Avec la résolution devançante, le Dasein a été rendu visible phénoménalement quant à son authenticité et totalité possibles. La situation herméneutique où nous nous trouvions auparavant 1, et qui demeurait insuffisante pour l’explicitation du sens d’être du souci, a obtenu maintenant l’originarité requise. Le Dasein est désormais porté originairement, c’est-[311] à-dire en son pouvoir-être-tout authentique, à la pré-acquisition ; la pré-vision directrice, l’idée d’existence, a reçu de la clarification du pouvoir-être le plus propre sa déterminité ; avec la structure d’être concrètement élaborée du Dasein, sa spécificité ontologique par rapport à tout étant sous-la-main est devenue si nette que l’anti-cipation de l’existentialité du Dasein possède une articulation suffisante pour guider avec sûreté l’élaboration conceptuelle des existentiaux.
Le chemin jusqu’ici suivi par l’analytique du Dasein est devenu une démonstration concrète de la thèse d’abord simplement suggérée 2, selon laquelle l’étant que nous sommes à chaque fois nous-mêmes est ontologiquement le plus lointain. La raison s’en trouve dans le souci lui-même. L’être échéant auprès de ce qui dans le « monde » s’offre à la plus proche préoccupation guide l’explicitation quotidienne du Dasein et recouvre ontiquement l’être authentique du Dasein, pour refuser ainsi à l’ontologie dirigée sur cet étant la base adéquate. De ce fait, le prédonation phénoménale originaire de cet étant est rien moins qu’« évidente », et cela quand bien même l’ontologie suit de prime abord la direction de l’explicitation quotidienne du Dasein. La libération de l’être originaire du Dasein doit bien plutôt être disputée à la tendance explicitative ontico-ontologique échéante.
Non seulement la mise en lumière des structures les plus élémentaires de l’être-au-monde, la délimitation du concept de monde, la clarification du qui prochain et médiocre de cet étant – le On-même -, l’interprétation du « Là », mais aussi et avant tout les analyses du souci, de la mort, de la conscience et de la dette montrent comment, dans le Dasein lui-même, l’entendement préoccupé s’est emparé du pouvoir-être et de son ouverture, en l’occurrence de sa fermeture.
Par suite, le mode d’être du Dasein requiert d’une interprétation ontologique qui s’est donné pour but l’originarité de la mise en lumière phénoménale qu’elle conquière l’être de cet étant contre sa propre tendance au recouvrement. Selon les prétentions, ou plus précisément selon la suffisance de l’« évidence » rassurée de l’explicitation quotidienne, l’analyse existentiale a donc constamment un caractère de violence, caractère qui, s’il marque de façon privilégiée l’ontologie du Dasein, ne s’en attache pas moins à toute interprétation dans la [312] mesure où la compréhension qui se configure en elle a la structure du projeter. Seulement, celui-ci n’exige-t-il pas un guidage et une régulation propre ? Où donc les projets ontologiques prendront-ils l’évidence de l’adéquation phénoménale de leur « données » ? L’interprétation ontologique projette un étant prédonné vers l’être qui lui est propre, afin de le porter au concept en sa structure. Mais où se trouvent les indicateurs de la direction du projet, pourtant nécessaires pour qu’elle atteigne en général l’être ? Où sont-ils, si l’étant qui devient thématique pour l’analytique existentiale va même jusqu’à retirer, dans sa guise d’être, l’être qui lui appartient ? Le traitement de ces questions devra d’abord se restreindre à la clarification – par elles exigée – de l’analytique du Dasein.
À l’être du Dasein appartient l’auto-explicitation. Dans la découverte circon-specte-préoccupée du « monde », la préoccupation est elle-même conjointement prise en vue. Facticement, le Dasein se comprend toujours déjà dans des possibilités existentielles déterminées, ces projets ne proviendraient-ils même que de l’entente du On. L’existence, expressément ou non, adéquatement ou non, est co-comprise d’une manière ou d’une autre. Tout comprendre ontique a ses « considérants », même si ceux-ci ne sont que pré-ontologiques, autrement dit même s’ils ne sont pas conçus de manière théorético-thématique. Toute question expresse de l’être du Dasein est déjà préparée par le mode d’être de celui-ci.
Certes, mais où faut-il aller chercher ce qui constitue l’existence « authentique » du Dasein ? Sans une compréhension existentielle, toute analyse de l’existentialité demeure bel et bien dépourvue de sol. N’y a-t-il pas, à la base de l’interprétation exposée de l’authenticité et de la totalité du Dasein, une conception ontique de l’existence, qui, en tout état de cause, ne saurait être obligatoire pour tout un chacun ? Jamais l’interprétation existentiale ne prétendra faire acte d’autorité sur des possibilités et des obligations existentielles – mais n’est-elle pas quand même tenue de se justifier quant aux possibilités existentielles qui lui servent à fournir à l’interprétation ontologique son sol ontique ? Si l’être du Dasein est essentiellement pouvoir-être et être-libre pour ses possibilités les plus propres, et s’il n’existe jamais que dans la liberté pour elles – ou dans la non-liberté vis-à-vis d’elles -, l’interprétation ontologique peut-elle faire autrement que de poser à son fondement des possibilités ontiques (des guises du pouvoir-être) et de projeter celles-ci vers leur possibilité ontologique ? Et s’il est vrai que le Dasein, le plus souvent, s’explicite à partir de sa perte dans la préoccupation pour le « monde », la détermination des possibilités ontico-existentielles conquise à contre-courant de cette tendance et l’analyse existentiale fondée sur cette détermination n’est-elle pas la seule [313] manière d’ouvrir cet étant qui lui soit adéquate ? La violence du projet ne devient-elle pas alors libération de la réalité phénoménale non-déguisée du Dasein ?
Même si la prédonation « violente » de possibilités de l’existence est méthodiquement requise, est-il possible de la soustraire à l’arbitraire ? Si l’analytique pose à son fondement, en tant que pouvoir-être existentiellement authentique, la résolution devançante à la possibilité de laquelle le Dasein con-voque lui-même, et con-voque même à partir du fond de son existence, cette possibilité est-elle donc quelconque ? La guise d’être conformément à laquelle le pouvoir-être du Dasein se rapporte à sa possibilité insigne, à la mort, est-elle fortuitement privilégiée ? L’être-au-monde a-t-il donc une instance plus haute de son pouvoir-être que sa mort ?
Mais d’autre part, même si le projet ontico-ontologique du Dasein vers son pouvoir-être-tout authentique n’a rien de quelconque, suffit-il déjà à justifier l’interprétation existentiale qui a pris ce phénomène pour base ? Où cette interprétation prend-elle son fil conducteur, sinon dans une idée « présupposée » de l’existence en général ? Comment les démarches de l’analyse de la quotidienneté inauthentique se réglaient-elles, sinon sur ce concept préalable de l’existence ? Et quand nous disons que le Dasein « échoit », et qu’il faut par conséquent lui disputer, contre cette tendance d’être, l’authenticité de son pouvoir-être, dans quelle perspective parlons-nous ? Tout n’est-il pas d’ores et déjà éclairé, quoique de manière crépusculaire, par la lumière de l’idée « présupposée » d’existence ? Mais d’où celle-ci tire-t-elle sa légitimité ? Le premier projet qui l’indiquait était-il dépourvu de tout guide ? Nullement.
L’indication formelle de l’idée d’existence était guidée par la compréhension d’être qui se trouve dans le Dasein lui-même. Car, même sans aucune transparence ontologique, une chose au moins se dévoile à nous : l’étant que nous appelons Dasein, je le suis à chaque fois moi-même, et cela en tant que pouvoir-être pour lequel il y va d’être cet étant. Le Dasein se comprend, même si c’est sans déterminité ontologique suffisante, comme être-au-monde. Tandis qu’il est ainsi, lui fait encontre de l’étant possédant le mode d’être de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main. Si éloignée que demeure encore d’un concept ontologique proprement dit la différence entre existence et réalité, et même si le Dasein comprend de prime abord l’existence comme réalité, il n’est pas seulement sous-la-main, mais, fût-ce en une quelconque explicitation mystique et magique, il s’est à chaque fois déjà compris : sans quoi il ne « vivrait » point dans un mythe, il ne se préoccuperait point, par le rite et le culte, de sa magie. L’idée d’existence que nous avons posée au départ de l’analyse est la pré-esquisse – existentiellement non obligeante – de la structure formelle de la compréhension du Dasein en général.
Et c’est sous la conduite de cette idée que s’est accomplie l’analyse préparatoire de la [314] quotidienneté prochaine jusqu’à la première délimitation conceptuelle du souci. Ce qui a rendu ce phénomène possible, c’était la saisie plus aiguë de l’existence et des rapports, à elle inhérents, à la facticité et à l’échéance. La délimitation de la structure du souci a fourni sa base à une première différenciation ontologique de l’existence et de la réalité 3. Ce qui nous conduit à cette thèse : la substance de l’homme est l’existence 4.
Cependant, même cette idée formelle et existentiellement non-obligeante de l’existence abrite bel et bien déjà en soi une « teneur » ontologique déterminée – quoique non encore dégagée -, laquelle « présuppose », tout comme l’idée de réalité délimitée par opposition à elle, une idée de l’être en général. C’est seulement dans son horizon que peut s’accomplir la distinction entre existence et réalité. Car l’une et l’autre désignent de l’être.
Est-ce à dire que l’idée ontologiquement clarifiée de l’être ne doive point être d’abord conquise grâce à l’élaboration de la compréhension d’être qui appartient au Dasein ? Mais celle-ci ne peut être originairement saisie que sur la base d’une interprétation originaire du Dasein au fil conducteur de l’idée d’existence. Ne devient-il pas en fin de compte tout à fait manifeste que le problème fondamental-ontologique que nous avons déployé se meut dans un « cercle » ?
Certes nous avions montré, dès notre analyse de la structure du comprendre en général, que ce qui est couramment blâmé sous le titre impropre de « cercle » appartient en réalité à l’essence et au privilège du comprendre lui-même 5. Néanmoins, la recherche se doit désormais, dans la perspective de la clarification de la situation herméneutique de la problématique fondamental-ontologique, d’en revenir explicitement à l’« argument du cercle » en effet, « l’objection du cercle » opposée à l’interprétation existentiale veut dire ceci : l’idée de l’existence et de l’être en général est « présupposée », et c’est « d’après » elle que le Dasein est interprété, afin d’obtenir par là l’idée de l’être. Seulement, que veut dire « présupposer » ? Est-ce qu’avec cette idée de l’existence une proposition de base est posée, à partir de laquelle nous déduirions, conformément aux règles formelles du raisonnement, d’autres propositions relatives à l’être du Dasein ? Ou bien ce pré-supposer n’a-t-il pas plutôt le caractère du projeter compréhensif, de telle sorte que l’interprétation qui configure ce [315] comprendre donne justement pour la première fois la parole à l’étant à expliciter lui-même, afin qu’il décide de lui-même s’il fournira, en tant que cet étant, la constitution d’être en direction de laquelle il fut ouvert, de manière formelle-indicative, dans le projet ? Un étant peut-il en général venir autrement à la parole quant à son être ? S’il est impossible d’« éviter », dans l’analytique existentiale, un « cercle » dans la preuve, c’est parce qu’elle ne prouve absolument pas d’après les règles de la « logique de la conséquence ». Ce que l’entendement, s’imaginant ainsi satisfaire à la suprême rigueur de la recherche scientifique, souhaite éliminer en évitant le « cercle », n’est rien moins que la structure fondamentale du souci. Originairement constitué par celui-ci, le Dasein est à chaque fois déjà en-avant-de-soi-même. Étant, il s’est à chaque fois déjà projeté vers des possibilités déterminées de son existence, et, dans de tels projets existentiels, il a déjà co-projeté préontologiquement quelque chose comme l’existence et l’être. Est-il alors possible de refuser ce projeter essentiel au Dasein à la recherche qui, étant comme toute recherche elle-même un mode d’être du Dasein ouvrant, cherche à configurer et à porter au concept la compréhension d’être qui appartient à l’existence ?
Cependant, l’« objection du cercle » n’en provient pas moins elle-même d’un mode d’être du Dasein. L’entente propre à l’identification préoccupée au On demeure quelque chose comme un projeter, et même un projeter ontologique – nécessairement déconcertant, puisqu’il se dresse « fondamentalement » contre lui. Qu’il soit « théorique » ou « pratique », tout ce dont l’entendement 6 se préoccupe, c’est de l’étant que la circon-spection peut dominer du regard. La caractéristique insigne de l’entendement consiste en ce qu’il croit n’expérimenter que l’étant « factuel », et pouvoir ainsi se dérober à un comprendre de l’être. Il méconnaît que de l’étant ne peut être « factuellement » expérimenté que lorsque son être est déjà compris, quoique non pas encore conçu. L’entendement mécomprend le comprendre, et c’est pourquoi il est forcé de faire passer pour « violence » ce qui se tient au-delà de la portée de sa compréhension, ainsi que le dépassement y conduisant.
Le discours sur le « cercle » de la compréhension n’est que l’expression d’une double méconnaissance : 1. Méconnaissance que le comprendre constitue lui-même un mode fondamental de l’être du Dasein. 2. Méconnaissance que cet être est constitué comme souci. Nier ce cercle, vouloir le masquer ou même le surmonter, cela signifie consolider définitivement cette méconnaissance. L’effort doit bien plutôt s’appliquer à sauter originairement et totalement dans ce « cercle » afin de s’assurer, dès l’amorçage de l’analyse du Dasein, d’un regard plein sur l’être circulaire du Dasein. En revanche, l’on ne « présuppose » pas trop, mais trop peu pour l’ontologie du Dasein lorsque l’on « part » d’un Moi sans monde, afin de lui procurer par après un objet et une relation ontologiquement [316] dépourvue de fondement à cet objet. Le regard porte trop court lorsque c’est « la vie » qui est prise pour problème, dût la mort, à l’occasion, être elle aussi prise ensuite en considération ; de même que l’objet thématique est découpé de manière artificiellement dogmatique lorsque l’on « commence » par se restreindre à un « sujet théorique » en se réservant ensuite de le compléter « du côté pratique » par une « éthique » surajoutée.
Voilà qui peut suffire pour clarifier le sens existential de la situation herméneutique d’une analytique originaire du Dasein. Grâce au dégagement de la résolution devançante, le Dasein a été porté à la pré-acquisition du point de vue de sa totalité authentique. L’authenticité du pouvoir-être-Soi-même procure la pré-vision sur l’existentialité originaire, et celle-ci assure la formation de la conceptualité existentiale adéquate.
En même temps, l’analyse de la résolution devançante nous a conduit vers le phénomène de la vérité originaire et authentique. Antérieurement, il avait été montré comment la compréhension de prime abord et le plus souvent régnante de l’être conçoit l’être au sens de l’être-sous-la-main et recouvre ainsi le phénomène originaire de la vérité 7. Or s’« il » n’« y a » de l’être que pour autant que la vérité « est », et si la compréhension de l’être se modifie à chaque fois selon la modalité de la vérité, alors il faut que la vérité originaire et authentique garantisse la compréhension de l’être du Dasein et de l’être en général. La « vérité » ontologique de l’analyse existentiale se configure sur le fondement de la vérité existentielle originaire. Celle-ci, néanmoins, n’a pas nécessairement besoin de celle-là. La vérité existentiale la plus originaire, fondamentale à laquelle aspire la problématique fondamental-ontologique – préparatoire à la question de l’être en général – est l’ouverture du sens d’être du souci. Pour libérer ce sens, il est besoin d’une pré-élaboration intégrale de la pleine réalité structurelle du souci.