant que le Dasein n’est essentiellement pas et qui peut faire encontre [begegnen] de manière intramondaine, mais ce « où » un Dasein factice « vit » en tant que tel. Le monde a ici une signification existentielle préontologique, qui comporte à nouveau diverses possibilités, selon que le monde désigne le monde « public » du « nous » ou le monde ambiant « propre » et prochain (domestique). 4. « Monde », enfin, désigne le concept ontologico-existential de la mondanéité [Weltlichkeit]. La mondanéité [Weltlichkeit] est elle-même modifiable selon le tout structurel à chaque fois propre à des « mondes » particuliers, mais elle implique l’a priori de la mondanéité [Weltlichkeit] en général. Terminologiquement, nous prendrons ici le mot monde dans la troisième des significations citées. S’il est parfois employé selon la première de ces significations, celle-ci sera signalée à l’aide de guillemets. EtreTemps14
Le monde prochain du Dasein quotidien [alltäglich] est le monde ambiant. La recherche emprunte la voie qui conduit de ce caractère existential de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] médiocre à l’idée de la mondanéité [Weltlichkeit] en général. Nous cherchons la mondanéité [Weltlichkeit] du monde ambiant (la mondanéité [Weltlichkeit] ambiante) en passant par une interprétation ontologique de l’étant intérieur-au-monde-ambiant [Umwelt] [Umwelt] qui nous fait de prime abord encontre. L’expression « monde ambiant » évoque, par son deuxième élément, la spatialité. Et pourtant, ce caractère « environnant » constitutif du monde ambiant n’a point de sens primairement « spatial ». Bien plutôt le caractère spatial qui appartient incontestablement à un monde ambiant ne peut-il être éclairci qu’à partir de la structure de la mondanéité [Weltlichkeit]. C’est à sa lumière que la spatialité du Dasein, à laquelle on a déjà fait allusion au §12 [EtreTemps12], deviendra visible. Mais il se trouve que l’ontologie a déjà justement essayé d’interpréter à partir de la spatialité l’être du « monde » en tant que res extensa. La tendance la plus extrême à une telle ontologie du « monde » – corrélative d’une orientation sur la res cogitans, qui ne coïncide ni ontiquement ni ontologiquement avec le Dasein – se manifeste chez Descartes. L’analyse de la mondanéité [Weltlichkeit] ici tentée peut gagner en clarté en se démarquant de cette tendance. Elle s’accomplit en trois étapes : A. Analyse de la mondanéité [Weltlichkeit] ambiante et de la mondanéité [Weltlichkeit] en général. B. Illustration de l’analyse de la mondanéité [Weltlichkeit] par sa confrontation avec l’ontologie cartésienne du « monde ». C. L’ambiance du monde ambiant et la « spatialité » du Dasein. EtreTemps14
Dans l’ouverture et l’explication de l’être, l’étant est toujours pré-et co-thématique, tandis que c’est l’être qui constitue le thème proprement dit. Dans le champ de la présente analyse, est pris pour étant pré-thématique celui qui se montre dans la préoccupation [Besorgen] au sein du monde ambiant. Cet étant n’est alors nullement l’objet d’une connaissance théorique du « monde », il est ce dont on se sert, qu’on produit, etc. Faisant ainsi encontre, cet étant vient pré-thématiquement sous le regard d’un « connaître », qui, en tant que phénoménologique, considère primairement l’être, et ne co-thématise ce qui est à chaque fois étant qu’à partir de cette thématisation de l’être. Cet expliciter phénoménologique n’est donc pas une connaissance de propriétés étantes de l’étant, mais une détermination des structures de son être. Cependant, en tant que recherche de l’être, il devient un accomplissement autonome et exprès de la compréhension d’être qui appartient toujours déjà au Dasein et qui est « vivante » dans tout usage de l’étant. L’étant phénoménologiquement pré-thématique – donc ici l’étant utilisé, en train d’être produit, etc. – ne devient accessible qu’à condition de se transporter dans une telle préoccupation [Besorgen]. Et encore, cette expression « se transporter » est-elle à la rigueur trompeuse ; car nous n’avons même pas besoin de nous placer dans ce mode d’être de l’usage préoccupé. Le Dasein quotidien [alltäglich] est toujours déjà dans cette guise, par exemple : ouvrant la porte, je fais usage du loquet. L’obtention de l’accès phénoménologique à l’étant qui fait ainsi encontre consiste plutôt à refouler [abdrängen] les tendances explicitatives qui, accompagnant la « préoccupation [Besorgen] » et s’imposant à elle, ne cessent de recouvrir en général ce phénomène et du même coup, l’étant tel que de lui-même il fait encontre dans la préoccupation [Besorgen] et pour elle. Ce danger de méprise apparaîtra tout à fait clairement si nous engageons notre recherche par cette question explicite : quel est l’étant qui doit devenir pré-thème, qui doit être pris pour sol préphénoménal ? EtreTemps15
L’ouvrage produit ne renvoie pas seulement au pour… de son employabilité et à ce dont il est constitué : dans les conditions les plus simples de sa fabrication, il contient en même temps un renvoi à celui qui le portera et l’utilisera. L’ouvrage est taillé à sa mesure, il « est » [71] co-présent dans la naissance de l’ouvrage. Même dans la production en série, ce renvoi constitutif n’est nullement absent ; il est seulement indéterminé, il est dirigé vers n’importe qui, vers la moyenne. Dans l’ouvrage, par conséquent, ne vient pas seulement à notre rencontre de l’étant qui est à-portée-de-la-main, mais aussi de l’étant ayant le mode d’être du Dasein, pour qui le produit vient à-portée-de-la-main au sein de sa préoccupation [Besorgen] ; et du même coup fait encontre le monde où vivent les usagers – notre monde. L’ouvrage à chaque fois produit par la préoccupation [Besorgen] n’est pas seulement à-portée-de-la-main dans le monde domestique – celui de l’atelier, par exemple -, mais dans le monde public. Avec celui-ci est découverte et accessible à tous la nature du monde ambiant. Dans les voies, les routes, les points, les édifices, la nature est découverte d’une certaine manière grâce à la préoccupation [Besorgen]. Un quai de gare couvert témoigne du mauvais temps, les éclairages publics de l’obscurité, c’est-à-dire du change spécifique de la présence et de l’absence du jour – de la « position du soleil ». Dans les horloges, il est à chaque fois tenu compte d’une certaine constellation dans le système du monde. Lorsque nous regardons l’heure, nous faisons tacitement usage de la « position du soleil » d’après laquelle est établie la régulation astronomique officielle de la mesure du temps. Dans l’emploi de l’horloge, de cet étant tout d’abord à-portée-de-la-main sans s’imposer à l’attention, la nature du monde ambiant est conjointement à-portée-de-la-main. À chaque fois, la préoccupation [Besorgen] s’identifie à son monde d’ouvrage prochain, et il est essentiel à la fonction découvrante de cette identification que, suivant la modalité que celle-ci revêt à chaque fois, l’étant intramondain engagé dans le travail – c’est-à-dire dans les renvois qui le constituent – demeure découvrable selon divers degrés d’explicitation et conformément à la profondeur avec laquelle la circon-spection le pénètre. Le mode d’être de cet étant est l’être-à-portée-de-la-main. Celui-ci, toutefois, ne doit pas être compris comme un simple caractère d’appréhensibilité, comme si un « étant » rencontré de prime abord se chargeait après coup d’« aspects », ou comme si une matière du monde de prime abord sous-la-main recevait une « coloration subjective ». Une interprétation ainsi orientée perd de vue que, pour être exacte, il faudrait que l’étant fût d’abord entendu et découvert comme du pur sous-la-main qui, ensuite, devrait garder la primauté et le commandement au fur et à mesure que l’usage découvrirait et s’approprierait le « monde ». Mais pareille conception répugne déjà au sens ontologique du connaître qui, comme nous l’avons mis en évidence, est un mode fondé de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. C’est seulement en passant par l’étant à-portée-de-la-main dans l’usage et en le dépassant que le connaître peut aller jusqu’à dégager l’étant en tant que sans plus sous-la-main. L’être-à-portée-de-la-main est la détermination ontologico-catégoriale de l’étant tel qu’il est, « en soi ». Et pourtant, dira-t-on, de l’à-portée-de-la-main, il « n’y en a » que sur la base du sous-la-main. Mais s’ensuit-il – si l’on concède la thèse – que l’être-à-portée-de-la-main soit ontologiquement fondé dans l’être-sous-la-main ? EtreTemps15
[72] Mais même si une interprétation ontologique plus poussée réussissait à confirmer que l’être-à-portée-de-la-main est bien le mode d’être de l’étant tel qu’il se découvre de prime abord à l’intérieur du monde, même si elle parvenait à établir son originarité par rapport à l’être-sous-la-main, résulterait-il de telles explications le moindre gain pour la compréhension ontologique du phénomène du monde ? Le monde, nous l’avons toujours déjà « présupposé » au cours de notre interprétation de cet étant intramondain. Or un assemblage de cet étant ne saurait produire pour somme quelque chose comme le « monde ». Reste-t-il alors possible, en partant de l’être de cet étant, de trouver une voie conduisant à la mise en lumière du phénomène du monde ? [NA: Qu’il soit permis à l’auteur de remarquer qu’il a communiqué à plusieurs reprises dans ses cours, depuis le semestre d’hiver 1919-1920, l’analyse du monde ambiant et, en général, l’« herméneutique de la facticité ».] EtreTemps15Le comprendre – phénomène que nous aurons à analyser de plus près dans la suite (cf. §31 [EtreTemps31]) – tient les rapports indiqués dans une ouverture préalable. Dans le séjour familier au sein du monde ambiant, il se pro-pose ces rapports comme ce dans quoi son renvoyer se meut. Le comprendre se laisse lui-même renvoyer dans et par ces rapports. Le caractère de rapport de ces rapports du renvoyer, nous le saisissons comme signifier. Dans la familiarité avec ses rapports, le Dasein se « signifie » à lui-même, il se donne originairement son être et son pouvoir-être à comprendre du point de vue de son être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Le en-vue-de signifie (NT: Le verbe signifier étant ici à prendre au sens actif) un pour…, celui-ci un pour-quoi, celui-ci encore un « de » du laisser-retourner, celui-ci enfin un « avec » de la tournure [Bewandtnis]. Ces rapports sont soudés entre eux en une totalité originaire – ils ne sont ce qu’ils sont que comme ce signifier où le Dasein se donne préalablement à lui-même son être-au-monde [In-der-Welt-sein] à comprendre. La totalité de rapports de ce signifier, nous la nommons la significativité [Bedeutsamkeit]. Elle est ce qui constitue la structure du monde – de ce où le Dasein comme tel est à chaque fois déjà. Le Dasein est, en sa familiarité avec la significativité [Bedeutsamkeit], la condition ontique de possibilité de la découvrabilité de l’étant qui fait encontre dans un monde sur le mode d’être de la tournure [Bewandtnis] (être-à-portée-de-la-main) et peur ainsi s’annoncer en son être-en-soi. Le Dasein est, en tant que tel, toujours celui-ci ou celui-là ; avec son être est toujours déjà essentiellement découvert un contexte d’étant à-portée-de-la-main – le Dasein, pour autant qu’il est, s’est à chaque fois déjà assigné à un « monde » qui lui fasse encontre, à son être appartient essentiellement cette assignation. EtreTemps18
Notre recherche ne parviendra que progressivement à s’assurer du concept de mondanéité [Weltlichkeit] et des structures incluses dans ce phénomène. Or comme l’interprétation [NA: Scil. son interprétation traditionnelle, plus précisément « réflective ».] du monde prend tout d’abord son départ dans un étant intramondain, pour ensuite perdre complètement de vue le phénomène du monde, essayons de clarifier ontologiquement ce point de départ en considérant le développement le plus extrême, peut-être, auquel il ait jamais conduit. Notre propos ne sera point simplement de donner un bref exposé des traits fondamentaux de l’ontologie cartésienne du « monde », mais de nous enquérir de ses présuppositions, et de tenter de caractériser celles-ci à la lumière de nos résultats antérieurs. Cette élucidation doit permettre de découvrir sur quels « fondements » ontologiques radicalement non-critiques se meuvent les interprétations du monde postérieures à Descartes, ainsi du reste que celles qui le précèdent. EtreTemps18
Descartes aperçoit la détermination ontologique fondamentale du monde dans l’extensio. Dans la mesure où l’extension co-constitue la spatialité, ou même, aux yeux de Descartes, se confond avec elle, et où cependant la spatialité demeure en un certain sens constitutive du monde, l’élucidation de l’ontologie cartésienne du « monde » nous offre en même temps un point d’appui négatif pour l’explication positive de la spatialité du monde ambiant et du Dasein lui-même. Nous traiterons, à propos de l’ontologie cartésienne, des trois points suivants : 1. La détermination du « monde » comme res extensa (§19 [EtreTemps19]). 2. Les fondements de cette détermination ontologique (§20 [EtreTemps20]). 3. La discussion herméneutique de l’ontologie cartésienne du « monde » (§21 [EtreTemps21]). Leur légitimation complète, toutefois, les considérations qui suivent ne pourront la recevoir que de la destruction phénoménologique du cogito sum (cf. IIème partie, section 2). EtreTemps18
La détermination ontologique de la res corporea exige l’explication de la substance, c’est-à-dire de la substantialité de cet étant en tant que substance. Qu’est-ce qui constitue l’être-en-lui-même propre de la res corporea ? Comment une substance est-elle comme telle saisissable, autrement dit comment sa substantialité l’est-elle ? « Et quidem ex quolibet attributo substantia cognoscitur ; sed una tamen est cujusque substantiae praecipua proprietas, quae ipsius naturam essentiamque constituit, et ad quam aliae omnes referuntur » [NA: Principia, I, 53, A.-T., t. VIII, p. 25; NT: (« Certes la substance est connaissable par un attribut quelconque ; toutefois, chaque substance à une propriété principale qui constitue sa nature ou essence, et à laquelle toutes les autres sont relatives. » Sur ces citations de Descartes, v. le Handbuch, p. 458-459.)]. Les substances sont accessibles dans leurs « attributs », et toute substance a une propriété insigne où devient déchiffrable l’essence de la substantialité d’une substance déterminée. Quelle sera cette propriété dans le cas de la res corporea ? « Nempe extensio in longum, latum et profundum, substantiae corporeae naturam constituit » [NA: Ibid.]: « l’extension en longueur, largeur et profondeur constitue l’être véritable de la substance corporelle » que nous appelons « monde ». Or qu’est-ce qui confère à l’extensio un tel privilège ? « Nam omne aliud quod corpori tribui potest, extensionem praesupponit » [NA: Ibid.; NT: (« Car tout ce qui peut être attribué d’autre à un corps présuppose l’extension. »)]. L’extension est cette constitution d’être de l’étant en question, qui doit « être » avant toutes les autres déterminations d’être afin que celles-ci puissent « être » ce qu’elles sont. L’extension doit pouvoir être primairement « assignée » à la chose corporelle. Et c’est pourquoi la preuve de l’extension et de la substantialité du « monde » caractérisée par elle s’accomplira en montrant comment toutes les autres déterminité [Bestimmtheit]s de cette substance, avant tout la divisio, la figura, le motus, ne peuvent être conçues que comme des modi de l’extensio, alors qu’inversement l’extensio demeure intelligible sine figura vel motu. EtreTemps19
§20 [EtreTemps20]-. Les fondements de la détermination ontologique du « monde ». EtreTemps20
L’idée de l’être à laquelle reconduit cette caractérisation ontologique de la res extensa est la substantialité. « Per substantiam nihil aliud intelligere possumus, quam rem quae ita existit, ut nulla alla te indigeat ad existendum » : « par substance, nous ne pouvons rien comprendre d’autre qu’un étant qui est ainsi que, pour être, il n’a besoin d’aucun autre étant » (NA: Id., I, 51, p. 24.]). L’être d’une « substance » est caractérisé par une absence de besoin. Ce qui, en son être, n’a absolument aucun besoin d’un autre étant, cela satisfait au sens propre à l’idée de substance – cet étant est l’ens perfectissimum. « Substantia quae nulla plane re indigeat, unica tantum potest intelligi, nempe Deus » (NA: Ibid. NT: [« La substance qui n’a absolument pas besoin d’une autre chose ne peut être conçue que comme unique, et c’est Dieu. »]). « Dieu » est ici un titre strictement ontologique, lorsqu’il est compris comme ens perfectissimum. En même temps, ce qui est co-visé de manière « évidente » avec le concept de Dieu rend possible une explicitation ontologique du moment constitutif de la substantialité, l’autarcie. « Alias vero omnes (res), non nisi ope concursus Dei existere percipimus » (NA: Ibid. NT: [« Pour toutes les autres choses, nous nous représentons qu’elles ne peuvent exister que grâce au concours de Dieu. »]). Tout étant qui n’est pas Dieu a besoin d’être produit au sens le plus large du terme, et d’être conservé. La production comme être sous-la-main (ou l’absence du besoin d’être produit), voilà ce qui constitue l’horizon au sein duquel l’« être » est compris. Tout étant qui n’est pas Dieu est ens creatum. Entre l’un et l’autre type d’étant existe une différence « infinie » d’être, et pourtant nous appelons le créé aussi bien que le créateur des étants. Nous employons donc le mot « être » dans une extension telle que son sens embrasse une différence « infinie ». Ainsi pouvons-nous même nommer avec un certain droit l’étant créé une substance. Relativement à Dieu, cet étant est sans doute en besoin de production et de conservation, mais à l’intérieur de la région de l’étant créé, du « monde » au sens de l’ens creatum, il y a de l’étant qui, relativement à une création ou une conservation créaturelles, à celles de l’homme par exemple, « n’a pas besoin d’un autre étant ». Des substances de cette sorte sont au nombre de deux : la res cogitans et la res extensa. EtreTemps20
Ainsi les bases ontologiques de la détermination du « monde » comme res extensa sont devenues claires : elles consistent dans l’idée non seulement non-clarifiée, mais encore déclarée non-clarifiable en son sens d’être, de la substantialité, exposée moyennant le détour par la propriété substantielle prééminente de chaque substance. D’autre part, la détermination de la substance par un étant substantiel nous livre également la raison de l’équivoque du terme. C’est la substantialité qui est visée, et pourtant elle est conquise à partir d’une constitution étante de la substance. L’ontique étant substitué à l’ontologique, l’expression substantia fonctionne tantôt au sens ontologique, tantôt au sens ontique, mais le plus souvent dans un sens ontico-ontologique confus. Mais ce qui s’abrite derrière cette imperceptible différence de signification, c’est l’impuissance à maîtriser le problème fondamental de l’être. Son élaboration exige de se mettre convenablement « sur la trace » des équivoques ; qui fait cette tentative ne « s’occupe » pas « de simples significations verbales », mais doit se risquer, [95] pour clarifier de telles « nuances », dans la problématique la plus originaire des « choses mêmes ». EtreTemps20
§21 [EtreTemps21]-. La discussion herméneutique de l’ontologie cartésienne du « monde ». EtreTemps21
La question critique suivante s’élève : est-ce que cette ontologie du « monde » s’enquiert vraiment du phénomène du monde, et, sinon, détermine-t-elle à tout le moins un étant intramondain au point que sa mondialité [Weltmässigkeit] puisse y être rendue visible ? Dans les deux cas, la réponse doit être négative. L’étant que Descartes s’efforce de saisir en son fond ontologique grâce à l’extensio n’est au contraire découvrable que moyennant le passage par un étant intramondain de prime abord à-portée-de-la-main. Cependant, quand bien même il en serait ainsi, quand bien même la caractérisation ontologique de cet étant intramondain déterminé (la nature) – aussi bien l’idée de substantialité que le sens du existit et du ad existendum inclus dans sa définition – conduirait dans l’obscurité, la possibilité ne subsiste-t-elle point de poser et de promouvoir d’une certaine manière le problème ontologique du monde à l’aide d’une ontologie qui se fonde sur la scission radicale de Dieu, du Moi et du « monde » ? Réponse : que même cette possibilité ne subsiste point, c’est là justement ce qui exige de montrer expressément que Descartes n’en est même pas à se tromper dans la détermination ontologique du monde, mais que son interprétation et les fondements sur lesquels elle repose ont conduit à passer par-dessus le phénomène du monde aussi bien que par-dessus l’être de l’étant intramondain de prime abord à-portée-de-la-main. EtreTemps21
En exposant le problème de la mondanéité [Weltlichkeit] (§14 [EtreTemps14]), nous avons insisté sur l’importance de la conquête d’un accès adéquat à ce phénomène. Notre élucidation critique du point de départ cartésien aura par conséquent à poser la question suivante : quel mode d’être du Dasein Descartes fixe-t-il comme la voie d’accès adéquate à l’étant à l’être duquel (extensio) il identifie l’être du « monde » ? Réponse : l’accès unique et authentique à cet étant est le connaître, l’intellectio, celle-ci étant prise au sens de la connaissance mathématico-physique. La connaissance mathématique vaut comme ce mode de saisie de l’étant qui peut toujours être assuré d’une possession certaine de l’étant saisi en elle. Ce qui a un mode d’être tel qu’il satisfasse à l’être qui est accessible dans la connaissance mathématique est au sens propre. Cet étant est ce qui est toujours ce qu’il est ; c’est pourquoi ce qui constitue l’être proprement dit [96] de l’étant expérimenté dans le monde est ce dont on peut montrer qu’il a le caractère de la demeurance constante – le remanens capax mutationum. N’est proprement que ce qui constamment subsiste. C’est la mathématique qui connaît un tel étant. Ce qui est accessible par elle dans l’étant constitue l’être de cet étant. Ainsi, c’est à partir d’une idée déterminée de l’être, celle qui est enveloppée dans le concept de substantialité, et à partir de l’idée d’une connaissance qui connaît ce qui est ainsi que son être est pour ainsi dire dicté au « monde ». Bien loin de se laisser prédonner par l’étant intramondain le mode d’être de cet étant, Descartes prescrit au contraire au monde son être « véritable » sur la base d’une idée de l’être (être = être-sous-la-main constant) qui n’est pas plus légitimée en son droit que dévoilée en son origine. Ce n’est donc pas primairement l’invocation d’une science spécialement appréciée pour des raisons contingentes, la mathématique, qui détermine l’ontologie du monde, mais bien plutôt l’orientation fondamentalement ontologique sur l’être comme être-sous-la-main constant, à la saisie duquel la connaissance mathématique satisfait en un sens privilégié. Ainsi Descartes accomplit-il philosophiquement et expressément le déplacement [NT: Littéralement : une « commutation » (Umschaltung), terme qui exprimerait aussi bien (il n’est cependant guère usuel) cet extraordinaire « changement dans la continuité » qui caractérise la position historiale unique de Descartes.] de l’influence de l’ontologie traditionnelle vers la physique mathématique moderne et ses fondements transcendantaux. EtreTemps21
Mais, lorsque c’est un débat fondamental qui s’engage, celui-ci ne peut s’en tenir à de simples thèses doxographiquement saisissables, il doit bien plutôt s’orienter sur la tendance essentielle de la problématique, même si celle-ci n’a pas dépassé une présentation vulgaire. Que Descartes non seulement ait voulu, grâce aux concepts de res cogitans et de res extensa, poser le problème du « Moi » et du « monde », mais encore qu’il ait prétendu lui apporter une solution radicale, c’est ce dont ses Méditations (surtout la première et la sixième) témoignent clairement. Les élucidations précédentes auront montré que son orientation, dépourvue de la moindre critique positive, sur l’ontologie traditionnelle, aura interdit à Descartes la libération d’une problématique ontologique du Dasein et l’aura nécessairement rendu aveugle au phénomène du monde, l’ontologie du « monde » se réduisant alors à l’ontologie d’un étant intramondain déterminé. EtreTemps21
Pourtant, répliquera-t-on, même si en effet le problème du monde ainsi que l’être de l’étant qui fait de prime abord encontre dans le monde ambiant lui demeurent recouverts, Descartes n’en a pas moins posé les fondements de la caractérisation ontologique de l’étant intramondain qui fonde en son être tout autre étant, à savoir la nature matérielle. C’est sur celle-ci, considérée comme la couche fondamentale, que s’édifient les autres couches de la réalité intramondaine ; c’est dans la chose étendue comme telle que se fondent tout d’abord les déterminité [Bestimmtheit]s ; qui certes se manifestent comme qualités, mais n’en sont pas moins « au fond » des modifications quantitatives des modes de l’extensio. Puis, sur ces qualités encore [99] réductibles, s’appuient ensuite les qualités spécifiques comme « beau », « laid », « adéquat », « inadéquat », « convenable », « non convenable » ; ces qualités, si on les envisage selon une orientation primaire sur la choséité [Dinglichkeit], doivent être saisies comme des prédicats axiologiques non quantifiables, qui confèrent à la chose d’abord seulement matérielle le caractère d’un objet de valeur. Avec cette stratification, la réflexion accède même à l’étant que nous avions caractérisé ontologiquement comme l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main. Il semble bien, par conséquent, que l’analyse cartésienne du « monde » procure des fondations solides à la structure de l’étant de prime abord à-portée-de-la-main, et qu’elle requière tout au plus que l’on complète – comme il est aisé de le faire – la chose naturelle en chose d’usage au plein sens du terme. EtreTemps21
Et pourtant, même abstraction faite du problème spécifique du monde, peut-on espérer accéder ontologiquement par cette voie à l’être de l’étant qui fait de prime abord encontre dans le monde ambiant ? En se référant à la choséité [Dinglichkeit] matérielle, n’a-t-on pas déjà posé tacitement un sens de l’être – l’être-sous-la-main chosique constant – auquel l’équipement après coup de l’étant à l’aide de prédicats axiologiques apportera ensuite si peu un complément ontologique que ces caractères de valeur, au contraire, ne demeurent eux-mêmes que des déterminité [Bestimmtheit]s ontiques d’un étant qui a le mode d’être de la chose ? L’ajout de prédicats axiologiques n’est pas le moins du monde capable de nous apporter de nouvelle révélation sur l’être des « biens », s’il est vrai qu’il ne fait que présupposer à nouveau pour eux le mode d’être du pur être-sous-la-main. Des valeurs sont des déterminité [Bestimmtheit]s sous-la-main d’une chose. Elles ne tiennent finalement leur origine ontologique que de la position préalable de la réalité chosique comme couche fondamentale. Or l’expérience préphénoménologique nous montre déjà dans l’étant prétendument chosique quelque chose que la choséité [Dinglichkeit] ne parvient pas à rendre pleinement compréhensible. L’être chosique, par conséquent, a besoin d’un complément. Que signifie donc ontologiquement l’être des valeurs, ou leur « validité » que Lotze interprétait comme un mode d’« affirmation » ? Que signifie ontologiquement cette « adhérence » des valeurs aux choses ? Tant que ces déterminations demeurent dans l’obscurité, la reconstruction de la chose d’usage à partir de la chose naturelle ne peut apparaître que comme une opération ontologiquement discutable, indépendamment même de l’inversion fondamentale de la problématique qu’elle représente. Car cette reconstruction de la chose d’usage que l’on a d’abord « dépouillée » n’a-t-elle pas toujours déjà besoin du regard préalable, positif sur le phénomène dont la totalité doit être reproduite dans la reconstruction ? Car si la constitution d’être la plus propre de celui-ci n’est pas d’abord adéquatement explicitée, alors la reconstruction ne reconstruit-elle point sans le moindre plan ? Dans la mesure où cette reconstruction et ce « complément » de l’ontologie traditionnelle du « monde » atteint pour résultat ce même étant dont était partie notre analyse [100] antérieure de l’être-à-portée-de-la-main de l’outil [Zeug] et de la totalité de tournure [Bewandtnis], elle crée l’illusion que l’être de cet étant serait en effet éclairci, ou tout au moins pris comme problème. Mais aussi peu Descartes, grâce à l’extensio comme proprietas, touche à l’être de la substance, tout aussi peu le recours à des propriétés « axiologiques » est capable de porter seulement sous le regard l’être comme être-à-portée-de-la-main, et encore moins de faire de lui un thème proprement ontologique. EtreTemps21
Mais, si nous nous rappelons que la spatialité co-constitue manifestement l’étant intramondain, alors un « sauvetage » de l’analyse cartésienne du « monde » devient en fin de compte possible. En dégageant radicalement l’extensio comme praesuppositum de toute déterminité [Bestimmtheit] de la res corporea Descartes a préparé la compréhension d’un a priori dont Kant devait ensuite approfondir le contenu. Dans certaines limites, l’analyse de l’extensio demeure indépendante de l’omission d’une interprétation expresse de l’être de l’étant étendu. La position de l’extensio comme déterminité [Bestimmtheit] fondamentale du « monde » a son droit phénoménal, quand bien même un simple recours à elle ne saurait suffire à rendre ontologiquement compréhensible ni la spatialité du monde, ni la spatialité de prime abord découverte de l’étant rencontré dans le monde ambiant, ni, encore moins, la spatialité du Dasein lui-même. EtreTemps21
De prime abord et le plus souvent, l’é-loignement [Entfernung] est un approchement circon-spect : il amène à la proximité en ce sens qu’il procure, qu’il prépare, qu’il a « à main ». Toutefois, certaines modalités déterminées de découverte purement cognitive de l’étant ont également le caractère de l’approchement. Il y a dans le Dasein une tendance essentielle à la proximité. Tous les modes d’accroissement de la vitesse auxquels nous sommes aujourd’hui plus ou moins contraints de participer visent au dépassement de l’être-éloigné. Avec la « radiodiffusion », par exemple, le Dasein accomplit un é-loignement [Entfernung] du « monde » encore malaisé à dominer du regard quant à son sens existential ; cet é-loignement [Entfernung] revêt la forme d’une extension du monde ambiant quotidien [alltäglich]. EtreTemps23
En tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein], le Dasein a à chaque fois déjà découvert un « monde ». Cette découverte fondée dans la mondanéité [Weltlichkeit] du monde a été caractérisée comme libération de l’étant vers une totalité de tournure [Bewandtnis]. Ce laisser-retourner qui libère s’accomplit sur le mode du se-renvoyer circon-spect, lequel se fonde dans une compréhension préalable de la significativité [Bedeutsamkeit]. Or, comme on l’a montré désormais, l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] circon-spect est spatial, et c’est seulement parce que le Dasein est spatial selon la guise de l’é-loignement [Entfernung] et de l’orientation que l’à-portée-de-la-main intramondain peut faire encontre [begegnen] en sa spatialité. La libération d’une totalité de tournure [Bewandtnis] est cooriginairement le laisser-retourner é-loignant-orientant d’une contrée, autrement dit la libération de la destination spatiale de l’à-portée-de-la-main. La significativité [Bedeutsamkeit] avec laquelle le Dasein est familier comme être-à préoccupé implique conjointement l’ouverture essentielle de l’espace. EtreTemps24
La découverte non-circon-specte, mais sans plus avisante de l’espace, neutralise les contrées du monde ambiant en pures dimensions. Les places et la totalité de places – orientée de manière circon-specte – de l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main sombrent en une multiplicité d’emplacements pour des choses quelconques mises ensemble. La spatialité de l’à-portée-de-la-main intramondain perd, tout comme celui-ci même, son caractère de tournure [Bewandtnis]. Le monde est dépossédé de son caractère spécifiquement ambiant, le monde ambiant devient monde naturel. Le « monde » comme totalité à-portée-de-la-main d’outils est spatialisé en simple système de choses étendues sans plus sous-la-main. L’espace naturel homogène se montre uniquement à un mode de découverte de l’étant rencontrable qui présente le caractère d’une dé-mondanéisation spécifique de la mondialité [Weltmässigkeit] de l’à-portée-de-la-main. EtreTemps24
N’est-il pas, cependant, contraire à toutes les règles d’une saine méthode de refuser de donner pour point de départ à une problématique les données évidentes de son domaine thématique ? Et que peut-il y avoir de plus indubitable que la donation du Moi ? Plus encore, cette donnée première ne prescrit-elle pas d’elle-même à toute tentative de l’élaborer originairement de faire avant tout abstraction de tout le reste du « donné », non seulement d’un « monde » existant, mais encore de l’être d’autres « Moi » ? Nous répondons : il est bien possible en effet que ce que donne ce mode de donation, à savoir l’accueil pur et simple, formel, réflexif du « Moi », soit évident ; et il est non moins vrai qu’une telle aperception ouvre l’accès à une problématique phénoménologique spécifique qui, sous le titre de « phénoménologie formelle de la conscience [Gewissen] », possède sa signification architectonique fondamentale. EtreTemps25
Notre « description » du monde ambiant prochain, par exemple du monde d’ouvrage de l’artisan, a montré [NT: Supra, §15 [EtreTemps15], p. [70-71].], que les autres à qui l’ouvrage est destiné « font encontre avec » l’outil [Zeug] [NT: C’est-à-dire l’ouvrage lui-même] qui est sur le métier. Dans le mode d’être de cet à-portée-de-la-main, c’est-à-dire dans sa tournure [Bewandtnis], est impliqué un renvoi essentiel à des porteurs possibles, « à la mesure desquels » il doit être taillé. Tout de même, dans le matériau employé, celui qui l’a produit ou « livré » fait [118] encontre comme quelqu’un qui « sert » bien ou mal. Par exemple, le champ le long duquel nous marchons « dehors » se montre comme appartenant à tel ou tel, comme ordinairement entretenu par lui ; le livre que nous utilisons a été acheté chez… ou offert par…, etc. Le bateau à l’ancre sur le rivage renvoie en son être-en-soi à un familier qui s’en sert pour ses excursions – mais même en tant que « bateau inconnu » il manifeste autrui. Ces autres qui nous font ainsi « encontre » dans le contexte d’outils à-portée-de-la-main, intérieur au monde ambiant ne sont point par exemple ajoutés par la pensée à une chose de prime abord sans plus sous-la-main, mais ces « choses » font encontre à partir du monde où elles sont à-portée-de-la-main pour les autres, lequel monde, d’emblée, est toujours aussi déjà le mien. Dans notre analyse antérieure, l’orbe de l’étant rencontré de manière intramondaine a d’abord été restreint à l’outil [Zeug] à-portée-de-la-main ou à la nature sous-la-main, c’est-à-dire à un étant ne présentant pas le caractère du Dasein. Cette restriction n’était pas seulement nécessaire afin de simplifier l’explication mais avant tout parce que le mode d’être du Dasein des autres tel qu’il est rencontré de manière intramondaine se distingue de l’être-à-portée-de-la-main et de l’être-sous-la-main. Le monde du Dasein libère par conséquent de l’étant qui n’est pas seulement en général différent de l’outil [Zeug] et des choses, mais qui, de par son mode d’être propre, est lui-même en tant que DASEIN « dans » le monde – où il fait en même temps encontre de manière intramondaine – selon la guise de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Cet étant n’est ni-sous-la-main ni à-portée-de-la-main, mais comme est le Dasein même qui le libère – lui aussi est Là et Là-avec. Si l’on voulait identifier en général le monde avec l’étant intramondain, l’on serait forcé de dire que le « monde » est aussi Dasein. EtreTemps26
Le Soi-même du Dasein quotidien [alltäglich] est le On [das Man]-même, que nous distinguons du Soi-même authentique, c’est-à-dire proprement saisi. En tant que On-même, chaque Dasein est dispersé dans le On [das Man], et il doit commencer par se retrouver. Cette dispersion caractérise le « sujet » de ce mode d’être que nous connaissons sous le nom d’identification préoccupée avec le monde de prime abord rencontré. Mais que le Dasein soit familier de lui-même comme On-même, cela signifie en même temps que le On [das Man] pré-dessine l’explicitation prochaine du monde et de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Le On-même, en-vue-de quoi le Dasein est quotidienne [alltäglich]ment, articule le complexe de renvois de la significativité [Bedeutsamkeit]. Le monde du Dasein libère l’étant qui fait encontre vers une totalité de tournure [Bewandtnis] qui est familière au On, et cela dans les limites qui sont fixées avec la médiocrité du On. De prime abord, le Dasein factice est dans le monde commun [Mitwelt] médiocrement découvert. De prime abord, « je » ne « suis » pas au sens du Soi-même propre, mais je suis les autres selon la guise du On. C’est à partir de celui-ci et comme celui-ci que, de prime abord, je suis « donné » à moi-même ». Le Dasein est de prime abord On et le plus souvent il demeure tel. Lorsque le Dasein découvre et s’approche proprement le monde, lorsqu’il s’ouvre à lui-même son être authentique, alors cette découverte du « monde » et cette ouverture du Dasein s’accomplit toujours en tant qu’évacuation des recouvrements et des obscurcissements, et que rupture des dissimulations par lesquelles le Dasein se verrouille l’accès à lui-même. EtreTemps27
Le Dasein quotidien [alltäglich] puise l’explicitation préontologique de son être dans le mode d’être [130] prochain du On. De prime abord, l’interprétation ontologique suit cette tendance explicitative, elle comprend le Dasein à partir du monde et le trouve comme un étant intramondain. Plus encore : l’ontologie « prochaine » va jusqu’à se laisser donner par le « monde » le sens de l’être par rapport auquel ces « sujets » étants sont compris. Mais comme le phénomène du monde passe lui-même inaperçu dans cette identification au monde, c’est le sous-la-main intramondain, ce sont les choses qui prennent sa place. L’être de l’étant qui est-Là-avec est conçu comme être-sous-la-main. Ainsi la mise en lumière du phénomène positif de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] quotidien [alltäglich] prochain ouvre-t-elle un aperçu sur la racine de l’omission de cette constitution d’être par l’interprétation ontologique. C’est elle-même qui, en son mode d’être quotidien [alltäglich], se manque et se recouvre de prime abord. EtreTemps27
[132] Dans quelle direction devons-nous alors tourner nos regards pour caractériser phénoménalement l’être-à comme tel ? Pour répondre à cette question, nous n’aurons qu’à nous rappeler la donnée fondamentale que nous avions confiée au regard phénoménologique lors de notre première indication du phénomène : l’être-à par opposition à l’intériorité sous-la-main d’un étant sous-la-main « dans » un autre ; l’être-à considéré non pas comme une propriété d’un sujet sous-la-main, produite ou même simplement suscitée par l’être-sous-la-main du « monde », mais bien plutôt comme un mode d’être essentiel de cet étant lui-même. Mais, dira-t-on, qu’est-ce d’autre qui se présente avec ce phénomène sinon le commercium sous-la-main entre un sujet sous-la-main et u