«Ho tektôn est le pro-ducteur, celui qui institue et impose quelque chose, qui amène quelque chose dans le non-voilé et le pose dans l’ouvert. Cette production qui institue, c’est l’homme qui l’accomplit, par exemple en construisant, en taillant, en sculptant. Dans le mot "architecte" se trouve ho tektôn. D’un architecte — arché d’un tekeîn — quelque chose émane à la façon d’un projet et demeure guidé par lui, par exemple la production d’un temple (GA55 201). »
Une autre façon de conduire la déconstruction de la notion cinétique d’arché est de localiser son antonyme, telos : dans quelle région de phénomènes parle-t-on de fins à réaliser?
Comme le montre le texte cité ci-dessus en exergue, arché et techné (ou le verbe correspondant, tekeîn) vont de pair. Le telos, la fin comme achèvement d’un processus, ne guide d’abord ni les rapports avec autrui, ni ceux avec une oeuvre d’art — à moins que ce ne soit justement dans la production de celle-ci. Le caractère «technique» de la problématique de l’arché est ici encore patent : le telos est ce que l’architecte perçoit avant même de se mettre au travail et qui le guide tout au long de la construction. Le fabricant possède la techné, le savoir-faire, s’il ne perd pas de vue l’idée initialement perçue et s’il sait comment y conformer le matériau sous la main. La notion de techné est ainsi une «notion de connaissance » [1] : elle indique qu’on sait rendre une fin, vue d’avance, présente dans le produit. On réalise des fins avec du maniable. N’importe quoi, bien sûr, peut devenir maniable. Et n’importe quoi l’est peut-être de fait devenu, en raison de l’accent exclusif place sur la fabrication depuis les débuts de la métaphysique occidentale. Cependant, la notion de telos, comme celle d’arché, n’a son site de compétence que dans la région de la mainmise. La connaissance «technique» est celle qui se fixe, qui met la main, sur un eidos. Par le couple arché et telos, la « pro-duction » cesse définitivement de signifier « adduction dans l’ouvert » et coïncide désormais avec la «fabrication», avec l’adduction eidétique.
« L’eidos doit par avance être en vue, et cet aspect préalablement perçu — eidos proaireton — est la fin, telos, en laquelle la techné s’y connaît. » [2] Quand le produit est «fini», il sera visible, posé devant le regard qui d’abord s’était déjà posé sur l’idée. Ainsi la fin du devenir est d’une certaine façon son commencement : le marbre ne deviendra temple que si au départ l’architecte a saisi l’apparence, la figure, à lui conférer. Quand l’artefact se présentera «en sa fin» (entelecheia), quand il sera pleinement mis «en oeuvre» (energeia), l’eidos sera arrivée à la présence constante.
A partir de là, le devenir est compris par Aristote comme l’adduction par laquelle l’eidos est amené à se rendre entièrement et durablement visible. Dire d’une chose qu’elle est en devenir, c’est dire qu’elle est en route vers la présence constante. Ce pour quoi ou en vue de quoi (hoû héneka) le devenir s’accomplit est l’oeuvre : « La fin est l’oeuvre » [3]. La fin du travail d’architecte est l’édifice complété. Aussi Aristote dit-il que l’oeuvre, la fin de la fabrication, est meilleure que l’activité par laquelle elle a été amenée à être. Le bien, ici, est le produit, non la production. Engager une chose à devenir, c’est l’engager à exposer en permanence ce qu’elle est en elle-même, son eidos. Cette disponibilité visible de l’eidos est le bien vers lequel tend le faire humain sous ses nombreuses figures. Quand elle est parvenue à la permanence visible, la chose a pris pleinement possession de son eidos. «Voilà pourquoi le mot energeia est dit à partir de l’oeuvre et se rapporte à la pleine possession de la fin (entelecheia). » [4] Quand le produit a son «aspect final », il est une oeuvre, il se tient fermement et constamment dans sa fin.
Ainsi se comprend l’étrange identification de l’arche et du telos chez Aristote : « Tout ce qui vient à être se meut vers une arche, c’est-à-dire son telos — en effet, ce en vue de quoi une chose est, c’est son arché, et la genèse est en vue du telos. » [5] Considéré en lui-même, le mouvement ne possède pas encore sa fin. Il est a-telès, « il apparaît comme une sorte de mise en oeuvre, mais qui n’a pas encore atteint sa fin » [6]. Comme l’eros platonicien, donc, le devenir est fils de pauvreté et d’invention : il est pauvre de sa fin, et il invente l’energeia pour y parvenir. Mais si la tin n’était pas déjà donnée au départ comme hoû héneka («ce pour quoi»), il n’y aurait pas de devenir du tout.
Le langage dans lequel Aristote traite de la fin dans la Métaphysique prête, il faut le dire, à confusion dans la mesure où energeia désigne tantôt l’entéléchie [7], tantôt l’acheminement vers l’entéléchie. Cette ambiguïté est levée dans l’Ethique à Nicomaque par la distinction entre poiesis et praxis [8]. Dans la poiesis, le faire, la mise en oeuvre précède l’oeuvre comme la construction précède l’édifice. Mais dans la praxis, l’agir, la mise en oeuvre est elle-même la fin. Il y a donc deux sortes de tele : « certains sont des activités (energeiai), d’autres sont des oeuvres (erga), séparées des activités qui les ont produites » [9]. Les premiers résident dans l’agent lui-même, et alors l’energeia est «autarcique», tandis que les seconds sont en dehors du fabricant, et l’energeia reste incomplète. Mais bien qu’Aristote considère l’agir supérieur au faire [10], le vocabulaire de fin ainsi que le mot, par lui forgé, d’energeia montrent qu’ici encore le schème paradigmatique de la compréhension de l’arché et du telos est la production. La notion d’arché s’avère ainsi généralement cinétique et plus spécifiquement technique. Le primat de la production apparaît clairement dans les textes où la distinction entre la fin extrinsèque de la fabrication et la fin intrinsèque de l’action n’est pas encore tirée [11]. La vue qui se pose sur l’eidos à produire est « dominée » par le telos tant que celui-ci reste inachevé, tant qu’il est en avant, à poursuivre. Dans les fins de l’action, en revanche, — une fois que, dans l’Ethique à Nicomaque, elles sont distinguées de celles de la fabrication — l’élément de domination n’est plus du tout décisif. La fin de l’agir lui est immanente [12]. La découverte que le telos «règne», «commande», et par là exerce la fonction d’arché — la découverte de la téléocratie — est faite à propos de la substance sensible : il règne sur l’energeia en tant que mise en oeuvre. Que les magistrats, rois et tyrans soient nommés sous la même rubrique que les arts architectoniques ne peut confondre qu’un esprit moderne. Pour Aristote , la domination politique n’est qu’un cas de cette domination gui apparaît «surtout» [13] dans le savoir-faire de l’architecte. Le schéma teléocratique s’applique à l’action seulement dans la mesure où celle-ci est encore vue comme un devenir : les magistrats «meuvent» la cité parce qu’ils sont eux-mêmes «mus» par l’idée qui en est la fin. On voit pourquoi l’architecture reste l’art paradigmatique : en elle s’observe le plus clairement l’anticipation de la fin par laquelle Aristote comprend l’origine. Le fini est l’achevé, et l’achèvement comme processus est régi par la fin «prévue», par l’aspect fini du produit. Voilà comment l’arché domine : en anticipant le telos. La fabrication est le cas kat’ exochén où l’anticipation de la fin règne sur le devenir. Le noyau de la philosophie occidentale est ainsi une métaphysique de la manufacture, du manu facere, qui trace les déplacements de l’idée : d’abord dans la vision du manufacturier, puis imprimée dans le matériau disponible, et s’offrant à la vue de tous, enfin, dans le produit fini. Comme origine, le telos «ne met pas fin à la chose, mais à partir de lui elle commence au contraire comme ce qu’elle sera après la fabrication » [14].
Or, avant que l’origine ne soit conçue par Aristote comme ce qui commence et commande la production, que celle-ci soit humaine ou naturelle, l’origine ne semble pas avoir été comprise comme sise dans la région phénoménologique du maniable. Le fragment d’Anaximandre cité plus haut parle de genesis, naissance, et de phthora, déclin. Si en ces mots Anaximandre a parlé de la physis, ce n’est pas páur comparer la naissance et la corruption des choses animées au processus de manufacture. Et si Anaximandre a pensé l’origine quand il parlait des événements de naissance et de déclin dans la « nature», ce n’était pas sur le modèle de la causalité. Ayant échappé à la scolarité obligatoire du Grundbuch de la philosophie occidentale, le schème déterminant de sa pensée n’a pu être « archéologique », mais seulement «an-archique». Comparée a celle d’Aristote , la compréhension présocratique de l’origine est anarchique au sens où elle ne fixe pas conceptuellement un eidos à partir duquel les étants sensibles prennent leur commencement et sont régis, mais considère plutôt leur simple venue à la présence. «Venue» ou «commencement» (genesis) y si c’est en ces termes qu’il convient de comprendre l’origine, elle ne pourra plus être représentée comme arche des choses matérielles ; elle sera délogée du site des objets maniables ; et de ce fait, la notion de domination ou de commandement perdra sa place centrale en philosophie.
Le concept aristotélicien d’arché s’avère donc être aussi ambigu que celui de physis [15]. L’exemple de l’artisan est paradigmatique pour l’un et l’autre. Néanmoins, l’arché est loin d’être l’homme lui-même qui fabrique : elle est ce que l’homme ne doit jamais perdre de vue quand il fabrique. Par là cette notion inaugure ce qui sera l’humanisme métaphysique [16]. Ce n’est pas l’homme qui domine le devenir qu’est la fabrication, ou encore l’administration publique, mais l’idée. Un universel, donc, commence et commande chaque fois un processus concret dans le domaine de l’art, de la science, du devenir, et de l’être. L’arché n’est pas un étant, humain ou divin : en cela, je l’ai dit, Aristote reste fidèle à ses prédécesseurs. En effet, cette notion n’est pas non plus onto-théologique [17] : elle ne désigne pas un être suprême qui crée et gouverne le changement, mais le trait commun aux différents types de causes.
La métaphysique, dans ces conditions, est-elle la généralisation de schèmes de pensée appropriés seulement à une région de phénomènes, les artefacts ? Est-ce par une telle extrapolation indue qu’à la question : «Qu’est-ce que l’être?», Aristote répond finalement par une science de la composition de la substance sensible et des changements qui l’affectent? «Changer», «être en devenir» ou «en mouvement», c’est d’abord pour lui, être fabriqué. On comprend ainsi comment s’amorce le revers de l’histoire qui placera dans la position d’origine un constructeur, d’abord divin, puis humain. C’est la nouveauté du concept, sinon du mot, arché, chez Aristote qui prépare les doctrines onto-théologique et onto-anthropologique dans lesquelles l’origine devient le prédicat d’un étant.